Bertrand Belin, accore perdue

En 2015, Bertrand Belin sortait Cap Waller, album plus sec encore que les précédents, tant au niveau du jeu que du langage. Des poésies musicales, plastiques, en face à face avec des silhouettes perdues. Rencontre.

Bertrand Belin © Christophe Urbain
Bertrand Belin. Photo : Christophe Urbain

Un navire en cale sèche abandonné du large, même de ses accores. La chanson de Bertrand Belin file, sans détour aucun, des individus sans visages, souvent seuls, ababouinés, parfois en perte et pétris de désirs. Ils sont posés là, offerts à l’oreille, à ce qu’on daignerait y comprendre. Abrupte, rocheuse, plus blues, la chanson roule à contre de la vague tricolore. Une lame de fond emportant avec elle des flots de mots mesurés. Toujours. Parcs, Hypernuit, les autres. L’épure, un peu plus sur Cap Waller. Là, en face, juste là, Bertrand Belin invoque la précision : étayer, détailler, clarifier. Là, juste en face, volubile. « Seulement le beau geste, seulement le mot juste. »

Je vous ai entendu dire que vous aviez eu envie de danser sur Cap Waller, si c’est assez surprenant, l’on sent tout de même une rythmique plus déterminée. Qu’est-ce qui vous a donné envie de déplacer le curseur dans ce sens-là ?
C’est simplement le naturel intérêt qu’on peut porter à l’évolution des formes. Quelque métier qu’on exerce, il faut aller de l’avant, il faut tirer un peu plus sur l’invisible, c’est ce que je fais. La musique, c’est comme la peinture ou la sculpture, il faut travailler la forme, la faire évoluer. Il faut déplacer le curseur, se déplacer. Je ne trouve pas que ce dernier disque soit un disque de rupture, il y a beaucoup plus de similitudes avec ce que j’ai fait avant, que de différences. Ce n’est pas tant que je veuille danser sur cet album. Quand je dis ça, ça n’a rien à voir avec : « Allez ça suffit, soyons gais et dansons. » Mon propos, c’est de trouver un lien avec la pulsation des veines, donc du corps. J’avais envie de retrouver quelque chose qui traverse le corps, et la façon visible que la musique a de traverser le corps, c’est de le mettre en route, en mouvement. À un moment donné, la musique ça s’écoute, il faut qu’on puisse battre du pied. Mais je ne vais pas faire un album de disco, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Ce n’est pas pour rejoindre la cohorte de décomplexés de la pop music occidentale qui chante en chorale et veut absolument être fluo et danser à fond, vite, avant de mourir. Je vois ça comme une espèce de fuite en avant, assez amusante à observer. Il y a beaucoup de détresse dans tout ça, il me semble. Je ne me trouve pas à cet endroit-là quand je veux faire de la danse. On voit le résultat, ça reste quand même relativement modeste en terme d’invitation à la danse. [Sourires] Je suis musicien et avant tout, pour la scène. Je vois la musique comme quelque chose qui se pratique en présence de gens. Enregistrer un album, pour moi, c’est plus un travail de plasticien…

Justement, sur cet album-là, je perçois quelque chose de plus impressionniste.
Ce qui est typique dans ce disque, et qu’on sentait déjà depuis Hypernuit, c’est l’image arrêtée. Ça a quelque chose à voir avec la peinture. Quand on raconte une histoire, on est dans un mouvement qui va d’un point à un autre, on a un sentiment de déplacement, proche du cinéma. Alors que beaucoup de chanteurs comparent leurs chansons à des courts-métrages ou à des scènes de cinéma, moi, ce serait plutôt à des tableaux ou des photographies : l’image se fige. On peut tourner autour de différents points de vue mais ce qu’on observe c’est une situation simple, comme si elle avait été saisie par un photographe ou un peintre. C’est ce que j’envie à la peinture : la façon dont elle irradie depuis l’endroit où elle se trouve ; comme ce tableau que j’ai beaucoup cité : La Chute d’Icare de Chagall. Sur Parcs, il y avait Plonge : un type prêt à plonger, les bras en croix, « va-t-il ou ne va-t-il pas y aller ? » Mentalement, on se représente une situation : un plongeur sur le point de plonger. Je ne dis pas s’il plonge en maillot de bain, je ne dis pas si on est à Acapulco ou ailleurs, comme un tableau ne dit pas tout ça. Le tableau montre une silhouette, mes chansons sont un petit théâtre de silhouettes, où il y a une, voire deux personnes dont on ne connaît ni le nom, ni le sexe. C’est le contraire du portrait balzacien où on nous apprend à voir le double menton qui pend, les tempes creusées. Je ne suis pas appelé vers ça, j’ai besoin de silhouettes avec des masques blancs. Si j’étais dessinateur ou peintre je dessinerais toujours les mêmes choses. C’est pour ça que la danse se fait « pulsationnelle », j’en ai besoin sans quoi je ne pourrais pas faire ce que je fais, sans quoi ça deviendrait morne plaine, ça deviendrait insupportable. Ça l’est déjà pour certains. Je trouve que c’est assez proche de la photographie ou de la peinture pour ce que ces deux disciplines partagent : cette image arrêtée qui produit un mouvement dans l’interprétation d’un observateur et pas dans le défilement d’une bobine. Cap Waller, peut-être plus que les autres, est vraiment construit sur ce rapport-là.

Vous cherchez donc à ce qu’on écoute entre les lignes ?
Il faut avoir envie de tirer sur ces fils-là, sur ces récits-là, il y a des gens qui ne se posent pas la question, qui aiment les chansons comme elles sont, comme s’ils acceptaient la part de mystère ou la part de choses non dites qui s’y trouvent. D’autres qui aiment apporter aux chansons la chair de leur expérience, d’autres encore que ça laisse complètement froid et qui trouvent que les chansons sont l’exemple de la vacuité la plus totale. C’est comme ça dans tous les arts. Dans Que tu dis, j’écris : « On s’approche sur le chemin […], quelqu’un, tiens, vient. Depuis le temps, je n’attends plus personne », la situation est simple : une personne est sur le pas de sa maison, sur le chemin arrive une silhouette qui approche en agitant la main. On peut se construire son récit soi-même. Qu’est-ce que cette peinture veut nous dire ? Quelqu’un en train de rentrer chez lui ? C’est un visiteur ? C’est le retour de l’enfant ? Le facteur ? Ça pose la question de la visite, de la solitude, du témoignage, de l’altérité dans ce que ça a de très rigoureusement schématique. Il y a une voix : « Que tu dis, que tu dis », qui vient nous expliquer : tu n’attends plus personne, ne nous raconte pas d’histoires ! Tu aimerais bien être visité de temps en temps, voire un peu plus. C’est une chanson qui convoque quelque chose qui a à voir avec la vieillesse et la solitude. Dans Cap Waller, il est beaucoup question de gens qui sont dans un processus de déclassement ou de solitude avérée.

Sur Cap Waller, le jeu à la guitare se fait plus sec. On y retrouverait presque un peu de John Lee Hooker…
J’ai écouté John Lee Hooker cet été, mais l’album était déjà fait. Cela dit, j’avais déjà écouté John Lee Hooker dans ma vie. Je n’arrive pas trop à m’en rendre compte, il me semble que dans Hypernuit c’était déjà pas mal comme ça. D’un point de vue purement technique et pratique, je joue avec une guitare qui date de 54. Elle fait partie des guitares électriques rudimentaires avec lesquelles les bluesmen de l’époque jouaient. C’est pour le son que j’ai choisi cette guitare. Dans mes chansons, il y a toujours des contrastes, des claviers notamment, du lap steel très réverbéré qui représenterait une sous-couche. Mes guitares sont assez sèches, c’est vrai. Pour qu’elles soient saillantes sur le paysage réverbéré du reste. Ce sont des effets de contraste que j’aime bien explorer parce que ça crée la profondeur de champ. Il y a comme une profondeur de champ dans la musique, depuis la stéréo qui se déplace sur un panorama gauche/droite. C’est essentiel que d’essayer de créer une dimension de proche et de lointain.

Bertrand Belin © Christophe Urbain
Photos : Christophe Urbain

De la même manière l’écriture se fait plus décharnée. Et ce jeu constant sur les consonances et assonances.
Ce qui est sûr c’est que c’est encore plus osseux, mais je n’ai jamais caché que j’ambitionnais d’écrire le moins possible. J’en profite jusqu’à ce que j’ai épuisé tout le monde et moi-même. [Sourires] Il y a quelque chose d’irrationnel dans tout ça, je réponds à des injonctions de l’inconscient. J’ai besoin d’avoir plus de silence et de blancheur dans ce que je fais. Dans ce qu’on appelle la chanson, ce n’est pas tellement pratiqué. Il y a encore un peu de recherche formelle à mener. Il y a des recherches formelles chez les plasticiens, il y a eu des courants de recherche conceptuelle au cours du XXe siècle, des bouleversements incroyables dans la façon de raconter les choses ou de les montrer : dada, le collage, le cut-up… Tous ces courants disparus qui n’ont pas existé dans la chanson populaire. J’envie ces artistes-là qui peuvent travailler leur art en faisant référence à des interrogations métaphysiques, à des questions de tous ordres. C’est comme ça que je fais de la musique. L’endroit dans lequel j’ai envie de m’inscrire, ce n’est pas dans le répertoire de la chanson française. Mais c’est d’emblée ce qu’il se passe…

« S’investir dans l’exploration de cette vastitude invraisemblable que représentent la littérature et la langue, c’était pour moi un moyen de prendre le large, de prendre la vie à bras-le-corps. »

Oui, on vous parle souvent du duo Bashung/Manset, parfois de Dominique A. Ces rapprochements me paraissent tronqués, qu’en pensez-vous ?
Il n’y a aucun rapport entre Dominique A et moi, c’est évident ! Il y a un rapport dans une certaine âpreté. Il a fait des chansons assez osseuses avec assez peu d’éléments mais toujours orchestrés de manière somptueuse depuis La Fossette. Quant à Bashung et Manset, je ne crois pas qu’ils étaient dans les mêmes quêtes. Il y a aussi eu le Bashung-Fauque, qui n’était pas le même. Là, il y avait un désir de faire une musique rock qui soit libérée des impondérables compromissions que le français impose à la structure de la musique. Inventer une langue où la sonorité prend une place plus importante. C’est le travail que Bashung a fait et que Gainsbourg lui enviait beaucoup, c’est pour ça qu’ils ont fait Play Blessures ensemble, parce qu’il y avait une fascination réciproque. Gainsbourg a aussi joué sur les allitérations, les consonances et les assonances, tous ces jeux de « tacatacatac », cette virtuosité formelle. On sentait qu’il avait besoin de dépasser une chose contrainte. Bashung l’a fait avec plus de plasticité mais souvent, le sens n’était pas la préoccupation principale. Dans plein de chansons, on peut déceler des sens ; beaucoup sont voulus, d’autres naissent de la façon de travailler, Bowie fait ça aussi, du cut-up. Dans mes chansons, le sens prédomine.

Votre manière de chanter rappelle celle des bluesmen des années 50 justement, à tel point que le langage devient très musical, on en oublierait presque que c’est du français.
C’est sûr, mais néanmoins je ne ferai jamais une chanson avec des mots qui sonnent bien parce qu’ils sonnent bien. Dans la chanson Folle Folle Folle, l’usage du mot « pluine » me permet de donner une certaine rondeur à la pluie. « Pluine » est un mot que je croyais avoir inventé mais qui existe dans le dictionnaire. Malheureusement, j’ai pu le remarquer. J’ai donc inventé un mot existant. [Rires] La plasticité des mots est importante, personne ne dira le contraire, mais pas au détriment du sens en ce qui me concerne. Je veux vraiment que ce soit une silhouette qui marche sous une pluine folle folle folle. La répétition dans la chanson est une chose qui est permise, c’est même le B-A.BA de la chanson. J’en use peut-être de manière indigeste pour certains, mais c’est pourtant un vieux truc : Frère Jacques, c’est Frère Jacques. [Il chante] Les chansons d’enfants sont fondées sur ce principe de répétition. Dans mes chansons si je répète, c’est parce que ça crée une sensation de surplace.

Bertrand Belin © Christophe Urbain
Photos : Christophe Urbain

En lisant votre livre, j’ai beaucoup pensé à Construire un feu de Jack London. Dans Requin, un homme se bat contre l’eau, dans Construire un feu, c’est le même genre de bataille mais contre la glace.
Alors ça, c’est curieux, vous savez que j’aime beaucoup Construire un feu ? Je l’ai lu avant d’écrire Requin, ou pendant. Ça fait partie des récits courts d’une grande densité que j’affectionne particulièrement. Comme beaucoup de nouvelles d’Henry James : Le Tour d’écrou, L’Élève ou L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono. Des récits brefs avec une écriture d’une grande virtuosité au service des histoires qui sont racontées. Je pense aussi à Comment j’ai tué un ours de Mark Twain, qui est génial.

Vous avez rencontré la littérature à l’adolescence, mais vous souvenez-vous du moment où l’écriture s’est imposée ?
Quand j’ai découvert la littérature, j’avais 18 ans, je vivais à Paris, je travaillais, je vivais seul. J’étais livré à moi-même et je me considérais comme un adulte. C’est maintenant que je suis un adolescent. J’ai toujours eu envie ou besoin d’écrire, c’était un grand défi pour moi, comme toutes les choses plus grandes. S’investir dans l’exploration de cette vastitude invraisemblable que représentent la littérature et la langue, c’était pour moi un moyen de prendre le large, de prendre la vie à bras-le-corps. Je sentais aussi que ça m’apportait un grand secours : le témoignage des autres, la vie des autres, ce que les gens vivent ou ont vécu, l’aspect magique de l’inscription, de l’imprimerie, du signe, du décryptage, de la lecture. Quand j’étais enfant ou adolescent j’avais beaucoup de difficultés à écrire sur un plan strictement pratique, je n’écrivais pas facilement. On voit bien ce que vivent les gens qui sont en difficulté par rapport à ces deux mamelles-là : lire et écrire. C’est presque un abri. Je sentais qu’il y avait là un endroit au sec, une grotte.

Après quoi courrez-vous ?
Je cours après l’idéal, non ? Comme tout le monde. Quand on pratique une discipline artistique, on a un objectif, une destination fantasmée, idéalisée. Elle permet de donner un lieu à nos recherches, sinon on serait dans quelque chose de tellement lâche qu’on pourrait être perdu. Je me sens sur une ligne de crête, j’ai besoin de garder l’équilibre. Pour garder l’équilibre, il faut que je garde une trajectoire. Pour avoir une trajectoire, il faut avoir une destination donc cette destination est un idéal d’harmonie et de beauté qui est aussi mystérieux que ce qu’il y avait avant le big bang, quelque chose qui tient de disque en disque, de chose en chose. On essaye de s’approcher de cet idéal qui à chaque fois s’éloigne d’autant. Je ne sais plus qui disait ça mais faire un disque, faire un livre, à chaque fois c’est rater en mieux, en allant vers quelque chose qu’on imagine être une situation idéale.

« C’est ça aussi l’ivresse, c’est ça aussi la beauté, la volupté, le sexe, tout ça ce sont des choses qui nous sortent de cette peur panique organisationnelle. »

En revenant sur des choses que vous avez écrites ou des morceaux que vous avez chantés, ne retrouvez-vous pas des bouts de cet idéal, des choses qui vous dépassent ?
Il y a bien quelqu’un qui parle en dehors de soi. Quand on croit faire une chanson qui a l’air de rien, qui semble sortie d’un rêve comme Requin : un type qui est dans un parc qui ne se sait pas exactement ce qu’il fout là, ça peut avoir l’air d’une pure fiction, de sortir d’une fumée. Trois ou quatre ans après, on s’aperçoit que ça avait une signification beaucoup plus puissante. Il ne s’agit pas d’éclats d’idéal dissimulés dans le parcours, il s’agit de voir le rapport profond qu’on a au langage, à la forme. Quoi qu’on fasse, on s’exprime, quoi qu’on fasse on exprime quelque chose de soi très fort même quand il n’y paraît pas. Certaines chansons sont plus proches de cet idéal que d’autres.

Lesquelles ?
C’est susceptible de changer avec les années, mais Ne sois plus mon frère, Hypernuit, Tout a changé, Le Colosse, Madeleine, Comment ça se danse, Çavaçavaçavaçava. Sur cet album-là : Altesse. Ce sont des chansons dont je suis sûr. Les Oiseaux sur La Perdue, je suis complètement convaincu de ça, La Tranchée aussi. Il y a des chansons dont je ne doute pas…

Comment fait-on lorsqu’on doute d’une chanson ?
Elle ne nous appartient pas. On peut en être l’auteur, contrarié ou déçu, mais notre propre réaction n’a pas de valeur. En faisant Hypernuit, pendant que j’écrivais les chansons, je ne savais pas du tout ce que j’étais en train de foutre. Je n’aurais jamais pu dire si ces chansons valaient le coup ou non. Je les faisais et j’avais pris la décision de dire qu’elles étaient bien et que j’en étais satisfait, parce que je travaille avec des musiciens que je ne vais pas alimenter en doutes. Il faut qu’ils me fassent confiance donc je surjouais la confiance alors que je n’avais aucun regard sur ce que je faisais, j’étais complètement largué. Aujourd’hui, c’est l’album dont je suis le plus fier. Hypernuit est un album solide, je ne suis pas tombé à côté. Il m’exprime beaucoup. Depuis cette expérience-là, l’avis que je peux avoir sur les chansons ne dit rien de leur valeur.

Aimez-vous votre voix ?
Je ne sais pas si j’aime bien ma voix, ce n’est pas une histoire de plastique. Entre ma voix et moi je ne fais pas de différences. Je ne peux pas apporter d’écoute objective de ma voix, il y a bien des voix que je préfère à la mienne : Ella Fitzgerald, Oum Kalthoum, Jewel Brown, je ne vous cite que des femmes-là. Euh… Lou Reed, Bourvil, c’est bizarre, mais c’est vrai !

Votre mot préféré ?
“Clavicule”, j’aime bien “aquarium” aussi.

Comme un motif dans un tableau, l’eau est omniprésente. Vous laissez-vous guider par cet élément ?
L’élément liquide, indéniablement, j’en suis esclave. Ça s’explique de manière, disons, traumatique. J’ai grandi sur une presqu’île entourée d’eau. L’océan a toujours été le lieu de toutes les spéculations, c’est un lieu de dangers, de périls, c’est aussi un lieu nourricier, nourrissant. C’est un lieu qui résume le monde dans lequel je vis. C’est inexplicable, c’est comme si on demandait à quelqu’un né dans le désert à quel point ça aurait cartographié son paysage mental. La ville constituerait toujours un obstacle pour quelqu’un qui aurait grandi dans le désert.

L’écriture vous permet-elle de garder les choses ?
Ça ne répertorie pas nos actions, c’est le cœur palpitant des actions. Je suis quelqu’un d’assez inquiet de voir la distance que je prends avec l’enfance. Ce n’est pas une inquiétude de chaque instant mais cela donne le “la” de l’existence. C’est vrai que dans l’écriture, je suis assez en conversation avec mon passé mais pas dans son détail. Je souffre beaucoup de la faiblesse de ma mémoire. Je ne suis pas capable d’apprendre simplement pour apprendre. Par contre, quand j’ai un rapport intime, sensible, à quelque chose, un livre, un film, n’importe quoi, je suis incapable de l’oublier. Mais il y a des pans entiers de ma vie qui s’effondrent comme des châteaux de sable d’enfants avec la mer qui monte. Dans l’entourage, il y a des gens qui sont dépositaires de fragments de mémoire qui tout à coup nous disent : “si mais enfin comment peux-tu ne pas t’en souvenir.” Alors parfois, il faut avoir recours aux stratagèmes en faisant semblant de s’en souvenir, sinon tu vexes les copains. En ce moment, j’oublie même parfois exactement ce que j’ai fait hier.

Comme vous l’écrivez dans Requin, il y a aussi ces fantasmes qu’on se crée sur des choses qui nous seraient arrivées.
On le fait tous un peu dans des proportions variables. Le vivre, c’est un exercice de ratification et d’ordonnancement. Vivre c’est quand même quelque chose d’assez fou. Il y a cette force qui nous conduit à ordonner les choses. Vivre, c’est ordonner. Mais c’est chimérique de penser qu’il y a un moment où ce sera rangé.

Et l’envie de déranger ?
C’est une métaphore bien sûr. Quand je dis “vivre, c’est ranger”, je ne dis pas que chacun vit de cette façon mais c’est le grand travail de l’espèce. C’est ça aussi l’ivresse, c’est ça aussi la beauté, la volupté, le sexe, tout ça ce sont des choses qui nous sortent de cette peur panique organisationnelle.


Bertrand Belin en concert :
1er mars 2019 | La Laiterie | Strasbourg
2 mars 2019 | L’Autre Canal | Nancy


Propos recueillis par Cécile Becker
Photos Christophe Urbain