Contrairement à l’architecture, qui a parfois tendance à construire des monuments, les projets paysagers ou d’urbanisme paraissent souvent non spectaculaires. Qu’est-ce que ça implique en réalité, pour que ça marche ?
Dans le cas des quais, le travail du paysagiste-urbaniste est celui d’une femme de ménage : on nettoie un peu pour que tout devienne évident. On redonne à voir cette frontalité architecturale, où toutes les maisons sont différentes mais fabriquent un front bâti exceptionnel dans son homogénéité. En passant en voiture, on ne le regarde jamais. Le travail du paysage est un travail de révélateur. On n’a pas créé le fleuve, le quai, les maisons, on donne un coup de pouce. À Bordeaux [où le projet de réaménagement des quais connaît un grand succès, ndlr], Michel Corajoud n’a rien créé, il a nettoyé. De même, je travaille en enlevant. Mais cela ne marche que quand tout est bien ; en périphérie ce n’est pas souvent le cas…
Vous êtes le paysagiste-urbaniste du tram à Strasbourg : comment votre travail a-t-il évolué depuis la 1re ligne ?
Aujourd’hui, je vois beaucoup de défauts. Par exemple, il n’y a pas de vraie piste cyclable avenue de Colmar, car il fallait absolument 2×2 voies. À l’époque, toucher à un carrefour était un crime. Un boucher m’a même poursuivi dans la rue avec un couteau ! Nous avons toujours soutenu que le tram et le vélo devaient se développer en parallèle. Pour 1 m linéaire de tram, on faisait 1 m linaire de piste cyclable. Et dès que vous commencer à intégrer des pistes sur les grands axes, vous libérez la pratique. Il reste aujourd’hui à régler le problème de l’avenue des Vosges, qui est anachronique…
Le tramway de Strasbourg n’était pas le premier en France, pourtant il est souvent cité en exemple.
Les tramways de Nantes et Grenoble avaient déjà commencé avant Strasbourg, mais c’étaient purement des moyens de transports. Strasbourg est le premier projet dans lequel on a posé la question de l’urbanité du tramway : en même temps qu’on fabrique le mode de transport, on reconsidère la ville qu’il traverse. Sur la 1re ligne, on a beaucoup travaillé sur le design urbain, pour la 2e, on a essayé de faire un vrai projet d’espace public, et ensuite, un vrai projet urbain. On passe alors de la mobilité en ville, à la ville des mobilités.
Prenez le nouveau centre-ville d’Illkirch : le tramway y est une pièce décisive, qui manque peut-être à Schiltigheim et Cronenbourg. Au Neuhof, il y a concomitance entre le projet de rénovation urbaine et le transport. Ici, il est question de résidentialisation, de la fabrique d’une image de quartier normal. Le tram apporte de l’énergie dans un projet.
Comment le tramway contribue-t-il à construire la ville de demain ?
L’enjeu premier était de trouver l’antidote à l’étalement urbain. On parle de redensification de la ville, mais c’est difficilement réalisable s’il n’y a pas de mobilité indépendante de la voiture. Il s’agit aussi de retrouver un rapport à la nature très puissant. Ce sont pour moi les trois éléments indissociables d’une bonne ville durable du XXIe siècle. Le tram est un activateur de projet basé sur ce trépied [densification, mobilités, nature]. Cette attitude a contribué à son succès. Le tram de Strasbourg a fait des petits dans le monde entier, au-delà de mes espérances : en Allemagne, à Jérusalem, Casablanca, en Asie. Et peut-être demain à New York. C’est devenue une école, basée sur l’idée que urbanité et transports se tricotent. En 20 ans, c’est devenu évident.