De l’ambition
« À l’époque, on s’était dit que c’était de toute façon impossible de faire pire que de vendre des disques », s’amuse-t-il. Le décollage se concrétise il y a une paire d’années avec le retour des ventes de vinyles et l’émergence de Spotify et Deezer. Cet « entre-deux » offre un vaste champ de perspectives à la société qui compte huit salariés. « Je sens que ça reprend, confie Julien Hohl. C’est juste que, pendant dix ans, tout le monde a un peu galéré à retrouver ses marques. » L’entrepreneur a beaucoup appris de ses pairs, à Paris, où il dispose désormais de locaux. « Je posais mon cul dans le bureau des DA [directeurs artistiques, ndlr] et j’écoutais. C’était du mimétisme pendant très longtemps. Car il n’y avait personne ici, bien qu’il y ait plein de labels. Comme Herzfeld, que j’aime beaucoup et qui fait des sorties magnifiques, mais qui n’a aucunement envie de faire ce qu’on fait, c’est-à-dire avoir des salariés et des stratégies marketing. » Cette ambition naissante n’a pas épargné « le rocker de l’Est », son surnom dans la capitale : « C’est la meilleure et la pire des choses que de travailler avec des artistes, confie-t-il. Des fois, on a l’impression d’être un papa pour eux et c’est très difficile de rester amis. Parce qu’à un moment, tu as une position de merde où tu dois dire non et ça ne leur plaît pas. Pour moi, il y a eu des étapes très dures dans l’acceptation d’être M. Connard mais c’est la vie ». Mal à l’aise avec cette nouvelle posture, il a trouvé du soutien auprès de l’un de ses voisins du quartier gare : Thierry Danet, emblématique directeur de la Laiterie. « À un moment, j’ai volontairement décidé de ne plus signer de groupes de Strasbourg. Ils se sont sentis délaissés mais cela a assis Deaf Rock en tant que label français avec une étiquette nationale », poursuit Julien. Depuis, certains liens ont été renoués, souvent « autour d’une bière » comme lors des 10 ans du label célébrés en juin à l’éphémère Café de la Biennale. Il arrive que l’insouciance des débuts manque par moments à Julien Hohl. « Je passe pour le gros con de major qui a une lourdeur dans ses sorties. On a des process et on est devenu un peu chiant. Quand on envoie Decibelles à Chicago pour enregistrer avec Steve Albini, ce n’est pas comme un artiste qu’on envoie dans le studio à côté, souligne-t-il avec un soupçon de nostalgie lorsqu’il évoque « la liberté de faire des trucs à la punk » à l’image du label Grabuge monté par Lysistrata. « Ils me font penser à moi il y a dix ans », glisse-t-il. Ce dernier a d’ailleurs tendu la main à la structure belfortaine en vue d’une collaboration.
« Le fond de roulement de Deaf Rock est trop important pour pouvoir faire que des petites sorties à 3 000 balles. J’ai envie de garder cette liberté mais il me faut quand même 4 à 5 gros disques par an où je peux vendre entre 3 000 et 5 000 disques », développe- t-il. Une équation à plusieurs inconnues qui positionne l’entreprise à la croisée des chemins : trop gros pour la nuée de petits labels indés et pas assez pour pouvoir rivaliser avec les mastodontes de l’industrie du disque. « Je commence à repérer les mêmes groupes que les majors sauf que je n’ai pas 50 000 balles à mettre sur la table ». Par défi ? « Non, parce que ça m’énerve de me faire piquer tous les groupes. Économiquement parlant, on ne peut plus se contenter de récupérer les miettes. »
Deaf Rock Records
Par Fabrice Voné
Photo Simon Pagès