Vos romans ont toujours été très ancrés dans l’Est londonien. Une nouvelle fois, avec Swing Time, nous sommes à Kilburn, quartier populaire où vous avez vous-même grandi. En quoi ce territoire influence-t-il votre littérature ?
Je suis née à un endroit qui est représentatif de l’histoire anglaise. D’abord, ce qui frappe c’est que jusqu’à la fin des années 1880-1890, ce territoire, c’était la rase campagne, il symbolise aussi l’industrialisation rapide de l’Angleterre. Kilburn a été l’une des premières banlieues anglaises à émerger puis l’un des premiers territoires à accueillir des vagues successives d’immigration. Dans les années 40, c’était pratiquement entièrement un quartier juif, puis sont arrivés les Pakistanais et Indiens et enfin, quand je suis née, les Jamaïcains et Irlandais. Je suis chanceuse car cette histoire me permet à la fois de parler du particulier et de l’universel.
Peut-on dire de votre écriture qu’elle est cosmopolite ?
Je dirais que mon écriture a plus à voir avec la liberté de mouvements, c’est en tout cas là que j’en suis en tant que personne. J’écris souvent sur ceux qui n’ont pas le luxe de pouvoir se déplacer comme ils le souhaitent, ils sont sur-définis en étant considérés comme des « locaux ». Swing Time se situe dans un entre-deux : je parle de ces « locaux » qui payent leurs impôts, appartiennent à un État (pour le meilleur ou pour le pire) et sont très enracinés. Et je les confronte, dans ce cas précis, à une pop star multimillionnaire [Aimée, icône pop à mi-chemin entre Beyoncé pour la notoriété et Madonna pour ses aspirations humanitaires, ndlr] qui vit sans attaches, sans nation, qui paye peut-être ses impôts, qui a de l’influence et jouit d’une exceptionnelle liberté de mouvements. Quand j’écrivais je pensais à ces deux manières de vivre en tant qu’individus.
Swing Time c’est une référence directe au film de George Stevens qui cristallise les souvenirs de la narratrice, cérébrale, élevée par une mère ayant une très forte conscience politique. Elle raconte cette amitié qui la lie à Tracey, fillette pleine de vie, qui s’exprime magnifiquement par la danse. De ce contraste découle toute l’histoire : de fillettes, elles deviendront adolescentes et se construiront adultes, pas toujours pour le meilleur. Pourquoi cette confrontation-là ?
Je suppose que je suis naturellement attirée par les contrastes, et suis fascinée par les dons innés dont certaines personnes sont douées, et leur signification enchevêtrée à une construction sociale. En écrivant, j’ai fait beaucoup de recherches sur la méritocratie, ces sociétés dans lesquelles nous vivons qui disent à leurs citoyens : « Si tu te comportes bien, si tu travailles dur, alors tu peux t’inscrire dans le monde ». J’ai grandi au sein de cette culture-là, dans l’Angleterre des années 70. Cette méritocratie représentait pour beaucoup, dont moi, un article de foi. Mon but a notamment été de démontrer que cette méritocratie n’est pas aussi méritocratique qu’elle le dit. J’ai fréquenté une école publique, comme des milliers d’autres enfants, et j’ai été l’une des deux filles qui étaient suffisamment douées pour intégrer une bonne université. Quand je suis arrivée dans cette université et que j’ai rencontré des enfants qui sortaient d’écoles privées onéreuses, je leur ai demandé : “Qui sont les deux élèves qui viennent de cette école ?” Et ils me répondaient : “Deux élèves ? 2/3 de notre école a intégré cette université !” [Rires] Et là, j’ai cherché une explication : soit les 2/3 des effectifs des écoles privées sont des génies – ce dont je doutais sincèrement – ou le système n’est pas aussi équitable qu’il le dit. C’est un de mes points d’accroche dans l’écriture : qui passe devant ? Pourquoi ? Sur quelles bases ? Quelles sont leurs capacités qui sont reconnues ? Lesquelles sont ignorées ? Dans mon roman, Tracey est ce que l’on peut considérer comme un génie physique, qui, dans le contexte que je viens de nommer, n’a aucune valeur, et la question est pourquoi ? Je ne dis pas que les dons devraient être ignorés, certaines personnes sont très belles, certaines sont douées en maths, d’autres peuvent courir un 100 mètres sans être essoufflées. C’est ce qui fonde la beauté humaine. Mais qu’est-ce qui découle de ce principe ? L’un des arguments de la gauche, en tout cas originellement, c’était de dire peu importe les dons qui nous sont offerts par la nature, nous sommes tous égaux. Et cela passait par l’école et la sécurité sociale gratuites. La vie que j’ai vécue et celle que mes amis ont vécu dépendait des aptitudes et nos droits en découlaient. En Angleterre, il est désormais impossible d’intégrer une université gratuitement. Et si les arguments de la droite continuent à être entendus, on perdra cet autre acquis : la sécurité sociale.