Philippe Schweyer,
la fiction comme échappatoire

Philippe Schweyer, éditeur de livres et de disques chez Médiapop sort enfin un livre réunissant ses éditos parus dans nos magazines (Zut et Novo). L’occasion de découvrir un travail déroulé sur près de 10 ans qui pose un regard à la fois décalé, naïf, parfois fataliste, surtout songeur sur le monde qui nous entoure. La mélancolie du danseur de slow, c’est un plaidoyer pour une vie douce, pour l’amitié, pour la simplicité, pour l’ouverture et pour la culture.

Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui le connaissent. Pour son excellent travail d’éditeur de livres et de disques avec Médiapop, pour son active participation à la revue culturelle Novo (que nous co-éditons et que nous espérons resortir bientôt), et peut-être et surtout pour sa générosité et son côté “dans la lune”, attitude qui nous apparaît d’autant plus juste qu’elle revendique le droit au temps, à la flemmardise, à l’errance, et donc aussi à la faille. Justement. Philippe Schweyer, c’est le regard de côté, le calme incarné, une foi sans commune mesure en l’humain à peine dérangée par la frénésie du monde qui nous entoure. C’est cette position d’outsider qui fait la finesse de son écriture. Dans le sens, surtout, de celui qui aime observer, écouter et se laisser déplacer par ce et ceux qui l’entourent. Ainsi, depuis 2009 et la création du magazine Zut et de la revue Novo, il s’est invité sur leur palier en écrivant pour chaque numéro un édito à la fois bidonné et inspiré de sa propre vie. Il y raconte des balades en vélo, des cafés bus en terrasse, la solitude improvisée sur de nombreux chemins, les rencontres qui l’inspirent ou le laissent pantois – celles qui racontent tout ce qu’on ne se permet plus ou peu : la surprise, la mélancolie, la lenteur, l’honnêteté aussi, le tout, régulièrement arrosé de références musicales, littéraires (américaines, of course) et cinématographiques. En fait, La mélancolie du danseur de slow propose des instantanés du monde d’à côté et dresse, sans avoir l’air d’y toucher, le portrait d’une société qui a perdu pied. Interview de son auteur.

philippe schweyer médiapop et auteur
Philippe Schweyer, grand patron des éditions Médiapop et auteur de "La mélancolie du danseur de slow". Photo : Pascal Bastien

Réunir les éditoriaux parus dans Zut et Novo en un livre, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
C’est inattendu. Ça me console de ne pas avoir été capable d’écrire un grand roman. Que mes textes soient publiés dans des magazines suffisaient à me combler, mais leur compilation permet de conserver une jolie trace de mes petits délires.

Pourquoi avoir choisi de partir dans cette direction-là ? C’est inhabituel de lire de l’auto-fiction aux frontons des magazines !
Parce que je n’étais pas assez fou pour me croire capable d’écrire sérieusement des choses intelligentes.

Décririez-vous votre écriture de l’auto-fiction ?
Difficile de faire autre chose. Je ne sais pas inventer, alors j’enjolive pour me rendre un tout petit peu intéressant.

 

« Je suis resté un plouc
qui boit de la bière »

Aviez-vous dès le départ opéré une distinction entre votre manière d’écrire pour Novo, et celle pour Zut ? Laquelle ?
Oui. Je ne suis pas du tout dans le même état d’esprit quand j’écris pour Novo que pour Zut. Zut est un magazine hyper classe qui parle de belles fringues, de meubles design, de restos branchés et de vin nature alors que je suis resté un plouc qui boit de la bière et apprécie le vin sans se soucier de l’étiquette. Je n’y connais rien en design ou en fringues, donc quitte à être un imposteur, autant y aller franchement en me faisant passer pour le petit ami de la pauvre Kate Moss. Quand j’écris dans Novo, je me sens tout aussi imposteur. Je m’efforce de dissimuler mon manque de culture et de hauteur de vue en racontant mes petites histoires à des lecteurs que j’imagine bien plus boulimiques de culture que moi. Pour résumer, je suis tout à fait conscient d’avoir réussi à me placer en tête de gondole alors que mes amis qui écrivent dans Zut et Novo sont pour la plupart nettement plus brillants que moi.

De quoi partez-vous pour écrire vos éditos ?
Je me contente la plupart du temps de développer une idée qui me tombe dessus en pleine nuit un ou deux jours avant le jour du bouclage.

« J’en veux énormément à la plupart des hommes et femmes politiques d’avoir complètement renoncé à nous tirer vers le haut pour nous rendre plus sensibles au sort des autres. »

Réunir toute une production qui s’est faite sur plus de 10 ans révèle forcément des tics et des obsessions, quel regard portez-vous sur ces rapprochements ?
C’est pénible de me rendre compte que je parle toujours de la même chose. Par exemple, je ne m’étais pas du tout rendu compte qu’il y avait des morceaux de Dominique A dans plusieurs textes. Si je lui envoie le livre, j’ai peur qu’il me prenne pour un fan « hard-core ».

Le deuxième effet kiss cool, c’est qu’on réalise que, depuis 2009, le monde n’a pas beaucoup évolué. Tout ce que vous décrivez est toujours là : « l’esprit de compétition », « l’égoïsme ambiant », « le racisme ordinaire », « les migrants », le déclin de la culture. Ces thématiques restent-elles encore aujourd’hui des phares contre lesquels vous avez envie de vous élever, malgré le flegme de votre « personnage » ?
Oui, j’aime bien me rappeler et rappeler à mes lecteurs qu’il y a des migrants qui sont en train de se noyer pendant que l’on se plaint de ne pas pouvoir aller boire des bières. J’en veux énormément à la plupart des hommes et femmes politiques d’avoir complètement renoncé à nous tirer vers le haut pour nous rendre plus sensibles au sort des autres.

À quel point la situation politique et sociale vous inspirent-elle ?
Je lis la presse et j’écoute – quand c’est possible – les conversations dans les cafés ou dans la rue. Pas la peine de chercher bien loin… Tout ce que j’écris se trouve en suspension dans l’air ambiant.

Au fond, on sent la résignation, celle sur laquelle vous écrivez très bien dans quelques éditos (et qui doit résonner chez pas mal de lectrices et lecteurs…) : on devient des « rebelles de salon » à vouloir souhaiter que les choses changent, sans vouloir lésiner sur notre confort, c’est ambigu…
Écrire m’oblige à regarder en face ma propre résignation. Il y a manifestement une grosse différence entre celui que j’aurais aimé être (un révolutionnaire capable de risquer sa vie pour un monde plus juste) et celui que je suis (un rebelle de salon dénué de tout courage). Le pire serait d’oublier totalement l’idéaliste qui sommeille en moi. Le jour où le désir de confort aura pris le dessus sur tout le reste, ce sera vraiment le début de la fin.

À partir de quel moment situez-vous ce monde qui commence à partir à vau-l’eau ?
La fin de l’enfance. Enfant, je croyais qu’on avait vaincu le Nazisme et que désormais toutes les barbaries étaient définitivement derrière nous. Je croyais au progrès et à un avenir radieux sans imaginer un instant que les rivières dans lesquelles je me baignais étaient déjà polluées par les usines qui fabriquaient les cassettes audio que je volais au supermarché. Quand les voitures sont devenues électriques en attendant qu’on se rende compte qu’elles ne sont pas propres, quand le CD s’est révélé pas du tout éternel et que le vinyle est redevenu hype, j’ai compris que le progrès était une farce.

L’un de vos tics est de partir de la météo ou de la saison (« c’était la fin de l’été »), le soleil et la chaleur ont-ils pour vertus de poser un cadre lourd et abrutissant – comme celui du monde dans lequel nous vivons ?
Les fins sont plus inspirantes que les commencements et le monde dans lequel nous vivons me fait davantage penser à la fin d’un monde ancien qu’au début d’un monde nouveau.

Il y a la route, le déplacement, la musique, le cinéma, le rapport au travail, la solitude, en quoi ces thèmes vous portent-ils ?
Quand je me rends au musée Tinguely à Bâle en longeant le Rhin, je traverse un petit parc avec une pataugeoire pour les enfants qui s’appelle « Solitude Park ». Chaque fois que je passe par là, je me dis que ça serait un très bon titre pour le roman que je n’écrirai jamais. Quand je traverse Mulhouse sur mon vélo, je me dis souvent que si j’avais une caméra avec moi, je pourrais faire un film qui raconterait la vie de tous les gens que je croise.

Il y aussi Bashung, Dominique A, Mastroianni, The Clash, John Lennon, à quoi ces citations vous servent-elles ?
Ce sont des petits phares qui brillent dans la nuit. J’aime les faire clignoter de temps à autre pour vérifier qu’ils sont toujours vivants. Maintenant que j’ai publié un livre de Dominique A, je pense que je vais arrêter de me servir de ses chansons. Par contre, même si je viens de publier deux livres dans lesquels il est très présent, John Lennon ne fait pas vraiment partie de ma vie.

Pourquoi ces fausses rencontres avec Kate Moss, Houellebecq ou encore Paul Auster ?
Pour faire mon intéressant et éprouver la crédulité de mes lecteurs qui ont parfois tendance à croire que tout ce qui est écrit est vrai, même quand c’est de la pure fiction.

« Raconter des histoires d’amitié permet de parler des injustices de la vie, de ceux qui sont passés entre les gouttes et de ceux qui sont morts trop tôt. »

Le thème qui me semble le plus important, c’est celui de l’amitié et de la rencontre : le personnage a toujours un ami en détresse (si ce n’est pas lui-même), un ami avec qui boire un coup, des fêtes auxquelles participer – l’amitié comme valeur refuge dans un monde de fous ?
Oui l’amitié est sacrée. J’adore les histoires d’amitié au cinéma (Nous nous sommes tant aimés, Husbands…). Raconter des histoires d’amitié permet de parler des injustices de la vie, de ceux qui sont passés entre les gouttes et de ceux qui sont morts trop tôt. Ce sont des choses auxquelles je pense forcément de plus en plus souvent en vieillissant.

Évidemment, on pense à la littérature underground américaine : Bukowski, Carver, les Fante… qui sont cités également. Qu’est-ce que vous aimez dans cette littérature ?
Ce sont des auteurs qui en ont bavé. J’aime les histoires racontées par des gens qui ont connu des épreuves. Je préfère écouter chanter un vieux bluesman plaintif qu’un winner avec une grosse Rolex.

Au-delà d’écrire ces éditos, vous vendez des espaces publicitaires pour ces magazines, c’est drôle de le savoir quand on lit entre vos lignes le rejet de la société telle qu’elle est…
La fin justifie parfois les moyens. Vendre des espaces publicitaires est presque aussi dur que de faire du porte-à-porte pour vendre des encyclopédies. Il faut se faire violence, mais c’est le prix à payer pour s’offrir la possibilité de rencontrer – vraiment – Bashung ou Houellebecq, ne serait-ce que le temps d’une interview pour Novo.

Alors : vendeur de pub raté ou écrivain raté ?
Les deux.

La préface de Nicolas Decoud nous prouve une chose : il y a un style Philippe Schweyer puisqu’il arrive à vous singer, vous rendiez-vous compte que vous aviez un style ?
J’essaye de gommer tout ce qui s’apparente à du style, je m’épanouis sur le plat, mais il faut croire que mes obsessions et mes tics facilitent les imitations.

Quel livre écririez-vous ?
Le roman de ma vie en gommant les passages gênants. Malheureusement, j’ai une très mauvaise mémoire.

Pour qui écrivez-vous ? (Pour faire le parallèle avec le « gros paquet de lettres qu’on lâche depuis un avion à réaction » lorsqu’on édite un magazine ».)
Pour les quelques amis qui me lisent et tous les inconnus que je rêve de connaître.

Quel monde rêvez-vous ?
Un monde plus doux.


La mélancolie du danseur de slow, de Philippe Schweyer, éditions chicmedias.
> Disponible sur l’e-shop de chicmedias


Propos recueillis par Cécile Becker
Photo : Pascal Bastien