Leïla Slimani donne la parole aux femmes

Il n’aura fallu que quelques mois à Leïla Slimani pour mettre son nom sur toutes les lèvres, ses écrits dans les bibliothèques et ses mots dans les mémoires. Un peu plus de quatre cent pages pour s’imposer comme l’une des voix désormais incontournables de la littérature contemporaine. À présent, elle est celle dont il faut avoir lu les livres pour pouvoir (sur)vivre avec. Deux romans dans lesquels la jeune franco-marocaine s’interroge sur les tréfonds de l’âme humaine… En 2014, avec Dans le jardin de l’ogre, elle nous glissait dans l’esprit d’une nymphomane accro au sexe comme d’autres à l’héroïne, espérant son rapport suivant comme un drogué son prochain fix. Deux ans plus tard, dans Chanson Douce, elle inspectait à la loupe notre modèle d’éducation et taillait au scalpel nos priorités de vie, dans une société dominée par l’argent et les préjugés, où une nounou modèle de dévouement devient tueuse d’enfants. L’écriture est ciselée, résolument moderne, parfois sulfureuse, toujours impertinente. Pas d’attendrissement, jamais d’empathie, le style est âpre et sans détour, façon écorché vif et papier de verre. Dans ses bouquins, le lecteur devient voyeur et la lecture une expérience (limite) éprouvante. Un Goncourt dans son salon, du charisme à revendre et un talent fou, Leïla Slimani ouvre une nouvelle fois le débat avec Sexe et Mensonges, un livre coup de poing sur la vie sexuelle dans son pays d’origine, le Maroc. Un essai dans lequel elle donne la parole aux femmes qui ont levé le voile sur leurs secrets d’alcôves… Sur cette vie où elles n’ont le choix qu’entre être vierge ou épouse, où toute liberté sexuelle au grand jour est prohibée, où l’on répare les hymen en secret pour préserver l’honneur soit disant bafoué.

Une lettre ouverte sortie en France comme au Maroc, version livre classique en lice pour le prochain Prix Renaudot, mais aussi en roman graphique, alors titré Paroles d’honneur et illustré par Laetitia Coryn. De quoi faire voler une nouvelle fois en éclat les tabous d’une société corsetée dans l’hypocrisie généralisée, et interroger la place de la femme dans le monde arabo-musulman du moment. En ne sacrifiant jamais ni sa liberté de ton, ni d’expression. Rencontre avec une jeune femme belle comme le jour qui écrit ce qu’elle pense et pense ce qu’elle écrit.

Vous travaillez sur Sexe et Mensonges depuis six ans, pourquoi le sortir maintenant ?
Question de calendrier, finalement. Depuis les Révolutions Arabes, le sujet me taraudait. Et puis lorsque j’ai publié mon premier roman, Dans le jardin de l’ogre, des femmes sont venues spontanément vers moi pour me raconter leurs vies, leurs expériences, leur intimité… À ce moment-là, j’ai commencé à comprendre que pour moi, le plus important, c’était moins de développer une théorie, ou de réaliser une enquête journalistique stricto sensu, mais plus d’écrire quelque chose d’assez libre en terme de forme. Et qui, surtout, donnerait la parole aux femmes. Je ne voulais pas me limiter, m’enfermer dans quelque chose. Au contraire. Ma priorité, c’était vraiment de délivrer leurs mots tels qu’ils étaient, à la fois très crus, bruts, authentiques… Je voulais faire entendre une parole que l’on n’a justement pas l’habitude d’entendre dans le débat public. Et puis, durant ce travail d’écriture, il y a eu une accumulation de faits divers au Maroc, qui à la fois nourrissait mon travail et me confirmait la nécessité d’engager un débat sur cette question de la sexualité. Parce que je sentais que, d’une certaine façon, la société marocaine était mûre pour ce débat. Autour de moi des journalistes, des intellectuels, des éditorialistes, mais également des militants, des gens de la société civile avaient tous le même discours : il y a un problème de ce côté, et ce nœud-là, il faut commencer à le dénouer. Au final, j’ai terminé ce travail juste avant la sortie de Chanson Douce, mais on a dû reporter la sortie car après le Goncourt j’ai été très occupée… C’est pour cela que le livre est publié maintenant, finalement.

À travers ce livre, vous sentez-vous porte-parole de ces femmes ?
Je ne me sens pas porte-parole, parce que pour moi « porte-parole », cela veut dire que l’on va sur le terrain pour débattre, et que l’on s’engage de manière quasi militante, quasi politique… Ce n’est pas ça mon rôle. Moi, je veux vraiment rester dans mon rôle d’écrivain – parce que c’est aussi ce métier-là qui a donné envie à ces femmes de se confier à moi. Elles avaient confiance en moi parce que j’écrivais, parce que dans mon travail littéraire, je m’intéresse à l’âme humaine aussi d’une certaine façon. Donc non, je ne me sens pas porte-parole. Mais plutôt comme quelqu’un qui accorde une importance à la parole… Et même plus que ça, en fait. Quelqu’un qui considère que donner la parole, cela permet aux gens de devenir des sujets, de reprendre un certain pouvoir sur leur vie, sur leur destin.

L’écrire sous forme d’essai, était-ce aussi pour retrouver ce qui vous plaisait dans le journalisme ?
Oui et non, parce qu’en vérité, je n’ai pas utilisé de méthode journalistique rigoureuse. Ce n’est pas un livre où j’ai interviewé tous les intervenants sur la question, point par point, l’un après l’autre… Je me suis accordée vraiment beaucoup de liberté, et j’ai adopté une forme assez impressionniste dans l’écriture au final. Mais il est vrai que j’y ai retrouvé effectivement le plaisir que j’avais quand j’étais reporter, c’est-à-dire d’aller sur le terrain, de discuter avec des gens, d’observer ce qui se passait autour de moi, de lire la presse, d’être à l’écoute des choses et des gens. Mais après, encore une fois, sur la forme, c’est beaucoup plus libre qu’une enquête journalistique à proprement parler.

Est-ce que cela demande du courage d’écrire un essai comme celui-ci ?
Non, je ne crois pas. Cela demande du travail, de l’écoute… Pour moi, le courage ce sont ces femmes qui l’ont eu, le courage de venir me voir, de se confier, de me parler. Moi au final, je ne fais que mon travail.

… Rapporter la parole, donc.
Voilà. Exactement. Rapporter la parole. Lui donner un écho qu’elle n’avait pas jusqu’à présent. Et parler à voix haute de cette société où tout se fait en cachette et dans le secret, entre désir d’émancipation et poids de la tradition.

Cependant, ce livre permet de participer, d’une certaine manière et de façon concrète, à faire évoluer les mœurs de la société marocaine. Difficile de ne pas y voir un engagement direct…
Oui, il y a quand même un engagement évidemment, je suis consciente des enjeux. Et je vois le débat que cela provoque au Maroc aujourd’hui – débat d’ailleurs très positif – donc, oui, j’avais tout de même envie d’apporter ma petite pierre à l’édifice. De dire d’une certaine façon qu’il était important aujourd’hui de briser la loi du silence, d’engager une discussion sur ces questions. Mettre fin à l’isolement, aux secrets, aux mensonges. À l’insécurité des gens face à tout ça. D’ailleurs j’encourage tout le monde à s’exprimer, même ceux qui ne sont pas d’accord avec moi. Je pense qu’il est important aujourd’hui de s’interroger, au Maroc, sur ce qu’est le « vivre-ensemble », et d’être capable de vivre ensemble en ayant des idées et des avis différents.

Votre livre est distribué au Maroc, j’imagine que c’est quelque chose dont vous êtes fière ?
C’était essentiel. Pour ce livre-là comme pour les autres finalement. J’ai toujours tenu à ce qu’ils sortent le même jour, à des prix abordables… Et Sexe et Mensonges est d’ailleurs vendu dans une édition à 25 dirhams, c’est-à-dire 2,50 euros, donc à un prix vraiment très très modéré… L’idée est réellement de permettre à tous de pouvoir y accéder, pour libérer la parole et la pensée. Et puis, avec ce livre, on n’est pas dans quelque chose pour l’argent. C’est vraiment un engagement beaucoup plus profond au départ.

D’où l’envie de l’adapter en roman graphique ?
Exactement. L’idée est venue très vite, dès le début de l’écriture, dès la mise en place du projet. Parce qu’un essai, c’est quelque chose vers lequel les plus jeunes ne vont pas beaucoup malheureusement… La lecture en paraît un peu ardue, et puis ils n’ont pas forcément envie de se plonger dans cet aspect « documentaire ». Or la jeunesse est justement une des cibles principales de cet écrit… Alors le roman graphique, c’était une bonne manière de leur permettre de découvrir ces histoires. D’appréhender le sujet et de se poser des questions. Et puis, cette bande dessinée c’était aussi une manière de rendre hommage à mon pays, à ses couleurs, à la beauté de ses paysages – et à celle de ces femmes anonymes, qui m’ont confié leur vie la plus intime… Montrer, non pas un Maroc de carte postale, mais bien le Maroc tel qu’il est, et qu’on ne voit pas toujours – voire pas souvent – en France.

Et se retrouver personnage de bande dessinée ça fait quoi ?
… C’est rigolo, et puis ça fait beaucoup rire mon fils, je crois que pour moi c’est cela le plus amusant !

Est-ce que vous êtes quelqu’un d’optimiste ? Parce qu’il y a peu de place laissée à l’espoir dans vos livres…
Oui, je suis très optimiste en réalité ! Dans un roman, on raconte une tranche de vie, on décortique l’âme de quelqu’un, enfin en ce qui me concerne… Pour moi, il n’est pas question d’être ni pessimiste, ni optimiste. Il n’y a pas de jugement de valeur, dans un roman. Juste une histoire, un parcours individuel, plein de contradictions, plein de complexités. Après, c’est le lecteur qui choisit d’être optimiste ou pessimiste, l’écrivain ce n’est pas vraiment son propos je pense.

Comment écrivez-vous ? Est-ce que vous avez déjà la fin de votre histoire quand vous commencez l’écriture d’un roman ?
En général, j’ai le début et la fin… Bon, après, il faut que je trouve le milieu ! Mais j’ai toujours plein d’idées en même temps, dans ma tête, des sujets, des personnages…

Au Livre sur la Place à Nancy, Daniel Picouly a dit cette jolie phrase, « jamais on n’écrira aussi beau que dans sa tête » : vous en pensez quoi ?
Ah, ça c’est complètement vrai… L’écriture c’est une école de l’insatisfaction. Parfois c’est extrêmement frustrant, et en même temps c’est ce qui fait que l’on continue à écrire… Chaque livre est une tentative à la fois de correction, d’amélioration, de sublimation de ce que l’on a fait avant, et des erreurs que l’on a perçues… Donc oui… Je suis complètement d’accord. Et c’est à la fois mélancolique et extraordinaire.

Comment fait-on pour ne pas s’auto-censurer lorsque l’on se frotte à des sujets comme ceux de vos livres ?
Ah, ça… Pour moi, c’est tout simplement primordial. Tout à l’heure quand vous me demandiez s’il m’avait fallu du courage pour écrire Sexe et Mensonges, en fait je crois que le seul courage que j’ai eu, c’est le tout premier jour, quand je me suis mise devant une table de travail et que j’ai décidé de devenir écrivain. À partir de ce moment-là, j’ai toujours su que j’écrirai exactement ce que je voulais écrire, ce que j’avais réellement envie d’écrire… Je trouve que si l’on décide de devenir écrivain, il faut l’être de manière absolue, totale, sans penser à être aimé, ou à plaire, ou à séduire, ou à dire ce qu’il faut dire. Pour moi, l’écriture est par essence un espace et un territoire d’absolue liberté.

En trois ans, votre vie a basculé de manière complètement extraordinaire. Vous vouliez faire quoi comme métier quand vous étiez petite ?
Écrivain ! Je crois que ça a toujours été là… À sept ou huit ans, je disais que je voulais être payée pour rêver et penser. Et voilà, aujourd’hui, c’est à peu près ça…

Et vos deux romans seront bientôt adaptés au cinéma… Chanson Douce par Maïwenn, c’est bien ça ?
Oui, tout à fait. Le casting est en cours, et le tournage est pour l’année prochaine je crois. Mais je lui laisse complètement la liberté d’en faire ce qu’elle veut… Pourquoi ? Parce que c’est une artiste et qu’elle est là pour exercer son art… Je ne suis pas là pour la surveiller… Moi j’ai fait ce que j’avais à faire. À elle, maintenant.


Par Aurélie Vautrin
Photo Arno Paul

Sexe et mensonges,
La vie sexuelle au Maroc,
Leïla Slimani, Arènes éditions.

Paroles d’honneur,
Leïla Slimani et Laetitia Coryn,
Arènes éditions.