Le théâtre-fleuve de Julien Gosselin

Artiste associé au TNS, le metteur en scène Julien Gosselin s’est fait connaître pour ses œuvres fleuves adaptés de romans contemporains. Après 2666 du Chilien Roberto Bolaño (11h), Gosselin a créé en 2018 Joueurs, Mao II, Les Noms de l’écrivain américain Don DeLillo. Un théâtre radical, prenant plaisir à brouiller les pistes, et où le rapport à la scène est sans cesse recomposé par le recours au cinéma. Rencontre.

Julien Gosselin metteur en scène © Jean-Louis Fernandez
Photo : Jean-Louis Fernandez

Dans diverses esthétiques et à travers des parcours intimes, ces trois spectacles que Julien Gosselin met en scène avec son collectif Si vous pouviez lécher mon cœur sont visibles indépendamment ou en intégrale (9h). Ils mettent en jeu les questions du terrorisme, de l’internationalisation des échanges, de la circulation des biens et des personnes, comme de la puissance du langage.


Les romans de Don DeLillo sont mystérieux, touffus. Les mettre en scène procède-t-il d’une tentative d’élucidation ou d’une manière d’en prolonger la complexité ?
« Lorsque nous avons terminé 2666, j’avais la sensation d’avoir fait quelque chose d’assez frontal thématiquement, jusque dans la façon de jouer. Je sentais que les acteurs étaient capables désormais d’aller toucher des zones d’incarnation moins nettes, de représenter des personnes plus que des personnages. Personnellement, j’avais, aussi, envie d’aller vers des textes qui constitueraient davantage un paysage littéraire qu’une machine plus didactique. Par exemple, il y a une scène assez longue de dîner dans Les Noms, où les acteurs parlent de choses frivoles, peu utiles au récit. Le but de ce moment est de nous faire ressentir quelque chose d’un temps, d’une époque. Je voulais tenter de retranscrire au plateau la beauté mystérieuse contenue dans les textes de Don DeLillo, sans trop l’élucider. Même si, en travaillant sur des œuvres, on finit toujours par en percer une part de mystère… »

Parmi les thèmes développés figure la question de la place de l’écrivain. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette problématique ?
« La place de l’écrivain m’intéresse davantage que celle de l’artiste en général. Je ne sais pas ce qu’est la place du peintre – ni celle du metteur en scène, par ailleurs. L’idée géniale formulée par DeLillo est que les créateurs de fiction aujourd’hui sont moins les écrivains que les terroristes. J’ai l’impression qu’il est difficile de faire un théâtre contemporain qui ne soit pas conscient de cette défaite. Cela me surprend toujours d’entendre des personnes faisant du théâtre ou de la littérature dire que les fictions qu’ils composent sont plus puissantes que la vie. Si je le souhaite, et si ce sont de tels chocs qui m’ont fait faire du théâtre, je crois malheureusement que la terreur provoquée par le terrorisme à grande échelle produit sur nos esprits des fictions bien plus fortes que Shakespeare. Penser la figure de l’artiste comme quelqu’un qui se bat mais échoue constamment face à la puissance du réel, cela m’intéresse. »

Le réalisateur Jean-Luc Godard est cité à plusieurs reprises. Que représente-t-il pour vous ?
« Difficile à dire en quelques phrases… J’ai mis longtemps à m’intéresser à la Nouvelle vague. Je suis assez usé par une nostalgie très parisienne pour les œuvres de François Truffaut. Filmer Paris aujourd’hui telle que Truffaut la filmait relève pour moi d’une forme de nostalgie réactionnaire. Et à chaque fois que j’entendais parler d’À bout de souffle, j’étais épuisé. Ce sont les textes et les derniers films de Godard – notamment Histoire(s) du cinéma – qui m’ont fait reconsidérer le reste. Cela a été salvateur pour une raison simple : il était contre tout. Voir quelqu’un qui à chaque instant s’élève – pas que politiquement – contre tout et avec mauvaise foi m’a fait un bien fou. Et DeLillo travaille les mêmes questions que Godard : la puissance de l’image, de la littérature, de la parole ; la violence produite par celles-ci ; le rapport que cette violence entretient, ou pas, avec la violence réelle. Rien ne m’intéresse plus que cela. »

Dans un entretien pour l’émission Les Temps qui courent (France culture, janvier 2019), vous dites : « Chaque objet que je fais parle du mal et de la littérature ou du mal par la littérature. » En êtes-vous encore là ?
« Pas tant que ça … En ce moment, j’ai envie de faire du théâtre académique, comme on parle des « films académiques », avec des costumes et des chandeliers – même si ce sera sûrement filmé. Mais tout cela est lié à la manière de produire des spectacles. J’ai le sentiment de produire des spectacles comme un écrivain écrirait des livres. Même si les spectacles finissent par disparaître, je n’arrive pas à poser un objet mineur. Refusant de monter plusieurs spectacles par an, pour plutôt créer un petit spectacle tous les ans et un gros tous les deux, trois ans, il faut que je trouve un auteur qui corresponde exactement à ce que je cherche, ou qui développe un mystère suffisamment profond pour que je m’y attache. Force est de constater que cela finit toujours par parler du mal, de la littérature, de l’art en lui-même. Mais je ne sais pas si c’est quelque chose que je cherche, ou si c’est que, créant peu, il me faut aller au plus profond de ce que je peux raconter à chaque fois. »

Joueurs - Photo Simon Gosselin
Joueurs - Photo Simon Gosselin

Vos spectacles semblent à chaque fois plus colossaux…
« C’est un problème que j’ai. En général, je l’explique en disant que j’adore la bouffe et que lorsque je vais dans un bon restaurant, je veux tout goûter. Je crois que je fonctionne aussi comme cela pour les œuvres que je monte. J’ai besoin d’une totalité, que le public soit usé par l’abondance de signes, de mots, de sens. Ayant un amour extrêmement contrarié vis-à-vis du théâtre – je le déteste autant que j’y suis attaché –, j’ai du mal à faire du théâtre qui ne produise pas une forme d’épuisement. L’idée que la fiction, que raconter une histoire soit le socle du théâtre, me pose problème. Lorsque je crée un spectacle court, j’ai une sorte de frustration, puisqu’à la fin, on finit par raconter une histoire. Monter un spectacle long racontant quatre, cinq histoires, permet de déjouer cela. Il n’y a pas un récit, mais plusieurs, pas un message, mais mille. Et puis le défi de la longueur me permet d’avoir cette sensation encore nécessaire de mes débuts, ce « on n’y arrivera jamais ». »

Votre rapport contrarié au théâtre a-t-il à voir avec votre utilisation du cinéma, qui vient « abîmer » le théâtre ?
« Une actrice m’a confié que travailler avec moi pouvait être dur : les acteurs ont besoin de gens qui aiment le théâtre, et en l’abîmant j’avais, parfois, tendance à abîmer la joie que les acteurs avaient à jouer, ou la pureté de leur geste. Le théâtre étant un art collectif, c’est difficile de débarquer tout seul avec sa sulfateuse … Mais je sais que je continuerai à faire du théâtre tant que j’aurai un problème avec cet art. Je n’en ai aucun avec le cinéma – c’est pour cela que je n’en fais pas – et je pense que si j’en faisais, je produirais des objets complètement lisses. Beaucoup de metteurs en scène n’ont pas de problèmes avec le théâtre et leurs productions sont souvent académiques et ennuyeuses. Par exemple, je déteste les metteurs en scène qui évoquent la communion avec le public. Le théâtre que j’aime, celui des metteurs en scène Frank Castorf, Claude Régy, etc., sont des théâtres d’expérience solitaire, des théâtres qui vont contre quelque chose, parfois le public ou, même, contre eux-mêmes. Ce peut être des théâtres de puissance collective et de partage, mais aussi introspectifs. Mes spectacles, même massifs, relèvent de la solitude et de l’introspection. »


Joueurs, Mao II, Les Noms
Du 12 au 19 janvier au Maillon, une coproduction du Théâtre National de Strasbourg
Les spectacles peuvent être vus séparément ou à l’occasion de deux intégrales de 9h


Propos recueillis par Caroline Châtelet