Anne Brochet, Liaison dangereuse

Anne Brochet, actrice et romancière, portrait à Strasbourg, par Pascal Bastien.
Anne Brochet, par Pascal Bastien.

Un bonjour s’annonce dans mon dos. Un bonjour qui vibrerait comme une sonate de Purcell, aux violons graves et denses, un bonjour qui dirait son nom d’une voix un peu lasse, très timbrée, une voix d’actrice. Lorsque je me retourne dans le petit hall de l’hôtel, elle se tient comme une enfant sage et qui attend. Roxane est toujours là. Les deux mains réunies devant un manteau crème surplombant de petites bottines à fourrure retournée, elle semble frigorifiée. Elle a peu dormi, au Théâtre National de Strasbourg elle joue dans Architecture de Pascal Rambert. « Une aventure formidable », elle y brille dans le rôle d’une éthologue.

Elle s’inquiète un peu, pour les photos le matin est rarement l’ami des comédiennes, ni des comédiens d’ailleurs, et pourtant. Je m’inquiète aussi, La Fille et le Rouge est son sixième roman, et de son activité littéraire je lui avoue en ignorer jusqu’à ce jour la moindre existence. Elle éclate de rire : « Même dans la troupe, personne ne le savait ! J’ai été publiée la première fois il y a vingt ans. J’ai su très vite que de n’être qu’actrice allait m’ennuyer, d’autant qu’à cette époque le cinéma me renvoyait au vide : c’était anxiogène. Et puis, il y a autre chose, vous savez, je ne connais pas un artiste qui ne souffre pas du syndrome de l’imposteur, c’est un sentiment assez fascinant, que j’ai eu bien sûr, et bizarrement je ne l’ai pas ressenti en tant qu’écrivain. Tout est parti d’un scénario que j’avais écrit et que l’on m’a proposé de transformer en livre. Cela s’est fait de façon innocente, presque accidentelle, et ce premier roman Si petites devant ta face [au Seuil, ndlr] a été tout de suite bien accueilli. Cet aval, alors que je l’avais en tant qu’actrice, a peut-être été pour moi le plus important. Et puis, avec l’écriture est apparu autre chose, dû à mon éducation, je ne sais pas, comme si c’était plus valorisant que d’être actrice … En tout cas j’entrais dans le monde des hommes, je veux dire le monde du masculin. Je n’ai pas senti de bascule : pendant longtemps j’écrivais tous mes rêves, c’était juste une continuité. Écrire est la chose que j’assume le plus et qu’on sait le moins de moi. Ce n’est pas plus important que ça, ce que j’aime c’est de savoir que ce que j’écris peut produire des effets sur certaines personnes, ça me suffit. »

Anne Brochet, actrice et romancière, portrait à strasbourg, 18 novembre 2019
Anne Brochet, actrice et romancière, portrait à Strasbourg, par Pascal Bastien.

Le premier trouble de La Fille et le Rouge vient sans doute de l’inévitable promiscuité entre la comédienne, le personnage public et celle qui tire les ficelles de ce thriller psychologique. À moins que cela ne soit une sorte d’anthropologie de l’amour. Ou un film. Comment ne pas imaginer Anne Brochet dans ce rôle de femme éperdue, mais de quoi réellement, franchissant l’océan pour tenter une relation invivable « parce que c’est cet amour-là, ou rien ». « Oh, je laisserai ce personnage à quelqu’un d’autre, moi je l’ai déjà joué en l’écrivant. J’ai même joué le rôle de l’homme [rires]. D’ailleurs j’ai joué tous les personnages. La part rêvée et la part vécue sont le Ying et le Yang de notre rapport à l’existence. On écrit aussi pour se débarrasser. Tous mes livres ont été cathartiques, c’est comme un vide-grenier, je répare bien l’objet et après, je donne. » Mais pas n’importe comment. Anne Brochet sait bien qu’en toutes circonstances, la politique nous traverse, et nous adverse.

La Fille et le Rouge n’est pas qu’une histoire d’amour minée par des pathologies personnelles, c’est un déchirement incessant entre deux terres, deux folies émancipées sur fond de marxisme, de sexe, de feu et de mort, une étude organique de la psyché intime et sociétale quand tous les antagonismes nous possèdent. C’est une écriture vertigineuse d’absolue solitude, sans lieux, sans noms ni temps, reliant désespérément chaque impossible à celui du monde. « On voit bien à quel point le trouble identitaire envahit les gens et plus largement ce besoin de savoir à quelle histoire ils appartiennent. En France, en Europe, c’est fort, j’avais aussi envie de partager cette chose. Et puis il y a une chose très importante qui est la volonté d’effacement chez elle, je veux dire l’effacement d’un historique féminin, comme celui qui guérit par exemple et auquel elle ne veut plus du tout appartenir. »

Pour celle qui fut mystique, ne parlant qu’à dieu et plus tard aux hommes, le ciel semble l’avoir écoutée, le théâtre et l’écriture lui rendent grâce en un pareil mouvement. Alors qu’elle s’en va « se recoucher un peu », avec un sourire espiègle, le salon qui nous avait été si gentiment réservé apparait soudain. Tous les fauteuils sont tendus de velours écarlate.


Anne Brochet, La Fille et le Rouge, Grasset


Par Nathalie Bach
Photos Pascal Bastien