Ils présentent leurs textes et se lancent avec Rose est une rose, poème surréaliste issu du « conte pour les enfants et les philosophes » Le Monde est rond, selon les mots même de Gertrude Stein. Une histoire de chien, d’amour, la langue prend des détours, les tournures de phrases sont tarabiscotées, les mots se tournent autour et reviennent. Parfois Amine, le premier à se lancer, bute et reprend. C’est à la fois naïf et chantant, mais aussi difficile à appréhender, il faut se concentrer. Point culminant : Jisca se saisit de sa bouteille de jus de mandarine et commence à chanter dans son micro imaginaire. Les enfants rient de bon cœur, visiblement surpris. La mayonnaise prend et le récit lui continue une poignée de minutes, pour laisser place à Willie est Willie. Même atmosphère. Pour ce second texte, aide est demandée à une enfant qui incarnera le hibou, elle ne se fait pas prier parce que oui, Soukaina « ne fai[t] que lire chez [elle] ». Une enfant, au moins, se sera laissée happer par les lectures.
Prendre d’autres chemins
Car c’est là toute la difficulté du format selon Christian Colin qui a travaillé en amont avec les élèves sur l’interprétation des textes. En plus d’un lieu à ciel ouvert, « ces projets sont plein de contraintes, constate-t-il. D’abord, ce n’est pas un spectacle mais une lecture. Il n’y a pas de mise en scène, et puis certains textes qui ont été choisis sont à la fois très simples mais compliqués. Il y a différents niveaux de lecture qu’il leur faut transmettre. C’est une belle expérience sur la voix. Ce qui est complexe aussi, c’est qu’il faut penser à d’autres chemins que le jeu pour toucher les gens qui les écoutent. »
Et ces chemins-là divergent très nettement du travail au plateau : Jiska lit, mais lève régulièrement les yeux du texte pour capter les regards des enfants, Amine cherche à les impliquer en les prenant à partie, les sourires, aussi, sont importants, nécessaires même. « Lire un texte dans ces conditions-là, c’est une première pour moi, dira-t-il. On se rend compte de l’importance de faire participer les enfants pour qu’ils se sentent concernés. Ça ne marche pas toujours et pas avec tout le monde mais si on peut déjà marquer un ou deux enfants, ce sera déjà très bien. » Bingo. Soukaina, qui a pu assister à deux représentations de théâtre avec sa classe l’année dernière, est convaincue. Si elle n’a pas tout à fait compris le texte, ce qu’elle aime, elle, c’est entendre et voir les choses s’incarner : « J’aime quand je vois des sentiments, entendre les caractères des personnages, c’est trop bien. » Elle reviendra, c’est sûr. Et peut-être même ramènera-t-elle sa BD préférée, découverte il y a quelques mois, pour la partager avec les comédiennes et comédiens. Elle leur a déjà raconté l’histoire pour les faire saliver.
Les réactions, sont immédiates et sans filtre (en dehors de celui de la timidité). « Je réalise aussi qu’on est très protégé au TNS, on joue dans de bonnes conditions, dans une salle, sur une scène, les gens qui viennent nous voir viennent parce qu’ils en ont envie, parce qu’ils sont intéressés. On ne croise pas le public. Là, c’est à nous de faire venir le public à nous, à nous de le guider. C’est chouette d’expérimenter ça et j’espère retrouver ce rapport-là dans mon chemin d’acteur », termine Amine.
Un théâtre sans théâtre, débarrassé de tous ses artifices et sans barrière pour revenir au sel de ce qui le construit : le langage et le partage. Rafraîchissant.
La Traversée de l’été du TNS, jusqu’au 12 septembre 2020 à Strasbourg.
Ateliers d’écriture, visites du théâtre, les brigades contemporaines, résidences d’artistes, répétitions ouvertes… Le programme de chaque semaine est à retrouver sur le site du Théâtre national de Strasbourg.
– Inscriptions en cours (v.seitz@tns.fr) pour l’atelier gratuit de pratique théâtrale qui se déroulera du 30 juillet au 15 août
Par Cécile Becker