Zadie Smith, tout est politique

Avec Swing Time, l’autrice britannique Zadie Smith fait se croiser les rapports de classe, les injustices raciales, la question de la famille et les héritages culturels. Un roman politique qui ne dit jamais son nom. Traces d’une rencontre publique, animée par nos soins à la Librairie Kléber.

Zadie Smith. Photo : Pascal Bastien.
Zadie Smith, autrice britannique, portrait à Strasbourg pris à la Librairie Kléber, le 12 octobre 2018. Photo : Pascal Bastien

Vos romans ont toujours été très ancrés dans l’Est londonien. Une nouvelle fois, avec Swing Time, nous sommes à Kilburn, quartier populaire où vous avez vous-même grandi. En quoi ce territoire influence-t-il votre littérature ?
Je suis née à un endroit qui est représentatif de l’histoire anglaise. D’abord, ce qui frappe c’est que jusqu’à la fin des années 1880-1890, ce territoire, c’était la rase campagne, il symbolise aussi l’industrialisation rapide de l’Angleterre. Kilburn a été l’une des premières banlieues anglaises à émerger puis l’un des premiers territoires à accueillir des vagues successives d’immigration. Dans les années 40, c’était pratiquement entièrement un quartier juif, puis sont arrivés les Pakistanais et Indiens et enfin, quand je suis née, les Jamaïcains et Irlandais. Je suis chanceuse car cette histoire me permet à la fois de parler du particulier et de l’universel.

Peut-on dire de votre écriture qu’elle est cosmopolite ?
Je dirais que mon écriture a plus à voir avec la liberté de mouvements, c’est en tout cas là que j’en suis en tant que personne. J’écris souvent sur ceux qui n’ont pas le luxe de pouvoir se déplacer comme ils le souhaitent, ils sont sur-définis en étant considérés comme des « locaux ». Swing Time se situe dans un entre-deux : je parle de ces « locaux » qui payent leurs impôts, appartiennent à un État (pour le meilleur ou pour le pire) et sont très enracinés. Et je les confronte, dans ce cas précis, à une pop star multimillionnaire [Aimée, icône pop à mi-chemin entre Beyoncé pour la notoriété et Madonna pour ses aspirations humanitaires, ndlr] qui vit sans attaches, sans nation, qui paye peut-être ses impôts, qui a de l’influence et jouit d’une exceptionnelle liberté de mouvements. Quand j’écrivais je pensais à ces deux manières de vivre en tant qu’individus.

Swing Time c’est une référence directe au film de George Stevens qui cristallise les souvenirs de la narratrice, cérébrale, élevée par une mère ayant une très forte conscience politique. Elle raconte cette amitié qui la lie à Tracey, fillette pleine de vie, qui s’exprime magnifiquement par la danse. De ce contraste découle toute l’histoire : de fillettes, elles deviendront adolescentes et se construiront adultes, pas toujours pour le meilleur. Pourquoi cette confrontation-là ?
Je suppose que je suis naturellement attirée par les contrastes, et suis fascinée par les dons innés dont certaines personnes sont douées, et leur signification enchevêtrée à une construction sociale. En écrivant, j’ai fait beaucoup de recherches sur la méritocratie, ces sociétés dans lesquelles nous vivons qui disent à leurs citoyens : « Si tu te comportes bien, si tu travailles dur, alors tu peux t’inscrire dans le monde ». J’ai grandi au sein de cette culture-là, dans l’Angleterre des années 70. Cette méritocratie représentait pour beaucoup, dont moi, un article de foi. Mon but a notamment été de démontrer que cette méritocratie n’est pas aussi méritocratique qu’elle le dit. J’ai fréquenté une école publique, comme des milliers d’autres enfants, et j’ai été l’une des deux filles qui étaient suffisamment douées pour intégrer une bonne université. Quand je suis arrivée dans cette université et que j’ai rencontré des enfants qui sortaient d’écoles privées onéreuses, je leur ai demandé : “Qui sont les deux élèves qui viennent de cette école ?” Et ils me répondaient : “Deux élèves ? 2/3 de notre école a intégré cette université !” [Rires] Et là, j’ai cherché une explication : soit les 2/3 des effectifs des écoles privées sont des génies – ce dont je doutais sincèrement – ou le système n’est pas aussi équitable qu’il le dit. C’est un de mes points d’accroche dans l’écriture : qui passe devant ? Pourquoi ? Sur quelles bases ? Quelles sont leurs capacités qui sont reconnues ? Lesquelles sont ignorées ? Dans mon roman, Tracey est ce que l’on peut considérer comme un génie physique, qui, dans le contexte que je viens de nommer, n’a aucune valeur, et la question est pourquoi ? Je ne dis pas que les dons devraient être ignorés, certaines personnes sont très belles, certaines sont douées en maths, d’autres peuvent courir un 100 mètres sans être essoufflées. C’est ce qui fonde la beauté humaine. Mais qu’est-ce qui découle de ce principe ? L’un des arguments de la gauche, en tout cas originellement, c’était de dire peu importe les dons qui nous sont offerts par la nature, nous sommes tous égaux. Et cela passait par l’école et la sécurité sociale gratuites. La vie que j’ai vécue et celle que mes amis ont vécu dépendait des aptitudes et nos droits en découlaient. En Angleterre, il est désormais impossible d’intégrer une université gratuitement. Et si les arguments de la droite continuent à être entendus, on perdra cet autre acquis : la sécurité sociale.

« Trouver des réalités alternatives, c’est le travail des écrivains, intellectuels, artistes, musiciens et citoyens : il faut parler, écrire, créer quand les concepts et mots préfabriqués nous paraissent artificiels. »

Si Swing Time est un roman politique qui révèle sa force à mesure de la lecture, c’est pour moi un livre sur la famille au sens large : celle avec laquelle on a grandi, celle qu’on se crée et celle qu’on idéalise. Qu’avez-vous voulu dire de ces familles ?
La famille est quelque chose de comique ! On ne réalise qu’à partir de 13-14 ans que c’est une forme de dictature. Et cette dictature prend différentes formes en fonction des foyers. Ce que je trouve très comique c’est à quel point les règles sont prises au sérieux par ceux qui les instaurent, en l’occurrence les parents, et à quel point les enfants arrivent à prouver qu’elles sont absurdes. Je suppose que la famille est l’un des autres focus de mon travail. Le symbole politique qui entoure la famille est celui de la tribu. Dans les sociétés occidentales tout du moins, la tribu est définie par la race, par la religion, et là, tout d’un coup, on n’est plus du tout dans le registre comique et on rejoint celui de la tragédie. Ce qui m’a toujours intéressée c’est la supposée grandeur de la tribu blanche et l’étroitesse qui entoure les représentations des autres tribus. Si on parle d’héritage et de son poids – et qu’on retrouve par endroits dans ce livre – on peut évoquer les questions que les jeunes gens noirs se posent souvent : si je fais si ou ça, est-ce que ça me rend moins noir ? Plus noir ? Si je vais à l’université suis-je moins noir ? Si j’écoute cette musique, suis-je moins noir ? Ce concept est impossible à inverser. Il n’y a aucun contexte dans lequel une personne blanche se poserait les mêmes questions : suis-je moins blanc ? [Rires] Ce genre d’exemple devrait nous donner un indice sur ce que l’identité signifie. Le contrat culturel suppute que tout le monde voudrait avoir sa propre identité, mais la question n’est pas de savoir ce que les gens veulent puisqu’on se base sur ce qu’ils ont et représentent ! Je crois qu’aucun de nous ne voudrait être réduit à une identité. Ou alors, disposer d’une identité assez fluide pour contenir chaque détail de notre existence. Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis est très révélateur : les blancs se voient révéler leur identité pour la première fois. On les renvoie à ce qu’ils sont à chaque seconde et vous voyez comment ils réagissent : ils souhaitent qu’on les appelle par leurs prénoms : Sarah, Mickaël, Brett, peu importe. Je ne crois pas qu’il s’agisse de ne pas avoir de couleurs, on est fier d’être ce que nous sommes : noirs. Ce qui est terrible c’est de constater que désormais un mot peut contenir l’identité entière d’une personne. L’insouciance blanche, pratiquée depuis des siècles, est très violente. Alors peut-être que c’est important de reconnaître que nous sommes des personnes particulières évoluant dans des contextes particuliers.

Vous dites que les mots enferment, y a-t-il des mots qui ouvrent ?
C’est inconcevable : le propre de l’humain c’est justement de préfabriquer des concepts et un langage pour que l’on puisse vivre et se comprendre. C’est beaucoup plus facile de se dire : « Je vis en France » plutôt que « Je vis au sein d’une masse d’atomes qui bouge ». [Rires] Nous avons des concepts préfabriqués pour une raison : pour que l’on puisse partager une réalité. Si on part du modèle blanc, un modèle qui a prouvé qu’il pouvait s’étendre, il a permis à un grand nombre d’individus qui se reconnaissaient dans la même réalité, de vivre sans se sentir oppressés ou contraints. On a fait le même travail autour des mots « homme » et « femme », le mot « femme » reflète désormais une tout autre réalité par rapport à celle d’il y a 150 ans. Trouver des réalités alternatives, c’est le travail des écrivains, intellectuels, artistes, musiciens et citoyens : il faut parler, écrire, créer quand les concepts et mots préfabriqués nous paraissent artificiels. Pour moi, le concept-clé c’est la contingence, elle nous permet d’aborder les choses avec humour. Précisément, quand je pense à mon fils et que je me l’imagine à 65 ans : est-ce qu’il se définira en tant qu’Américain ? Pensera-t-il à la guerre civile ? À Lincoln ? La vérité c’est qu’il est Américain parce que j’étais trop enceinte pour embarquer dans l’avion. [Rires] Le droit du sang et du sol pratiqués en Angleterre, en Amérique et en France, est plus que toute autre chose comique.

Portrait de Zadie Smith, de profil. Photo : Pascal Bastien
Zadie Smith. Photo : Pascal Bastien

Vous parliez du particulier et de l’universel. Comment envisagez-vous ces allers-retours ?
C’est une chose que de nombreux écrivains tentent d’acquérir car rester sur le personnel c’est adopter le modèle capitaliste. C’est considérer que vous êtes un individu spécial, que vous méritez de vous mettre en avant et d’exprimer ce soi particulier. Aucun problème ! Sauf que ça vous rend incapable de vous penser au sein du collectif. Partout, on peut rencontrer des personnages charismatiques : aux États-Unis, où je vis aujourd’hui, notre président a plus de charisme que quiconque. Et vous voyez avec cet exemple-là, les dérives du charisme… L’autrice française Annie Ernaux se sert du personnel pour exposer des concepts plus larges : elle part d’elle mais aussi d’un contexte historique. Elle démontre que peu importe votre singularité, vous avez partagé un certain nombre de circonstances avec les autres : une histoire, des tragédies, des événements et vous êtes un produit de cette expérience partagée. Ceci dit, je défie les lecteurs de pouvoir ouvrir un roman qui raconte l’histoire d’une jeune fille camerounaise et de voir l’universel en cette personne. Parce que jusqu’à présent, nous, Européens, lisons des classiques en s’imaginant volontiers être Madame Bovary, mais il semblerait que ce soit un petit peu plus difficile de convaincre les lecteurs blancs de se reconnaître en cette jeune fille camerounaise ou ce migrant syrien. Ils lisent avec sympathie mais pensent : « Oh, voilà une histoire particulière d’un migrant. » [Rires] C’est incroyablement difficile pour eux de concevoir la vie des autres comme si elle pouvait être la leur. Et c’est justement ce que la nouvelle génération d’auteurs vous demande de faire.

Pourquoi votre narratrice ne porte-t-elle pas de nom ?
En écrivant ce livre, j’ai vraiment essayé de vider le narrateur de ce qu’on appellerait une personnalité. En fait, j’essaye de garder les portes les plus ouvertes possibles ! Pendant l’écriture de Swing Time, j’ai lu beaucoup de philosophie française, notamment les existentialistes, et je crois en cette vision de l’humain jeté dans le monde. On apprend à devenir femme, à devenir homme, et je pense que parfois, la version préfabriquée de ces deux modèles est source de suffocations ; aussi bien pour les femmes, que pour les hommes. Les lectrices le constatent : leurs compagnons par exemple, ne lisent pas souvent des livres écrits par des femmes. Il y a parfois des distances impossibles à franchir. Moi, j’adore pénétrer les esprits des autres : je me mets constamment dans la peau des personnages que je crée. J’ai été un vieil homme, un jeune garçon, plusieurs jeunes femmes de races différentes, j’adopte différentes caractéristiques physiques : j’ai été grosse, petite, maigre. J’ai incarné beaucoup de personnages dans mes fictions. J’adore ça.

« Le meilleur remède contre le mysticisme et l’idéologie c’est l’histoire. »

Dans une interview au Monde, vous disiez avec Swing Time avoir voulu lier la danse et la diaspora, pourriez-vous expliquer ça ?
Je pense que les connexions entre les communautés et leurs produits culturels sont intéressantes. La question que vous devez toujours vous poser c’est : est-ce que telle ou telle chose représente la quintessence de la France ? Est-ce que telle ou telle chose coule fondamentalement dans nos veines ? C’est très sentimental. Je ressens ce genre de choses très souvent même si je sais que c’est irrationnel. Où est-ce que ces attachements sont essentiellement constructifs ? Mon sentiment c’est que les différences entre le supposément authentique et l’inauthentique n’ont pas d’importance. Je mentionne souvent les claquettes dans ce livre qui sont le parfait exemple de la confusion entre culture et race. Si je me sens sentimentale et que je suis entourée de noirs et que l’on se met à parler de claquettes, une grande part de moi-même va penser : c’est une danse africaine, c’est cette danse qu’on pratiquait lorsque nous étions esclaves, elle est inscrite dans nos corps et dans nos âmes. C’est ce que vous avez envie de dire, non ? Et si je vois quelqu’un faire des claquettes, je vois la quintessence noire dans ses mouvements. Le meilleur remède contre le mysticisme et l’idéologie c’est l’histoire. Lorsque les noirs sont arrivés de l’Afrique de l’ouest, ils étaient esclaves. On dansait alors comme les Africains de l’ouest mais il y avait aussi des Irlandais qui s’occupaient de tâches de bas-étage et qui dansaient le jig ! Le métissage de ces deux formes de danse a donné naissance aux claquettes. Et les claquettes aux États-Unis, comme le jazz, sont fondamentalement considérés comme des formes d’art impures. Toute cette idée de ce qui appartiendrait aux noirs ou aux blancs ne relève d’aucun fait établi. Il y a des gens qui continuent d’opposer des arguments aux faits : mais alors, si les claquettes viennent d’Afrique, que dites-vous de Fred Astaire ? Ce que l’on appellerait “appropriation” est peut-être une forme d’amour ? Il faut beaucoup aimer le jazz pour jouer aussi bien que Glenn Gould !

Dans Swing Time, s’affichent en toile de fond les inégalités sociales, le racisme, le poids de l’héritage, une critique du capitalisme… Pourtant, vous ne délaissez jamais la fiction. Il faut prendre de la distance avec votre livre pour prendre toute sa mesure…
Je ne crois pas que les écrivains choisissent leur sujet, c’est quelque chose qui s’impose. Je ne sais pas vraiment d’où ce ton me vient. En Angleterre, l’humour est quelque chose de très important, à ce point important qu’on refuse de croire en la philosophie parce que ce n’est pas drôle… [Rires] J’utilise la fiction pour faire réfléchir les gens. On a beaucoup parlé durant cet entretien de narrations autour des identités nationales, culturelles et raciales, mais je pense que, que l’on soit à droite ou à gauche, on a besoin d’histoires. Les gens ont clairement besoin qu’on leur raconte qu’ils sont Français et qu’ils ont quelque chose à voir avec Victor Hugo ou Baudelaire. On a tous besoin de s’enraciner, de revenir vers notre histoire, nos ancêtres, nos reines et nos rois. Mais il faut prendre conscience que toutes ces histoires-là construisent nos propres fictions, elles construisent nos imaginaires et nos aspirations. Je ne dévalorise pas du tout ces histoires, mais la bonne nouvelle c’est que c’est précisément parce que ça relève de la fiction que les gens peuvent y adhérer et de manière collective. On peut ressentir une certaine fierté à l’évocation de certains événements historiques mais c’est absurde : il faut être réaliste, on ne garde de l’histoire que les parties qui nous arrangent. Il existe différentes versions d’une seule et même histoire en fonction du territoire dans lequel on se trouve.


Swing Time, Zadie Smith, éd. Gallimard


Propos recueillis dans le cadre de la présentation publique de Swing Time,
à la Salle Blanche de la Librairie Kléber par Cécile Becker

Photos Pascal Bastien