Karine Tuil face à l’opacité humaine

Avec son nouveau roman La décision, Karine Tuil nous plonge dans le quotidien d’une juge antiterroriste. 2015, au lendemain de la vague d’attentats, Alma Revel doit se prononcer sur la possible remise en liberté d’un jeune homme suspecté d’être parti en Syrie dans le but de combattre aux côtés de l’Etat Islamique. Ce dernier, marié et jeune père de famille, jure s’y être rendu pour des raisons humanitaires. Face au doute, faut-il le libérer sous contrôle judiciaire au risque qu’il commette un attentat ou le garder en détention avec le danger d’un embrigadement jihadiste supplémentaire ? Une décision délicate auquel s’ajoute un dilemme plus intime, Alma entretient une liaison passionnelle avec Emmanuel, l’avocat du mis en cause. Dans un métier où chaque décision peut avoir un impact irréversible sur la sécurité du pays, a-t-on le droit de manquer d’objectivité ?

Karine Tuil
"J'ai rencontré des juges d'instruction antiterroristes, des avocats de jihadistes, un agent du renseignement, des présidents de cour d'assises qui m'ont permis de dessiner ce portrait", explique Karine Tuil. © Francesco Mantovani

Dans La décision, vous embrassez une nouvelle fois un sujet brûlant. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au quotidien de juges d’instruction antiterroristes ?
Depuis les attentats du 11 septembre, la thématique du terrorisme me hante. En 2007, j’avais assisté à deux grands procès pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. Dans la salle d’audience attenante, les journalistes de Charlie Hebdo étaient jugés pour leurs caricatures et devant cette même salle, des islamistes vociféraient à leur encontre. Lorsque l’attentat de Charlie Hebdo a eu lieu, je me suis dit que les choses étaient en germe depuis longtemps mais qu’on n’avait pas voulu les voir. On a beaucoup d’éléments sur les auteurs des attentats, sur les victimes, mais on ne sait rien des juges antiterroristes. Qui sont ces hommes et ces femmes de l’ombre qui dirigent les enquêtes, mènent les interrogatoires des mis en cause ? Dans la continuité de ce que j’avais fait pour Les Choses Humaines, je voulais explorer la face la plus sombre de l’humanité à travers le quotidien d’une juge confrontée à l’opacité humaine. 

Quel travail avez-vous entrepris pour rendre compte de ce milieu avec justesse ?
J’ai rencontré des juges d’instruction antiterroristes, des avocats de jihadistes, un agent du renseignement, des présidents de cour d’assises qui m’ont permis de dessiner ce portrait. Un tel sujet ne peut se contenter de l’imaginaire, il doit être au plus près d’une réalité quotidienne. Je voulais aborder la question des tensions, des menaces de mort, de la pression subie. Les gens n’ont pas conscience de ce qu’implique ce métier où l’on doit chaque jour prendre des mesures pouvant avoir un impact sur la sécurité de la Nation.

Vous parlez d’un métier qui demande un investissement sans limites, dans lequel une simple erreur de discernement peut engager des vies et dans lequel on engage également la sienne.
On ne choisit pas par hasard le pôle antiterroriste, les conditions de travail sont extrêmement difficiles. Il s’agit chez de très nombreux magistrats d’une forme de vocation, d’une volonté de servir son pays, de comprendre les enjeux géopolitiques du moment. Il faut avoir un certain goût pour ce contentieux. L’univers de l’antiterrorisme est très particulier, c’est un métier où on est exposé physiquement, intellectuellement, moralement. Au-delà de cela, j’avais très envie d’écrire un grand portrait de femme. À l’approche de la cinquantaine, Alma est une femme de pouvoir amenée à prendre des décisions capitales, je voulais montrer les répercussions que cela pouvait avoir sur sa vie privée. On ne peut pas sortir indemne d’une confrontation quotidienne avec la haine, la mort, la noirceur. 

Dans votre livre, vous mêlez deux processus d’écriture différents. Pourquoi ce choix ?
J’utilise la première personne du singulier afin que le lecteur soit dans la tête de la juge et ait l’impression de participer à sa prise de décisions, qu’il ressente ses doutes et ses angoisses. En même temps, j’intègre au récit des interrogatoires afin que le lecteur soit cette fois-ci observateur extérieur et découvre le point de vue de ce jeune homme revenu de Syrie. Son parcours, son enfance, ce qu’il en dit. Ce mélange de procédés crée du rythme et permet de se confronter au réel d’un interrogatoire mais aussi au réel du jihadisme avec toutes ses ambiguïtés et sa complexité. Abdeljalil Kacem affirme qu’il est allé en Syrie pour des raisons humanitaires, qu’il regrette d’être parti. Le rôle d’Alma est de décider si elle le libère sous contrôle judiciaire ou si elle le garde en détention. Kacem est un jeune homme marié, qui vient d’avoir un bébé, il y a chez la juge un désir de sauver ce qui peut l’être. Ce qui l’effraye le plus c’est la peine d’élimination sociale. Même si sa fonction est d’évaluer la dangerosité des personnes qu’elle interroge, elle ne doit jamais perdre de vue qu’elle a face à elle des êtres humains avec des vies et peut-être un avenir. 

Karine Tuil
"Ce qui m'intéressait aussi, c'était de décrire une femme qui est tout le temps sous contrôle dans sa vie personnelle, qui est corsetée, menacée, qui a constamment peur". © Francesca Mantovani

« Si elle veut conserver une forme de vitalité dans un quotidien marqué par la noirceur, elle a besoin de cet amour »

Alma connaît les effets disruptifs de l’incarcération puisque son père y a été confronté.
Alma est la fille d’un militant d’extrême gauche accusé d’avoir pris en otage un grand patron et qui s’est retrouvé emprisonné. Lorsqu’elle prend des décisions, elle pense toujours à l’effet de l’emprisonnement sur la personnalité, sur le devenir des mis en cause. En 2015, après la vague d’attentats, pour des raisons sécuritaires évidentes, la tendance était à l’incarcération. Il fallait être prudent. Ça ne veut pas dire que l’on ne doit pas penser son métier. 

En s’engageant dans une liaison amoureuse, Alma doit faire face à un dilemme plus intime. La passion et tout ce qu’elle implique de lâcher prise a-t-elle sa place dans la vie de personnes dont le métier demande un tel contrôle de soi ?
Ce qui m’intéressait aussi dans ce sujet c’était de décrire une femme qui est tout le temps sous contrôle dans sa vie personnelle, qui est corsetée, menacée, qui a constamment peur. À un moment donné, il est évident qu’il faut qu’elle s’abandonne, parce que c’est un être humain. Quand le livre s’ouvre on comprend très vite qu’Alma songe à se séparer de son mari après 25 ans de mariage, son couple se délite. Puis soudain une passion amoureuse l’expose, la rend plus vulnérable et humaine. D’un autre côté, elle comprend que si elle veut conserver une forme de vitalité dans un quotidien marqué par la noirceur, elle a besoin de cet amour. Le problème est que l’homme qu’elle aime est non seulement avocat de la défense mais surtout l’avocat de Kacem, le mis en cause dont elle mène l’interrogatoire. 

Son métier et cette passion sont-ils compatibles ? N’est-ce pas lorsqu’elle s’abandonne à cette liaison qu’Alma va commettre une erreur irréparable ?
Dans un premier temps, Alma a renoncé à cette passion, car elle a besoin d’un certain équilibre familial pour pouvoir prendre ses décisions au quotidien. Elle ne voulait pas se fragiliser davantage. Mais elle découvre assez vite que l’attirance et le désir qu’elle ressent sont plus forts. Elle le dit : « La pulsion de vie répond à la pulsion de mort ». C’est ce qui constitue profondément l’être humain et qui nous échappe.

Malgré les horreurs qu’elle entend et visionne au quotidien, Alma refuse de qualifier qui que ce soit de monstre.
Elle dit que ce sont des gens qui ont appuyé à un moment donné sur l’interrupteur émotionnel et qui ne sont plus capables d’avoir de l’empathie. Mais elle refuse d’employer le terme de monstre car si elle limite les êtres qu’elle a en face d’elle à leurs actes, elle ne peut plus avoir de dialogue avec eux. Donc elle essaye toujours de se dire que ce sont des êtres humains, qui ont commis des actes abominables. Ça lui permet d’avoir accès à l’intériorité de ces êtres, d’essayer de toucher à leur vérité intime. Parfois elle y parvient, d’autre fois non, car elle a des blocs d’opacité face à elle. Des gens qui ont basculé dans l’horreur, qui sont endoctrinés et dont il n’y a plus rien à tirer.

Au sujet des jihadistes, vous écrivez : « Il n’y a pas de profil-type, seulement un ressort commun : le manque d’espoir. »
On essaye d’avoir des pistes de compréhension, mais on en a peu car les parcours sont très différents. Par contre, il est vrai qu’un élément ressort souvent et il s’agit du manque d’espoir. Au commencement, les gens qu’Alma a en face d’elle ont souvent trouvé un nouvel espoir à travers la foi. C’est un élan compréhensible qui malheureusement est récupéré par des idéologues dangereux. Beaucoup subissent un embrigadement qui peut se transformer en violence. Dans le livre, Abdeljalil Kacem dit : « J’avais l’impression d’être une planche pourrie et tout d’un coup j’ai rencontré un homme qui a cru en moi, qui m’a trouvé des qualités, qui a cru que j’étais capable. » C’est ainsi qu’il se laisse convaincre que son avenir est en Syrie avec sa femme enceinte.

Vos livres ont pour point commun de raconter un point de fracture.
J’aime saisir les personnages à l’instant où ils vacillent car il me semble qu’ils sont alors dans un état d’extrême vulnérabilité et de conflit intérieur. C’est là que se déploie la condition humaine dans toute sa dureté et j’aime en explorer la complexité. J’aborde souvent la question de la place sociale dans mes livres, j’ai considéré très tôt que ma place serait à ma table de travail en train d’écrire. Quand j’écris je me sens légitime.


La décision de Karine Tuil (Gallimard)


Par Emma Schneider