Changer la vi[ll]e

En accompagnant le tramway depuis la ligne A il y a 25 ans, Alfred Peter est l’un des acteurs majeurs de la transformation de Strasbourg. Aujourd’hui, il redessine les quais dont la première tranche sera terminée en novembre. Rencontre avec un paysagiste et urbaniste qui s’engage dans le monde entier pour l’émergence des villes durables et apaisées.

ZUT-entretien avec Alfred Peter, urbaniste strasbourgeois - Photo : Christophe Urbain

Quels sont pour vous les enjeux majeurs de ce projet des quais ?
Quand j’ai commencé le tramway dans les années 90, on avait piétonnisé d’un seul coup la rue des Francs-Bourgeois et celle des Grandes Arcades, ce qui avait relié le plateau piétonnier de la cathédrale à celui de la petite France. Ces deux quartiers très visités sont devenus un continuum. Avec le projet des quais, on va avoir la même sensation avec la Krutenau et le centre. Pour l’instant, les quais sont une barrière, la limite du centre-ville. Or la Krutenau, qui a longtemps été considéré comme un quartier satellite, est très vivant. Finalement c’est un projet d’extension du centre-ville, dont les quais doivent devenir un lieu central. C’est pour moi l’objet essentiel.

L’enjeu était-il aussi de rapprocher Strasbourg de l’eau ?
Strasbourg n’existe que par l’eau. Originellement, ce rapport était déterminé par le Rhin, qu’elle va retrouver avec le projet Deux-Rives. Mais à Strasbourg il y a de l’eau partout : l’Ill avec son dédoublement, mais aussi l’Aar, des canaux, dont certains ont disparu… Ce rapport s’est un peu perdu car les quais ont été utilisés pour la circulation automobile. Le fait de retrouver des quais apaisés permettra de retrouver ce rapport à l’eau. Comme ils font 3 à 4 m de haut, on ne pourra pas reconstituer ce rapport intime à l’eau qui existe sur la rive d’en face, car les ponts ne le permettent pas. Mais on retrouvera le contact de manière ponctuelle à travers des pontons flottants, réservés aux piétons et à la bronzette. Peut-être même à la natation [rires].

Sur les images du projet, on ne voit pas de voitures, alors qu’il y en aura…
Il y en aura beaucoup moins qu’aujourd’hui car le transit ne sera plus possible entre le quai des Bateliers et le quai Saint-Nicolas : la seule échappatoire sera le parking Gutenberg. Cela va diminuer le nombre de voitures. On est dans un mode zone de rencontres jamais expérimenté à cette échelle, puisque le quai fait 15 m de large. Tout l’art de ce projet est d’installer un climat où la voiture est tolérée mais pas dominante. On jouera avec l’ameublement de manière à organiser ce rapport de force. On peut aussi imaginer que le succès sera tel que le nombre de piétons rendra la circulation impossible. De plus, beaucoup de manifestations vont utiliser les quais, qui seront alors bloqués à la circulation. Mais il ne faut pas fabriquer un système trop violent, car il y a quand même des livraisons.
C’est un changement énorme. On ne peut pas rater ce projet, ni par la fréquentation, ni par sa qualité. Car tout est déjà là : l’eau, les façades sont magnifiques… Il faut surtout ne pas trop en faire. Au fond, si on mettait juste deux barrières pour couper la circulation, cela marcherait très bien !

ZUT-entretien avec Alfred Peter, urbaniste - les quais de strasbourg
© Atelier Alfred Peter

Contrairement à l’architecture, qui a parfois tendance à construire des monuments, les projets paysagers ou d’urbanisme paraissent souvent non spectaculaires. Qu’est-ce que ça implique en réalité, pour que ça marche ?
Dans le cas des quais, le travail du paysagiste-urbaniste est celui d’une femme de ménage : on nettoie un peu pour que tout devienne évident. On redonne à voir cette frontalité architecturale, où toutes les maisons sont différentes mais fabriquent un front bâti exceptionnel dans son homogénéité. En passant en voiture, on ne le regarde jamais. Le travail du paysage est un travail de révélateur. On n’a pas créé le fleuve, le quai, les maisons, on donne un coup de pouce. À Bordeaux [où le projet de réaménagement des quais connaît un grand succès, ndlr], Michel Corajoud n’a rien créé, il a nettoyé. De même, je travaille en enlevant. Mais cela ne marche que quand tout est bien ; en périphérie ce n’est pas souvent le cas…

Vous êtes le paysagiste-urbaniste du tram à Strasbourg : comment votre travail a-t-il évolué depuis la 1re ligne ?
Aujourd’hui, je vois beaucoup de défauts. Par exemple, il n’y a pas de vraie piste cyclable avenue de Colmar, car il fallait absolument 2×2 voies. À l’époque, toucher à un carrefour était un crime. Un boucher m’a même poursuivi dans la rue avec un couteau ! Nous avons toujours soutenu que le tram et le vélo devaient se développer en parallèle. Pour 1 m linéaire de tram, on faisait 1 m linaire de piste cyclable. Et dès que vous commencer à intégrer des pistes sur les grands axes, vous libérez la pratique. Il reste aujourd’hui à régler le problème de l’avenue des Vosges, qui est anachronique…

Le tramway de Strasbourg n’était pas le premier en France, pourtant il est souvent cité en exemple.
Les tramways de Nantes et Grenoble avaient déjà commencé avant Strasbourg, mais c’étaient purement des moyens de transports. Strasbourg est le premier projet dans lequel on a posé la question de l’urbanité du tramway : en même temps qu’on fabrique le mode de transport, on reconsidère la ville qu’il traverse. Sur la 1re ligne, on a beaucoup travaillé sur le design urbain, pour la 2e, on a essayé de faire un vrai projet d’espace public, et ensuite, un vrai projet urbain. On passe alors de la mobilité en ville, à la ville des mobilités.
Prenez le nouveau centre-ville d’Illkirch : le tramway y est une pièce décisive, qui manque peut-être à Schiltigheim et Cronenbourg. Au Neuhof, il y a concomitance entre le projet de rénovation urbaine et le transport. Ici, il est question de résidentialisation, de la fabrique d’une image de quartier normal. Le tram apporte de l’énergie dans un projet.

Comment le tramway contribue-t-il à construire la ville de demain ?
L’enjeu premier était de trouver l’antidote à l’étalement urbain. On parle de redensification de la ville, mais c’est difficilement réalisable s’il n’y a pas de mobilité indépendante de la voiture. Il s’agit aussi de retrouver un rapport à la nature très puissant. Ce sont pour moi les trois éléments indissociables d’une bonne ville durable du XXIe siècle. Le tram est un activateur de projet basé sur ce trépied [densification, mobilités, nature]. Cette attitude a contribué à son succès. Le tram de Strasbourg a fait des petits dans le monde entier, au-delà de mes espérances : en Allemagne, à Jérusalem, Casablanca, en Asie. Et peut-être demain à New York. C’est devenue une école, basée sur l’idée que urbanité et transports se tricotent. En 20 ans, c’est devenu évident. 

A-t-il été un projet charnière dans l’évolution de la ville ?
On commence à avoir un retour d’impressions de gens qui ont connu Strasbourg et qui reviennent. C’est à ces regards-là qu’on sent le changement. Hier j’ai accueilli une délégation géorgienne, qui a senti un climat urbain très apaisé. On peut se parler dans la rue, c’est une forme de pratique de la ville. Le vivre ensemble est moins stressant. Ce n’est pas très quantifiable, mais c’est un élément majeur de l’attractivité. En ce moment, Bordeaux a la cote, mais la ville a suivi le même chemin que Strasbourg. Je vis aussi à Lyon, et il n’y a pas ce climat, sauf dans quelques endroits.

Le tramway de Strasbourg a-t-il donné naissance à celui de New York ? [L’Atelier Alfred Peter est lauréat du concours pour un tram sur toute la longueur de la 42e rue, reliant les deux rives de Manhattan, en passant par Grand Central Station, le Chrysler Building et l’ONU]
On a eu le même raisonnement que sur les quais. Ce n’est pas une rue, mais un espace public. Aujourd’hui personne ne traverse ces 7 km. L’idée est que Manhattan retrouve ses deux rives, qui sont maritimes et pas seulement autoroutières, comme c’est le cas aujourd’hui. Mais depuis que le projet a été lauréat, la municipalité a changé, et ce projet ne fait peut-être plus partie de ses priorités…

Vous êtes biologiste de formation : qu’est-ce qui vous a mené au métier de paysagiste ?
À l’origine, j’étais agriculteur, et je le suis probablement un peu resté. En fait mon parcours a été une succession de corrections de trajectoires, pour parler comme en balistique. La première était la conviction que l’agriculture n’avait pas d’avenir ; je voulais donc transformer l’exploitation familiale en pépinière. Je suis parti à Angers pour apprendre, mais j’ai vite compris que la seule solution était de me marier avec une pépiniériste, car les banquiers m’expliquaient qu’un arbre mettait 15 ans à pousser, et que je ne pouvais pas attendre aussi longtemps pour que mon entreprise soit rentable.
C’est la 2e correction de trajectoire : je veux faire du paysage. C’est aussi une façon d’utiliser les arbres. Cela m’a mené à l’école du paysage de Versailles qui venait juste de rouvrir. J’y ai compris que la question de la nature est aussi une question urbaine.
Je suis ensuite passé à l’urbanisme car le champ du paysage me semblait étroit. Je travaille aujourd’hui plus généralement sur la question de l’écologie festive. Les bonnes pratiques écologiques sont toujours liées à forme de repentance. Or, on peut faire de l’écologie sans se flageller tous les matins. J’essaye d’en faire quelque chose de festif et de vertueux, à travers des formes de décisions plus ouvertes et moins verticales.

Comment ?
Pour l’instant, je travaille encore sur commande, sur le mode prince et architecte [où l’architecte répond à une commande du pouvoir]. Mais aujourd’hui, cela ne marche plus. C’est très intéressant de voir comment les gens ont envie de s’impliquer. Le métier d’urbaniste est en pleine explosion. L’exposition sur le Grand Paris par exemple avait attiré énormément de monde. Et l’informatique permet de mettre les gens en relation. C’est un télescopage avec notre manière verticale de décider, et cela va changer complètement notre métier, que je considère de plus en plus en mise à disposition d’un savoir faire sous forme de dessinateur public, puis de mise en espace des choses. Dans 20 ans, quand on fera un projet comme les quais, on les fermera à circulation et on regardera ce qui se passe. Progressivement seulement, on aménagera. Mais la culture de la co-construction se heurte très violemment à une vieille tradition jacobine où les choses se dessinent d’en haut. Elle sera très difficile à renverser.
Ce qui se passe aujourd’hui sur le site de l’ancien aéroport de Tempelhof à Berlin prouve qu’on peut fabriquer de la vie collective sans dépenser un euro. Le projet proposé par la mairie a été rejeté par les habitants, et le maire leur a dit : puisque vous ne voulez pas du projet, je vous donne le terrain, faites-en ce que vous voulez ! Progressivement, des choses se sont créées, mais pas sur le mode « grand projet ». Cela fabrique des lieux incroyablement vivants et tolérants : je n’ai jamais vu un policier à Tempelhof ! 400 Syriens temporairement logés dans un bâtiment de l’aéroport se sont par exemple retrouvés dans un processus d’intégration très simple : il y a tellement de choses qui se passent là qu’ils arrivaient à se rendre utiles, et ont ainsi appris la langue.


Propos recueillis par Sylvia Dubost
Portrait Christophe Urbain