L'Ososphère Philippe Groslier

La Laiterie, autopsie d’une salle

Le 25 octobre 1994 naissait La Laiterie à Strasbourg, l’une des toutes premières salles de musiques actuelles dans l’Est. Pour son 25e anniversaire, elle offre au public un week-end à la maison, gratuit et garni. C’est l’occasion de revenir sur la petite histoire d’un lieu à la fois singulier et emblématique, qui raconte aussi la plus grande histoire de toutes les salles nées après lui.

Plantée dans le désert
C’est l’histoire d’un lieu qui, en 25 ans, a eu beaucoup de petits frères. Quand il est né, il n’avait pas encore beaucoup de modèles à regarder. Il y avait bien le Florida à Agen inauguré en 1993 et, dans le coin, le Noumatrouff à Mulhouse, ouvert en 1992. Pas grand-chose d’autre. Les musiques amplifiées, comme on les nomme alors, sont encore essentiellement l’affaire d’associations qui programment des concerts avec beaucoup d’énergie et peu de moyens, dans des salles pas toujours équipées. L’époque commence à vouloir leur donner pignon sur rue, voire à les intégrer aux politiques publiques. Lors de la campagne des municipales de 1989 à Strasbourg, la question d’une salle de concert est même objet de débat (nostalgie d’un temps où la culture était un enjeu électoral…). Élue, Catherine Trautmann fera de la friche de l’ancienne Laiterie de la ville, dans le quartier gare de Strasbourg, un pôle culturel, avec notamment une salle de concerts pour les musiques amplifiées. À l’époque, ce n’était pas encore à la mode, mais il s’agissait déjà̀ de redynamiser un quartier, l’un des plus pauvres de la ville, par des équipements culturels forts.

« On est partis pour la gestion d’un Titanic sans avoir le permis »
Patrick Schneider

Nathalie Fritz et Patrick Schneider avaient monté une de ces associations qui organisent des concerts avec beaucoup d’énergie et peu de moyens. Avec Christian Wallior puis Thierry Danet, alors actif à Radio Campus, ils invitent notamment Geoffrey Oryema au centre socio-culturel de Neudorf et les Buzzcocks à la salle de la Marseillaise. Ils répondent à l’appel à projet lancé par la ville, et ajoutent le leur aux 10 autres déjà̀ déposés avant eux. C’était en août 1994, ils ont entre 20 et 25 ans. « J’ai trouvé́ que ces gens étaient sains, explique Norbert Engel, alors adjoint à la culture. Ils inspiraient une grande confiance, avaient une grande maturité́ pour leur âge. Et puis, à musiques nouvelles, visages nouveaux. »

« On est partis pour la gestion d’un Titanic sans avoir le permis, résume Patrick Schneider. On est tous autodidactes, on vient du commerce, de la chimie, de la communication, avec aussi un touche à tout. On ne présentait que de l’énergie, de la foi, et déjà un réseau. » Et un projet, évidemment. « Une ouverture maximale en nombre de dates et en type de propositions, résume Thiery Danet. L’idée était d’ouvrir le lieu au plus grand public possible, alors qu’à l’époque tout était très structuré par chapelles. C’est la ligne artistique de ce qui va devenir les musiques actuelles : rassembler toutes les esthétiques, donc les publics, dans une unité de lieu. » L’association Artefact PRL hérite de l’équipement en août, pour une ouverture le 25 octobre 1994… « Le cahier des charges était précis, se souvient Thierry Danet. Débrouillez-vous et qu’il n’y ait pas de problème. » Il y aura 24 concerts le premier mois d’ouverture (Kat Onoma, Maceo Parker, Pigalle, Theo Hakola ou Kool and the Gang), 200 environ la première saison.

L'Ososphère à Strasbourg, photo par Philippe Groslier
Le festival Ososphère 2015. Photo : Philippe Groslier

The Times They Are A Changin’
Vingt cinq années plus tard, la même association et les mêmes directeurs sont toujours à la tête de la salle. Patrick Schneider programme toujours les concerts, Nathalie Fritz gère l’administratif, Thierry Danet la communication, Christian Wallior assume la direction technique de la salle.
Pour le reste, l’histoire de La Laiterie s’écrit en parallèle de celle de la filière des musiques actuelles. Le label SMAC naît d’ailleurs quelques années après elle, en 1998, créée par Catherine Trautmann alors ministre de la Culture. Un label que la salle a obtenu puis perdu pour des raisons plutôt obscures puisque, au fil des années, elle avait aussi développé l’action culturelle et l’accompagnement des artistes, comme le demande le cahier des charges… Le passage de Mme Trautmann au ministère a contribué à la structuration de La Laiterie. « Ils se sont rendus compte qu’on était trop peu aidés », se souvient Patrick Schneider. Après 3 000 francs d’aide pour la soirée de lancement et des subventions au lance-pierre les années suivantes, La Laiterie peut aujourd’hui compter sur des aides à hauteur de 20-25% de son budget total – qui s’élève à 3M€, le reste étant des ressources propres – essentiellement de la part de la ville, puis de la DRAC, du Département, de l’Eurométropole de Strasbourg et, depuis cette année, de la Région Grand Est (30 000 €). Un montant modeste pour un équipement public et par rapport à d’autres salles. Il a toutefois permis d’employer 12 équivalents temps plein (au départ et pendant plusieurs années, Nathalie Fritz était la seule en CDI) et de stabiliser l’équipe depuis une dizaine d’années. Pour Patrick Schneider, « cette autonomie permet une grande souplesse ». Et surtout, en 25 ans, La Laiterie a assis une solide réputation auprès des artistes. Objectif : le top 3 français et le top 50 européen. « La Laiterie n’est pas une salle municipale, rappelle Patrick Schneider, c’est une salle d’envergure internationale », qui accueille en moyenne 80 000 spectateurs par an. « On nous a reproché d’être trop bunkerisé. À juste titre. Mais pendant les 15 premières années, on a joué notre survie. »

Pourtant, la salle est devenue clairement trop étriquée. Car, en 25 ans, elle n’a pas bougé elle non plus… Patrick Schneider rappelle que la plupart des salles équivalentes accueillent aujourd’hui entre 1 200 et 1 800 spectateurs, alors que la jauge de La Laiterie reste bloquée à 900. Avec l’augmentation du coût des concerts (pour contrebalancer la chute des ventes de disques), compliqué pour les artistes et les organisateurs de rentrer dans leurs frais avec une aussi petite billetterie. Patrick Schneider doit souvent sortir les rames. « J’explique aux artistes que La Laiterie a une âme. Ce lieu n’est pas aseptisé comme d’autres, et ça, ça nous sauve. Et puis on augmente aussi le tarif d’entrée, mai ça ne peut pas durer éternellement. » Sans compter que la salle est « rincée, essorée », pour reprendre les mots de Nathalie Fritz. « On a fait 180 à 200 concerts par an sur les dix premières années, rappelle-t-elle, alors qu’elle a été conçue pour en accueillir 100. On lui a mis 20 ans dans la vue. »

L'Ososphère à Strasbourg, photo par Philippe Groslier
Photo : Philippe Groslier

La ville n’est pas qu’une vitrine
Pour l’équipe, il est clair que l’avenir de La Laiterie passera par un geste fort de la municipalité. En attendant, cette municipalité, après avoir un temps laissé croire que la salle s’installerait sur le site de La Coop, dans une autre friche au cœur des nouveaux quartiers qui s’étendent vers l’est, lui a clairement signifié qu’il s’écrirait à coup sûr sur sa terre natale. Dans ce quartier toujours pauvre, toujours en développement, à nouveau un enjeu des prochaines municipales, et où s’installent aujourd’hui de nouveaux partenaires potentiels, comme une antenne du centre socio-culturel du Fossé des Treize. « On nous reproche de ne pas faire assez au niveau du projet pédagogique et culturel », rapporte Patrick Schneider. Elle le fera, nous assure-t-on, et à sa manière. En 2004, rappelons-le, La Laiterie avait composé un très riche programme de spectacles, conversations, ateliers et expositions, intitulé Voix croisées, autour du compositeur Georges Aperghis, d’Alain Bashung et du local de l’étape Abd al Malik. Elle travaille aujourd’hui à une saison parallèle, avec notamment les résidents de la plateforme Labels, « éco-système structurant de développement artistique » qui accompagne labels et artistes locaux installés dans le bâtiment d’en face. 

Elle accueillera un artiste en résidence en 2020, et vient de salarier une personne pour développer ce fameux volet culturel, aujourd’hui au cœur des préoccupations des collectivités, et dont personne ne se souciait encore il y a 25 ans. Comme ses petites sœurs, La Laiterie doit donc réussir la quadrature du cercle : rester inventive et pertinente, mais « plus rangée et rendant des comptes. » « Nous voulons rester une salle très forte, rappelle Patrick Schneider, qui soit un modèle au moins au niveau du Grand Est. On ne va pas se priver de faire Sonic Youth ou Antony &The Johnsons. » Certainement pas. 25 ans plus tard, il faut continuer à ne pas oublier pourquoi, au fond, on est là. « On aime la musique, rappelle Nathalie Fritz. Quand je découvre un artiste et que je l’aime comme une gamine, je me dis qu’il y a encore de la place pour moi. »


Soirées pour les 25 ans de La Laiterie les 24, 25 et 26 octobre (complet)
www.artefact.org


Par Sylvia Dubost
Photos Philippe Groslier