Les trois sœurs

Auteur et metteur en scène, Gurshad Shaheman dessine avec finesse les contours d’un théâtre humaniste sans pathos, qui doit provoquer une prise de conscience sans donner de leçons. Dans Les Forteresses, pièce sensible et réjouissante, trois femmes racontent leurs destins à l’ombre de la grande histoire. À voir à La Filature à Mulhouse, les 3 et 4 février.

Les Forteresses de Gurshad Shaheman
Avec Les Forteresses, Shaheman prouve que les bons sentiments peuvent faire de la poésie et du bon théâtre. © Agnès Mellon

Difficile de dissocier le parcours de Gurshad Shaheman de son travail. Sa vie et celle de ceux qu’il croise sont le tissu dans lequel il taille ses textes et ses spectacles. Né en Iran, il y vit le bonheur et la guerre, avant de quitter son pays pour la France à l’âge de 12 ans. Comédien de formation, metteur en scène, auteur, pédagogue et traducteur, il écrit et interprète ses propres performances depuis 2012. Il y est souvent question d’exil et de rupture, que ce soit avec son pays ou son milieu, de séparation et de renaissance. D’amour aussi. La première histoire qu’il raconte, c’est la sienne dans la trilogie Pourama Pourama. Ce sera ensuite celle d’artistes et de membres de la communauté LGBT du Maghreb et du Moyen-Orient, rencontrés après leur traversée de la Méditerranée, dans Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète.

Puis celles de sa mère et de ses deux tantes dans Les Forteresses. De ces trois sœurs iraniennes, l’une est exilée en France, l’autre en Allemagne, et la troisième n’a jamais quitté son pays. En Avignon, à l’occasion des représentations de Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète, elles se revoient toutes les trois pour la première fois depuis 11 ans. Chacune fait le bilan de sa vie, de ses joies et de ses peines. Gurshad Shaheman en tire trois monologues qu’il entrelace et leur faire dire sur scène… Car chez lui, ce sont toujours les protagonistes qui livrent leur récit. Forcément émouvants, parfois déchirants, tissés de chagrins et d’injustices, illuminés par des moments de légèreté et de joie, ces trois destins de femmes se sont bâtis à l’ombre de la grande histoire. 

Le génie de Gurshad Shaheman n’est pas tant de savoir nous émouvoir (quoique) que de le faire sans verser dans le pathos. C’est un tailleur habile, un fin joaillier qui sait sublimer la matière. Il la densifie et l’élève, lui permet d’atteindre l’universel, d’abord en la retravaillant par l’écriture, puis par une mise en scène simple et sensible, tout en retenue. Ici, tout est à la juste distance, ni trop loin, ni trop près : les spectateurs sur le plateau et dans la salle, les trois sœurs « doublées » chacune par une comédienne qui l’accompagne et sera sa voix française.

« L’aspect documentaire ou prosaïque du sujet m’intéresse bien moins que la force poétique ou le souffle universel que ces récits peuvent atteindre », confirme le metteur en scène. Gurshad Shaheman revendique l’héritage littéraire du récit intime, citant « Proust, Guibert, Annie Ernaux, Lagarce… », et aussi l’envie de fabriquer « des machines qui travaillent l’émotion. » Pour lui, l’émotion est le meilleur moyen de raconter une histoire, et de permettre la prise de conscience : « Rendre la question palpable, c’est là l’enjeu. » Le théâtre est le lieu de cet éveil, comme il est celui de la « salvation ». Chez Gurshad Shaheman, le spectateur assiste toujours à des événements et des récits terribles ; « mais quand même, on lui donne le sentiment que l’amour nous sauvera ». Avec Les Forteresses comme avec le reste de son œuvre, Shaheman nous prouve que les bons sentiments peuvent faire de la poésie et du bon théâtre, sans forfanterie et sans niaiserie. Que tout est une question de finesse.


Les Forteresses de Gurshad Shaheman, les 3 et 4 février à La Filature à Mulhouse (durée 3h). 


Par Sylvia Dubost
Photo Agnès Mellon