Podcasts d’amour #1 : Salade Tout

Salade Tout, c’est un podcast belge (une fois n’est pas coutume) qui part d’un postulat : l’alimentation est politique. Après une première saison construite comme un road-trip autour de la gastronomie belge, Elisabeth Debourse, journaliste société, et Axelle Minne, artiste et designer, se sont mises à table avec le Covid-19.

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Salade Tout, notre podcast préféré mêlant food et politique. Photo : Lou Verschueren.

Pourquoi parler d’un podcast belge à Strasbourg, demanderez-vous ? D’abord parce que des podcasts, on en écoute toutes et tous, ensuite, parce que nos cultures sont aussi proches que notre passion commune pour les pommes de terre, surtout parce que Salade Tout, est un podcast bougrement bien fichu (production RTBF, soutenu par le Fonds pour le journalisme) et que sa deuxième saison nous a aidé à penser la crise sanitaire.

En vérité, tout part d’un dîner au Pont Corbeau entre les deux confinements. Je ne connaissais pas Elisabeth Debourse. Elle et ses ami·e·s occupaient alors une large table de notre winstub strasbourgeoise préférée, au soir d’une opération sourcing vignerons. Un verre en amenant un autre, nous avons fini par réunir nos deux tables – les dernières alors que le restaurant se vidait – et avons taillé le bout de gras. La conversation était animée et avinée. J’ai alors découvert qu’Elisabeth était journaliste et que sa plume bien acérée abordait avec les dents une excellente newsletter food : Mordant. Nous avons échangé nos Instagrams et j’ai plongé tête la première dans le podcast Salade Tout. C’est ça aussi le plaisir de la table : divaguer, conserver quelques liens.
En une après-midi, j’ai dévoré la première saison. Le premier épisode, qui partait à l’assaut de la frite, de son histoire, de ses cuissons, de ses guerres aussi, m’avait passionnée par sa construction d’abord (comme un road-trip), par sa précision aussi. Lorsque la deuxième saison est sortie, rebelote : j’ai religieusement tout écouté. La narration, l’utilisation de la musique, la voix (celle d’Elisabeth Debourse, qui pour cette seconde saison est seule au micro) – qui n’hésite pas à fouiller l’intime et à mettre des mots sur ce qui la traverse lorsqu’elle rencontre la surprise et l’émotion –, la construction, le montage, l’intelligence et l’honnêteté intellectuelle jamais démentie… un travail d’orfèvres suivi de près et mis en images par Axelle Minne. Salade Tout, c’est un podcast sur lequel tu appuies sur pause pour réfléchir, un sujet de conversation avec tes collègues et ami·e·s, une bonne claque sur nos habitudes qui nous pousse à nous remettre en question.

Une saison sauce corona qui te fait prendre conscience que les problématiques que le virus a exacerbé, existaient déjà et qu’il serait temps de passer un bon coup de serpillère sur notre rapport au travail, sur les inégalités, sur la hiérarchie et les systèmes de domination en cuisine et tout autour. En un mot : brillant. Au menu (et dans l’ordre) : Cuisinière, nom féminin ; la livraison de repas ; l’aide alimentaire (bouleversant) ; le maraîchage et enfin, le restaurant de demain.

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Elisabeth Debourse, journaliste société et autrice d'une newsletter de feu : Mordant. Photo : Lou Verschueren.

Cette première saison était construite, à l’image du premier épisode consacré aux frites, comme un road trip, plutôt une balade je dirais. Pour la seconde saison, on sent que la structure a été plus réfléchie, plus travaillée aussi, on est beaucoup plus proche d’un format documentaire. Pourquoi cette évolution ?
Axelle Minne : Au mois de mars, on a commencé à discuter d’une seconde saison, mais avec l’émergence du virus, tout a été revu. Il fallait ramener un contenu pertinent, s’ancrer dans un temps spécifique et cette forme s’est imposée. Toute la narration a changé, et cela vient aussi du faut qu’Elisabeth est seule à la voix.

Ce qui renforce l’impression documentaire dont je parlais, c’est le montage, l’utilisation de la musique, l’émotion aussi, techniquement, comment avez-vous travaillé ?
Elisabeth Debourse : Notre esthétique, qu’elle soit narrative ou sonore a évolué depuis la première saison. À l’époque, on était les plus grandes novices du monde, là on a pu pousser nos connaissances et renforcer l’entourage aussi.

Dans la narration, il se passe quelque chose d’assez rare en termes de radio : par exemple, on a l’habitude, quand les interlocutrices ou interlocuteurs font des fautes, de leur faire reprendre leur phrase. Là, non seulement, vous vous autorisez à reprendre des paroles à votre compte mais vous vous employez à coller à la réalité et au naturel, pourquoi ?
E.D. : L’idée qu’on a eue, c’était vraiment d’être dans une enquête. Cette fois, le micro est embarqué. Le format aurait sans doute été différent si les gens avaient été assis. Il y a des passages que j’aime beaucoup où on va gratter un peu plus loin, où on ne va pas être d’accord. Surtout, on n’a rien écrit à l’avance, tout s’est construit autour de nos découvertes des sujets et des gens. C’est dans un second temps, lorsque nous avons eu tout le matériau, que l’on a écrit. On n’avait rien à faire dire aux gens, on avait un angle mais pas une thèse à démontrer. Les propos ont vraiment guidé la construction.

« Les frontières entre le sujet journalistique et la vie privée ne sont pas si nettes ; surtout quand on est sur un sujet comme la nourriture qui est très humain et très intime. » – Axelle Minne

Elisabeth, tu parles volontiers de toi : des livres que tu as lus, des discussions avec ta mère, tes amis, des moments où tu as pu ressentir de fortes émotions, comme tu le dis à un moment, on ne s’attend pas à ça de la part d’un ou d’une journaliste, pourquoi ? C’est presque militant !
E.D. : Si je ne prône pas un journalisme subjectif, je ne pense pas qu’on puisse être objectif. La plupart des choses que je mets personnellement sont des petites surprises à l’adresse de l’équipe par exemple. L’épisode sur l’aide alimentaire était un sujet lourd dont on a beaucoup parlé. C’était difficile de montrer cette part de soi, mais c’est comme ça que j’ai envie de travailler.
A.M. : Les frontières entre le sujet journalistique et la vie privée ne sont pas si nettes ; surtout quand on est sur un sujet comme la nourriture qui est très humain et très intime. En fait, on a voulu mettre en avant le processus de réflexion.
E.D. : On a toutes les deux travaillé sur le squelette de la saison, nos échanges étaient très organiques. On avait 1h30 de discussion avant de construire les sujets. Cinq sujets ont émergé de nos analyses personnelles, on a discuté ensemble de l’angle de chaque épisode.
A.M. : Mon rôle c’était de toujours revenir à l’intention première : explorer les effets de la crise sanitaire. La saison 1 c’était clairement un panorama de la culture food en Belgique, un portrait social et politique. Nous sommes toutes les deux assez investies sur le rôle de la nourriture dans nos vies, et c’est important que ça ressente. Sur la saison 2, c’était clairement politique.

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Axelle Minne, artiste et designer, tête pensante et organisante de Salade Tout, directrice artistique surtout. Photo : Lou Verschueren

« Le Covid vient révéler les failles d’un système qui est fait pour une certaine catégorie de la population. » – Axelle Minne

Cette saison 2, c’est en fait l’ADN de Salade tout : la nourriture est politique et sociale…
E.D. : Pendant le premier confinement il s’est passé beaucoup de choses autour de l’alimentation : que ce soit chez nous à la maison, par les décisions politiques. Tout ce qui nourrit ma réflexion sur l’alimentation était tout d’un coup très incarné par la crise : ça parlait de culture, d’économie de politique… On a régulièrement dû se recentrer sur la crise sanitaire, parce que c’était une manière d’éclairer des problématiques qui existaient déjà.
A.M. : Le Covid vient révéler les failles d’un système qui est fait pour une certaine catégorie de la population.

Au travers des épisodes, on croise tout ce qui a été bouleversé par la pandémie. Le premier épisode se concentre sur les femmes en cuisine dont la charge mentale a encore augmenté avec le confinement, mais vous ne vous contentez pas d’aller que dans ce sens, vous interrogez aussi des hommes, vous nuancez le propos et détricotez l’imaginaire collectif. Cela demande, j’imagine, une honnêteté intellectuelle à toute épreuve ?
E.D. : Ce sont les gens qui ont tiré la narration aussi loin, qui nous ont permis de réfléchir loin. Ça a trait à l’honnêteté intellectuelle envers les gens qu’on rencontre et les auditrices et les auditeurs. Dans le cas du premier épisode, il y avait les statistiques : 80% des femmes participent quotidiennement à la préparation des repas, du côté des hommes c’est 32 %, c’est pas dingue, mais ce n’est pas négligeable non plus. Il s’agissait aussi d’ouvrir cette conversation.

Le deuxième épisode se concentre sur les livreuses et livreurs qui eux aussi, ont été en première ligne. Là encore, on comprend que leur existence est essentielle en temps de pandémie, notamment pour permettre aux restaurants de survivre, mais cela ne vous empêche pas de le remettre en question. Au final, c’est surtout de rapport au travail dont il est question…
A.M. : Ce qui était important pour nous, c’était de toujours recontextualiser, de retravailler. Salade Tout s’inscrit dans quelque chose de visionnaire. On a envie que ce système évolue et pour tout le monde. C’était important que chaque épisode se termine par des pistes de réflexions, des solutions ou des questions à se poser individuellement ou collectivement. Les auditrices et auditeurs sont amenés à prendre position, à réfléchir.

Le troisième épisode, en deux parties, parle d’aide alimentaire notamment et est sans doute le plus bouleversant. Sur les réseaux sociaux, lors du premier confinement en France en tout cas, on a vu de nombreux restaurants proposer des plats pour le personnel soignant par exemple, comme si on avait oublié la misère alors que celle-ci s’amplifiait du fait de la crise, qu’est-ce que cela raconte selon vous ?
E.D. : Les conditions de travail pour les soignants et soignantes sont misérables, mais eux, elles et ils peuvent manger. J’ai compris ce soutien, mais après quelques semaines, je me suis dit : où sont celles et ceux qui sont dans le besoin ? Faire ce reportage-là aux Restos du cœur c’était pour moi très important. Je retiens cette litanie : combien de personnes ? Combien de repas ? Et de voir les chiffres s’accumuler. La situation est dramatique, les décisions n’ont pas été prises ou pas au bon endroit. Beaucoup d’experts m’ont raconté ce qui n’allaient pas. ON crée un système autour de l’aide alimentaire plutôt que de la démanteler.
A.M. : Les gens qui ont fait à manger pour les soignantes et soignants pendant la première vague, ils ne l’ont pas fait parce qu’elles ou ils ne pouvaient pas se nourrir, mais peut-être parce qu’on avait conscience que le gouvernement délaissait l’hôpital. J’ai vu ça comme un acte de soin, du care. Ça illustre comment on prend soin des autres à travers la nourriture.

« Ce que ça veut dire c’est que ces visions et idées, elles existent déjà, il suffit juste d’écouter. » – Elisabeth Debourse

Vous détruisez aussi un certain nombre d’idées reçues, notamment dans le quatrième épisode : non, le monde d’après, n’est toujours pas arrivé. Celui où on favoriserait le circuit court, qui célèbrerait les petits producteurs, ça a été le cas pendant le premier confinement, or, une fois le déconfinement opéré, les consommatrices et consommateurs ont repris leurs habitudes, que faudrait-il selon vous pour que les choses changent véritablement…
E.D. : Comme le dit Justine dans cet épisode, des choses se passent mais elles se passent à côté du système. On aurait pu aller plus loin, notamment sur les politiques agricoles communes, les aides allouées par l’État et l’Europe qui ne sont pas allouées aux bonnes filières. Ce qui se passe est positif mais ça n’est pas suffisant. Cet épisode ne donne pas réellement de pistes mais il montre qu’il y a un idéal qui existe qui alimenté par des gens, mais un peu au péril de leur vie

Pour moi, le dernier épisode qui interroge la notion même de « restaurant » en temps de crise, est presque un manifeste : en donnant la parole à une ribambelle de personnalités, notamment un historien de l’alimentation et des restauratrices et restaurateurs, vous montrez qu’il faut revoir la hiérarchie des restaurants, qu’il faut inventer d’autres expériences.
A.M. : C’était l’épisode le plus compliqué. Pour chaque épisode, c’était un travail d’écrémage, comme une espèce d’entonnoir. Celui-là, il y avait la question : que veut-on dire sur les restaurants ? Et puis c’est quoi, les restaurants ? De quels restaurants on parle ? De la cantine, des restaurants étoilés ? Cette question nous a guidées.
E.D. : On avait assez peu de références de terrain, parce que c’est difficile de parler du futur. À la fin de l’épisode, une espèce de collage de voix, on a délibérément choisi des personnes assez jeunes qui avaient des visions. Ce que ça veut dire c’est que ces visions et idées, elles existent déjà, il suffit juste d’écouter.

Comme toute bonne série, je me dois de poser cette question, y aura-t-il une saison 3 ?
E.D. : Après la saison 1, on se disait que non, et puis finalement…On n’a jamais parlé de saison 3. Il nous faudra au moins un an avant d’en reparler. Mine de rien c’est éprouvant [huit mois de travail ont été nécessaires, ndlr] et puis l’avenir est très incertain.
A.M. : Et puis, j’ai envie de dire : laissez-nous profiter de notre bébé !


Le podcast Salade Tout est disponible sur toutes les plateformes d’écoute : Spotify par exemple, mais aussi sur le site de la RTBF.


Propos recueillis par Cécile Becker