Terrenoire vers l'infinie beauté

« Vaillamment tombe l’arbre » chante Terrenoire dans son premier album, sublime ode à un père parti trop tôt. Face au naufrage, les liens fraternels comme planche de salut, la musique comme exutoire : plus fort que la mort, les mots offrent l’infini. Au plus profond du néant, la soif de vivre se fait urgence, de leurs mots sans détours à leurs corps qui se délient, Théo et Raphaël brillent de cette étincelle d’absolu, caractéristique de ceux qui ont frôlé le vertige du vide. Une énergie solaire flamboyante exprimée dans des textes crus, sincères et sans faux-semblants où pudeur et fragilité se mêlent au désir affamé de vivre, de dévorer, de s’abandonner à l’autre. Dans l’écrin de l’imaginaire, à l’écho de leurs voix qui résonnent, chaque instant de beauté fugace a le goût d’infini. Rencontre en marge de leur concert à l’Espace Django.

Terrenoire, Espace Django à Strasbourg ©Grégory Massat
Théo Herrerias (à gauche) et Raphaël Herrerias (à droite) composent le duo Terrenoire. © Grégory Massat

En août 2020, vous avez sorti votre premier album intitulé Les Forces contraires. La complémentarité des dualités vous inspire ?
Raphaël : Les forces contraires font partie des choses mises symboliquement au cœur du projet. De notre nom de groupe Terrenoire à celui de notre label Black Paradiso, il y a toujours eu l’idée de créer des polarités entre la terre, le ciel, le réel, le très pragmatique, l’imaginaire, le mythologique. Nous sommes deux frères qui avons une complémentarité dans le travail et dans les sensibilités, c’est ainsi que la musique s’harmonise. Nous sommes dans la recherche d’un équilibre presque philosophique et dans ce disque, c’est l’idée de vie et de mort qui a amené la notion de forces contraires. Comment une force éprouvante qui était la disparition de notre père pouvait amener dans notre musique une force vitale, une énergie, une lumière. Parce que la vie est une confrontation permanente, que ces confrontations créent un équilibre, une harmonie et qu’il faut l’accepter.

Dans l’album, vous vous mettez à nu et abordez avec beaucoup d’humilité la perte de votre père. Votre émotion se communique, qu’on ait vécu un deuil ou non.
Raphaël : La mort, la vie, la sexualité sont de grandes idées qui nous rapprochent tous. Nous traitons ces sujets en essayant d’être sincère, d’y mettre beaucoup de vérité, d’aller à l’os des choses. C’est presque un peu dur et au contraire on aime aussi créer quelque chose de plus mystique, spirituel et mystérieux. Notre musique est la rencontre esthétique de ces deux tenants. D’une part du très concret et, d’autre part, l’envie d’y mettre une lumière de mystère, d’immensité à travers la mort, l’infini, la mer, l’amour, le cosmos, les météores. Des éléments qui traversent poétiquement la vie, qui font qu’on peut vivre par des choses plus grandes que nous, en passant également par de toutes petites choses telles que la peau de l’autre, le contact, le cru de la mort, la difficulté, l’encouragement. On essaye de mettre de la simplicité dans des idées qu’on n’arrive pas à comprendre. C’est comme plein de points d’interrogation.

Dans Baise-moi, vous abordez le désir sous l’angle de l’instinct passionnel. On retrouve dans vos titres quelque chose de l’ordre de l’absolu.
Raphaël : L’absolu, c’est un beau mot. Oui, il y a une recherche d’absolu dans la quête d’être un musicien.
Théo : L’envie de ne pas y aller à moitié. Dans plein de strates de l’existence, c’est agréable d’y aller à fond. L’absolu se retrouve dans le prolongement de toutes ces symboliques que nous tirons du romantisme et des mythes ancestraux.

Terrenoire, Espace Django à Strasbourg © Grégory Massat
Terrenoire est le nom du quartier où Raphaël Herrerias et son frère ont grandi à Saint-Etienne. © Grégory Massat

La soif d’absolu n’amène-t-elle pas avec elle l’ennui et la mélancolie ?
Raphaël : Le risque de l’absolu, c’est la brûlure. Est-ce qu’on arrive à travers la musique à atténuer l’idée d’absolu ? L’absolu est l’idéal adolescent. En grandissant, on décontracte ce muscle-là. Il faut réussir à garder des phases d’idéalisme tout en ayant la souplesse, l’agilité de revenir au pragmatisme, en étant peut-être un peu plus humble dans son idéal. Il y a une forme de sagesse dans le fait d’attendre moins de la vie. Mais quand on fait ce métier, il faut que les deux s’articulent, sinon ça ne dure pas longtemps.

Terrenoire, c’est aussi le nom du quartier où vous avez grandi.
Raphaël : C’est surtout ça. Mettre notre ville sur la carte de France en prenant son nom, rendre un hommage perpétuel à notre enfance, à notre point de départ. Saint-Etienne n’est pas qu’une ville, c’est aussi des humains et des habitants, notre cercle intime le plus proche, notre famille, les gens qui sont arrivés sur cette terre, nos ancêtres immigrés. Une ville particulière parce qu’elle fait communauté, elle a une culture et un état d’esprit qui lui appartiennent et elle est présente dans le corps de chacun des habitants. Il faut aller à Saint-Etienne pour réaliser sa singularité, c’est une ville avec une culture particulière, ce n’est pas son architecture qui la détermine mais ses habitants.

Vous avez sorti un titre hommage à Saint-Etienne aux côtés de Bernard Lavilliers, également stéphanois. Cette collaboration était une évidence ?
Théo : Bernard Lavilliers avait demandé à son directeur artistique de trouver des artistes avec qui collaborer. Lorsqu’il a su qu’on était stéphanois, il a trouvé ça drôle et a eu envie de nous rencontrer. On le sentait ému lorsqu’on parlait de notre rapport à la ville. Au début, on lui avait écrit un long texte qui s’appelait Les pauvres et les riches, une sorte de chanson de transfuge qui parlait de la lutte des classes. Nous, on vient plutôt des classes populaires. Lorsqu’on s’est installé à Paris, on s’est rendu compte qu’on ne s’habillait pas assez bien, qu’on allait dans les fast-food, qu’on ne connaissait pas les bonnes adresses. Lorsqu’on arrive dans une soirée, on a la sensation qu’on voit sur notre gueule qu’on est des Stéphanois et pas des Parigots. Ce sentiment de honte de soi, on voulait en faire une chanson, bizarrement c’est une honte et une fierté à la fois. Tout d’un coup, pour les Stéphanois, on est devenus des Parisiens qui veulent devenir artistes et pour les Parisiens on est restés des Stéphanois, donc on n’est plus d’aucun camp, d’aucune classe. Bernard Lavilliers a bien aimé le texte, mais il nous a dit : « Ça c’est votre histoire les gamins. Par contre, il faut qu’on parle de Saint-Etienne. » On a donc réécrit une chanson.

Vous avez également sorti une adaptation de votre titre Ça va aller aux côtés de Pomme. Comment est née cette idée ?
Raphaël : On avait déjà écrit une chanson ensemble il y a très longtemps et on est resté proches. Ça s’appelait On était pas si puissants, c’est une chanson qui est dans un tiroir et qui dort. En novembre 2020, Pomme voulait nous inviter sur scène pour chanter Ça va aller. Comme ça n’a pas eu lieu et qu’on a notre petit studio, on lui a proposé de venir faire une nouvelle version avec nous. On était très curieux et honorés d’entendre la voix de Pomme sur cette chanson, ça lui allait bien.

Vous avez monté votre label Black Paradiso et réalisé certains de vos clips. C’est important pour vous de garder votre indépendance, de ne pas être formatés ?
Raphaël : Oui complètement, d’être maîtres de ce qu’on fait. On a réalisé pas mal de nos clips, parfois on a collaboré aussi, mais au début on avait zéro moyen pour faire autrement que par nous-mêmes. C’est quelque chose qu’on aime bien. On fait des Journaux de Bord aussi sous forme de vidéos, pour raconter un peu ce qu’on traverse. C’est important pour nous cette autre manière de nous raconter, on est pas spécialement vidéastes mais on aime bien essayer de faire des choses comme des punks, qu’on ne sait pas bien faire. Voir si ça peut avoir une saveur singulière.

Dans le Journal de Bord New York, vous abordez le confinement. À une époque où le contact est devenu difficile, créer reste le meilleur moyen de partager ?
Raphaël : C’est la seule chose qu’on sache vraiment faire. De manière très pragmatique c’est notre métier et c’est un métier qui est magique, c’est comme l’amour, on en donne, on en reçoit, ça circule. C’est plutôt agréable et nécessaire pour nous. C’est encore une histoire d’absolu. La création c’est faire advenir dans le monde des choses qui n’existaient pas et faire en sorte que ces braises fonctionnent pour qu’elles aillent jusqu’aux gens, pour qu’elles entrent dans leur cœur. Qu’elles puissent traverser la France, aller jusqu’en Belgique, traverser le Luxembourg aujourd’hui pour arriver jusqu’à Strasbourg ce soir. Te rencontrer, parler de cette musique. Il n’y a rien si on ne s’agite pas, si on ne frotte pas les silex entre eux dans nos chambres avec mon frère. Il s’agit toujours de créer des espaces, des maisons. Ce soir, on sera peut-être 150-200, c’est extraordinaire. Ce sont une multitude de petits pas qui sont magnifiques. C’est comme une floraison.

Vous avez réalisé hors album, une cover du titre Everything I wanted de Billie Eilish, intitulée Les Trésors. Une ode à l’amour fraternel ?
Raphaël : On y parle de cette relation de frères qui a traversé toute l’écriture de ce disque et toute la traversée de la mort en fratrie. On a repris cette idée de conversation qui est un peu l’idée originale de Billie Eilish et son frère. On ne voulait pas traduire mot à mot, c’était un prétexte d’une mélodie que les gens connaissaient pour raconter notre histoire.

C’est assez incroyable ce lien que vous avez. Vous vous êtes toujours dit que vous alliez faire de la musique ensemble ?
Raphaël : Oui, même au-delà de la musique, faire les choses en famille fait partie de notre famille justement. Notre oncle nous a appris la musique, moi j’ai fait de la musique avec mon grand frère. C’est un truc presque clanique. Il y a quelque chose de très rassurant à être dans cette cellule familiale. Chez Billie Eilish et son frère, il y a une forme de protection que je trouve très belle. Le lien fraternel est indéfectible. La vie te choisit, te fait des frères et des sœurs, on a été élevé là-dedans. On parle beaucoup du rapport entre les parents et les enfants mais je pense que les rapports entre frères et sœurs sont des choses qui sont très constitutives de qui l’on est. C’est assez magique.

Terrenoire, Espace Django à Strasbourg © Grégory Massat
Le prochaine album de Terrenoire sortira le 4 février 2022. © Grégory Massat

Vous avez chacun votre rôle dans le groupe ?
Théo : Oui très précisément. C’est essentiellement Raph qui chante, même si je chante aussi un peu parfois. Mais je fais surtout la réalisation des titres et mis à part Dis moi comment faire, c’est Raphaël qui a écrit tous les textes. Ensuite, on travaille ensemble.

Toute forme d’art peut être source d’inspiration. Avez-vous un livre de chevet ou un film qui vous a particulièrement plu ?
Théo : Il y a des disques qui ont accompagné l’écriture du nôtre. Carrie & Lowell de Stevens. Comme bouquin, le Livre des symboles nous a bien aidé.
Raphaël : Il y a aussi I,I un disque de Bon Iver, que je trouve très beau, très lumineux et inspirant. Le 4 février sortira la suite des Forces contraires, intitulée Les Forces contraires : la mort et la lumière. On y trouvera sept nouvelles chansons. C’est comme un deuxième album, accolé au premier, le verso, l’autre côté, la fin, la résolution des Forces contraires. Un des titres s’intitule Je veux du courage. Un philosophe qui s’appelle Vladimir Jankélévitch a écrit Le Traité des Vertus dans lequel il parle du courage comme vertu première de l’amour. Il y écrit des choses qui m’ont bouleversé et qui ont changé mon rapport à l’existence, c’est un philosophe de terrain, d’action qu’on peut lire et qui nous transforme. Je crois vraiment à cette idée de courage mélangé à l’amour qui tout d’un coup vient nous permettre de nous aider à vivre. Depuis très longtemps, c’est un livre de chevet qui parcourt un peu l’écriture des textes de Terrenoire au milieu de plein d’autres choses esthétiques. C’est ce qu’on essaye de véhiculer.

Et un film ?
Théo : A Noël, Harry Potter (rires).
Raphaël : Les films de Leos Carax.Holy Motors ou Mauvais sang sont composés d’images qui m’ont beaucoup marqué. Il y a quelque chose de fascinant dans son travail du concret des corps, de leur mouvement. Certaines scènes restent imprimées dans ma tête de manière incroyable. Cette fin où Denis Lavant tient la main d’un chimpanzé pour rentrer chez lui ou sa course sur du David Bowie. Des images comme ça qui sont remplies d’absolu et de vie. Ce serait un rêve incroyable que Carax nous réalise un clip ou qu’on puisse le rencontrer un jour. Cela dit, je pense que c’est le mec le moins facile à rencontrer du monde et avec qui c’est le plus difficile de collaborer, il met un temps infini à faire ses films. Mais dans ce mélange d’essayer de faire du cinéma populaire et à la fois totalement symbolique, mystique, rock’n’roll et pop, esthétiquement je trouve ça très intéressant et intriguant. J’adorerai le cinéma de Carax accolé à Terrenoire.
Théo : Paradjanov aussi c’est trop bien. C’est un film expérimental des années 70. Tous les plans apparaissent sous forme de tableaux, ce n’est pas un film, c’est un poème visuel. Pendant une heure vingt, ce sont des plans sur des plans, je n’ai jamais vu ça de ma vie. C’est encore plus beau que Stalker. Et récemment au cinéma, on a vu Memoria de Apichatpong Weerasethakul. C’est un film très contemplatif.

En parlant d’art et de contemplation. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre pochette d’album, peinture claire obscure ?
Raphaël : C’est réellement une peinture, de taille un peu plus grande qu’un vinyle réalisée par Leny Guetta. C’est un photographe au départ. Il y a quelque chose du classicisme dans ce qu’il fait, c’est très beau. Il est chanteur également, je faisais des jams avec lui il y a longtemps. Je savais qu’il peignait et un jour un peu bourré je lui dit que ce serait trop bien qu’il nous fasse notre pochette d’album. Il a d’abord refusé en disant qu’il ne réalisait pas de commandes. Puis finalement, il a écouté le disque et a été d’accord pour le faire. C’est notre premier album, on le gardera toute notre vie, il faut qu’on soit fiers de cette image, qu’elle ne soit pas dans un moule commercial. C’est l’objet qui va rester, l’image et la musique.
Théo : On l’a eu à l’usure un peu à la boisson et à l’écoute de l’album. Il ne nous l’a pas vendu, c’est un travail qui est resté à lui et dont il nous a gracieusement cédé la propriété intellectuelle pour cet album.

Si vous pouviez organiser votre propre festival de musique, vous le feriez où et vous programmeriez qui ?
Théo : A Terrenoire, au parc du Château de la Perrotière. Avec Bernard Lavilliers qui raconte des poèmes, pleins d’artistes stéphanois, des artistes amis comme Pomme. Ce serait chouette de faire venir une population ultra-populaire. Il y a un festival techno à Saint-Etienne qui rayonne partout en Europe et qui s’appelle Positive Education Festival. Ce serait cool de les faire venir à la fin. Notre festival serait à moitié national, à moitié local et toujours dans un endroit où tout le monde peut venir à des tarifs pas chers du tout.
Raphaël : On a réellement envie d’en organiser un, on en a déjà parlé au maire de Saint-Etienne.

Sur scène, vous n’êtes que deux, comment occupez-vous l’espace ?
Raphaël : C’est très corporel. Les gens peuvent être surpris, car le disque est assez posé, atmosphérique, les voix sont centrales, on ne s’imagine pas les corps en mouvement. Et en concert au contraire, il y a vraiment beaucoup d’énergie corporelle. De danse presque.


Propos recueillis le 16 décembre dans le cadre du concert de Terrenoire à l’Espace Django à Strasbourg.


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat