Anne Jourdain,
regards sur l'artisanat d'art

Anne Jourdain, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine, travaille sur l’artisanat d’art depuis plus de 10 ans. Elle livre dans sa thèse (Les artisans d’art en France), une analyse très complète sur le sujet, de l’aspect historique aux stratégies économiques, en passant par les profils et les pratiques. Un regard précieux.

Illustration : Nadia Diz Grana
Illustration : Nadia Diz Grana

Quelles différences faites-vous entre l’artisanat et l’artisanat d’art ?
Ce qui m’intéresse en tant que sociologue, ce n’est pas tellement de situer les frontières, mais plutôt de constater où les acteurs eux-mêmes les placent. Et ce n’est pas si simple… D’un enquêté à l’autre, les définitions sont fluctuantes. D’autant plus que les Chambres de métiers qui représentent l’artisanat dans son intégralité utilisent l’artisanat d’art comme une vitrine, ce qui a tendance à biaiser le regard sur les deux secteurs. Pour certains acteurs, l’artisanat d’art est un sous-secteur de l’artisanat. Il a d’ailleurs été intégré comme tel et cela a été vécu comme une réussite pour certains puisque c’est le moment où l’artisanat d’art a été institutionnalisé. Mais il y a aussi tout un tas d’artisans qui considèrent que l’artisanat d’art est une catégorie à part, à cheval entre l’art et l’artisanat. En fait, je ne pourrais pas vous donner une définition consensuelle, puisqu’il n’en existe pas.

Aujourd’hui, les deux notions n’ont-elles pas tendance à se confondre ?
Effectivement, il y a des tendances qui vont dans ce sens et c’est d’ailleurs une des façons de voir des institutions représentatives des métiers d’art. Pour ces dernières, la frontière historiquement instituée entre art et artisanat n’a pas de sens. Pour en revenir à l’histoire, ces frontières datent du XVIIIe siècle où l’on parlait d’« arts libéraux » et d’« arts mécaniques », et semblent inscrites dans nos sociétés contemporaines. Il suffit de regarder les statuts : les artisans sont inscrits en Chambres de métiers, les artistes à la Maison des artistes. Même les écoles ne sont pas les mêmes. Néanmoins, l’idée des professionnels est de faire fi de ces frontières pour rappeler qu’auparavant art et artisanat étaient confondus. On ne faisait pas de distinction entre l’artiste et l’artisan : les peintres et les sculpteurs avaient recours à des techniques et les artisans, à des capacités innovantes plus ou moins importantes.

Vous écrivez que ce qui rend difficile l’appréhension de cette population, c’est que la construction de ce groupe est inachevée. Pourquoi ?
Les différentes institutions qui se veulent représentatives du secteur n’ont pas une conception partagée de ce que sont les métiers d’art. Au moment où je faisais ma thèse [entre 2008 et 2012, ndlr], les Ateliers d’art de France représentaient l’artisanat d’art créatif et l’Institut National des Métiers d’arts (INMA), les artisans d’art traditionnels : on parle là de reproduction d’objets à l’identique. Mon idée était de montrer d’où viennent ces conceptions. Elles ont émergé à deux occasions dans l’histoire. Durant la Révolution industrielle, on colle l’étiquette de métiers d’arts aux ancêtres des maisons de luxe. Les ouvriers de la branche valorisent alors les savoir-faire traditionnels et l’aspect esthétique de leur production. Une autre revendication a émergé au sortir de la Seconde Guerre mondiale : les artistes se sont mis à produire des pièces en recourant à des techniques artisanales et les artisans créateurs se sont structurés. Ces artisans d’art créateurs se sont rassemblés autour du mouvement de mai 68. Les deux groupes portaient donc la même étiquette mais ne désignaient pas les mêmes individus : les créateurs en zones rurales n’avaient pas grand-chose à voir avec les ouvriers employés dans les industries d’art ou les maisons artisanales.
L’origine sociale et les visions étaient différentes. Ces revendications se sont rencontrées dans les années 1970 avec l’apparition des premières politiques publiques portées par Valéry Giscard d’Estaing, qui a voulu soutenir une vision traditionnelle des métiers d’art. Une liste de métiers d’art a alors été diffusée, comptant des fabricants de soldats de plomb par exemple mais ne faisant pas mention des céramistes… À ce moment là, les artisans créateurs se sont manifestés dans les médias. S’en est suivie une lutte dans différentes institutions. C’est une histoire très peu connue mais qui continue à structurer la manière dont est posé le débat : il y a les héritiers de la première vision et les héritiers de la seconde.


Les 4 profils d’artisans d’art selon Anne Jourdain

En combinant analyse statistique et enquête et en croisant diverses données (conception, créativité, réputation, prix pratiqués), la sociologue a dégagé 4 typologies d’artisans d’art dont elle précise qu’elles ne sont pas hermétiques.

Les artisans d’élite : des entreprises anciennes, souvent familiales, basées sur l’excellence et le savoir-faire.
Les fabricants : d’origine plus populaire, ils sont souvent situés sur des territoires ruraux.
Les artistes de renom : leur pratique se rapproche de l’art contemporain et privilégie les pièces uniques. Ils sont plus présents en galerie et en musée.
Les créatrices : le terme est ici féminisé car Anne Jourdain constate que ce sont en majorité des femmes, reconverties. Elles valorisent la créativité d’une production décorative et l’accomplissement personnel.


La première partie consacrée à l’histoire est étonnante. Ce que nous traversons aujourd’hui – retour à la nature, aux métiers manuels, reconversions… – a déjà été traversé hier.
Dans les années 1960-1970, il y a un grand mouvement de retour à la nature qui a été étudié par Danièle Hervieu-Léger et Bernard Hervieu. Un phénomène assez similaire à ce qu’on observe aujourd’hui, où des individus fortement diplômés, évoluant dans des secteurs qui n’ont rien à voir avec des métiers manuels, décident de se reconvertir pour devenir potiers, tisserands… Les similarités sont tout à fait édifiantes : il y avait aussi une recherche de modes de vie alternatifs, d’une éthique, de valeurs. Il y a néanmoins quelques différences que j’aimerais pointer : d’une part, les reconversions d’aujourd’hui sont plus souvent féminines (à l’époque, elles étaient plus masculines), elles ne s’accompagnent généralement pas d’un déménagement dans le monde rural (ce qui était le cas) et sont généralement coordonnées avec un conjoint salarié qui, lui, va continuer d’exercer son métier (auparavant on parlait de reconversions familiales).

« On est loin d’avoir résolu cette division historiquement instituée entre ce qui serait de l’ordre du geste et ce qui serait de l’ordre de la pensée. »

Les reconverti.e.s parlent notamment d’accomplissement de soi. Cela correspond-t-il aussi à une société toujours plus individualiste ?
Les artisans d’élite ont très envie de transmettre, les créatrices ne l’envisagent même pas. Je souscris plutôt à cet individualisme dont vous parlez. Mais ce qui m’intéresse à travers les reconversions professionnelles, c’est ce qu’elles racontent du travail qui est recherché et du travail qui est rejeté. Le travail que l’on cherche à éviter est le travail salarié, en grande entreprise, associé à une forme de hiérarchie très présente et pesante. Il y a souvent cette idée d’incomplétude, de n’être qu’un maillon de la chaîne sans prise sur la production, alors que ce sont des gens avec de hauts niveaux de diplôme, qui sont ingénieurs, chargés de communication, qui ont a priori des emplois valorisés mais qui ne donnent pas lieu à des satisfactions. Cela révèle beaucoup de la manière dont la société fonctionne.
Ces gens qui ont fait de longues études, qui ont aimé ce qu’ils ont fait à l’université, trouvent que le travail salarié est beaucoup plus pauvre. On ne leur demande pas de réfléchir, ils ne retrouvent pas ce pour quoi ils ont été formés. Il y a un autre point lorsqu’on parle de reconversion féminine, c’est le phénomène du plafond de verre. Les femmes sont souvent amenées à moins évoluer, elles stagnent plus rapidement. Certaines ont l’idée de se mettre à leur compte avant même de choisir leur domaine d’activité. L’idée d’être à son compte est en plus très valorisée par les politiques publiques. On peut aussi se demander : pourquoi l’artisanat d’art ? Parce qu’il permet de mener les choses de bout en bout, de se réaliser en fabriquant quelque chose et en maîtrisant le processus de production. On me parle aussi beaucoup de l’amélioration de la qualité de vie : les horaires choisis permettent de s’occuper davantage des enfants par exemple.

L’artisanat se retrouve glorifié sur les réseaux sociaux. Il attire des femmes et des hommes tentant des reconversions et fascine le consommateur. Il y a néanmoins une face cachée…
L’engouement médiatique n’existait pas lorsque j’ai rédigé ma thèse : il y a en effet beaucoup de reconversions aujourd’hui. En revanche, le double discours existe toujours : une fascination pour les métiers manuels – qu’on retrouve dans l’émulation que génèrent les démonstrations de savoir-faire – et, quand même, un stigmate associé aux métiers manuels.
Certains reconvertis me disent souffrir de l’image que véhicule un métier qui ne suppose – je dis bien,  « suppose » – pas de compétences intellectuelles. Il y a parfois une forme de déclassement social auquel on ne s’attend pas. Des artisans d’art m’ont dit avoir changé de sphère amicale car une partie de leur entourage ne comprenait pas leur choix.

Dans votre livre, on lit que le clivage entre artisanat et art s’explique par celui entre technique et création. En d’autres termes, par la supposée supériorité de la théorie sur la pratique. Des thématiques qu’a beaucoup exploré Richard Sennett sur lequel vous avez également écrit. D’où vient cette coupure entre la tête et la main ?
L’ouvrage de Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, qui appelle à revaloriser l’intelligence de la main, est devenu une référence auprès des institutions qui défendent l’artisanat d’art. Il dit que notre société s’est orientée vers un effacement de tout ce qui était de l’ordre de l’engagement du corps, de la main. Il prend pour exemple les architectes, qui ont de plus en plus recours à la conception assistée par ordinateur, ce qui les pousse à ne plus dessiner et oriente leur métier de manière différente. Richard Sennett fait appel au dessin, dit-il, pour former de meilleurs citoyens. Les artisans mobilisent bien sûr l’intellect, qui est nécessaire pour mettre en œuvre la main.
J’ai par exemple écrit sur les routines du métier comme supports de la créativité. De ces routines vont émerger des sauts intuitifs qui vont permettre d’aller plus loin dans la pratique. Mais je dirais que le clivage se pose surtout en termes de représentation : oui, le travail manuel est valorisé mais, dans le même temps, au cœur des formations, la tête et la main continuent d’être séparées. On est loin d’avoir résolu cette division historiquement instituée entre ce qui serait de l’ordre du geste et ce qui serait de l’ordre de la pensée.

« Après des années fastes, je dirais dans les années 1970-1980, la période n’est pas évidente. En cas de crise, les artisans sont les premiers touchés, car ce type de dépenses est jugé superflu. »

Pour revenir à Internet, on trouve aussi de nouveaux canaux de distribution, je pense à etsy, plateforme sur laquelle vous êtes justement en train de travailler. Qu’est-ce qu’elle nous raconte de l’artisanat ?
Là, on approche une question compliquée : celle de vendre sa production. Sur etsy, tout un chacun est amené à vendre assez facilement sa production personnelle. Tant et si bien que le consommateur ne sait plus vraiment s’il a à faire à un professionnel ou un amateur. Les organismes de promotion des métiers d’art réfléchissent à la mise en place d’un label distinctif, mais ils sont démunis car cette mise en place devrait se faire au niveau européen pour être efficace. J’ai commencé mon enquête sur etsy en 2016, et je m’attendais à croiser les mêmes profils que ceux croisés dans ma thèse.
Il y a bien sûr des artisans d’art mais surtout beaucoup de vendeuses. 88% sont des femmes et il y a beaucoup d’amateures qui ont conservé un travail salarié. Pour elles, il n’est pas question de faire de ce loisir une profession. Ce qui est curieux, c’est que ces femmes sur etsy aiment tout ce qui est fait main mais adorent aussi le côté gestion : être en rapport avec les clients, communiquer, mettre en valeur. Sur etsy, toutes ces parties sont perçues comme ludiques alors que pour les artisans d’art, cette partie commerciale/marketing très chronophage constitue la part dévalorisante du métier.

Justement, qu’est-ce qui est le plus difficile aujourd’hui pour un artisan ?
Clairement : le chiffre d’affaires, qui reste relativement bas. Certains mettent la clé sous la porte. Après des années fastes, je dirais dans les années 1970-1980, la période n’est pas évidente. En cas de crise, les artisans sont les premiers touchés, car ce type de dépenses est jugé superflu. Beaucoup me disent devoir faire des sacrifices, notamment les reconvertis : ils ne partent plus en vacances, revoient leurs dépenses quotidiennes. Quand le revenu du conjoint ou de la conjointe ne vient pas en soutien, la situation classique pour un.e artisan.e est de dispenser des cours, des formations (adressées aux amateurs ou aux professionnels), ce qui permet de générer un revenu régulier. Certains font le choix d’un job alimentaire, les reconvertis notamment, qui conservent une petite manne de revenus liés à leur première formation, ce qui va reposer la question de la pratique artisanale : dès lors, est-elle amateure ou professionnelle ? Ce qui m’intéresse en tant que sociologue, c’est d’observer que lorsque les artisans d’art se mettent à leur compte et s’inscrivent dans une logique d’indépendance, ils s’appuient tout de même sur les institutions du salariat : le chômage, un ou une conjoint.e salarié.e, un job alimentaire…

Et le client dans tout ça ?
Les reconversions, l’indépendance… ce sont des tendances de fond qui ne sont pas près de prendre fin. En revanche, dans quelle mesure ces gens là rencontrent-ils des clients ? J’ai l’impression que cet engouement pour le fait main ne se traduit pas par des achats massifs, au regard de la manière dont vivent les artisans d’art. Certes, les classes supérieures peuvent se le permettre, mais je rappelle que les classes populaires représentent la majorité de la population… Y a-t-il finalement vraiment un marché important de clients prêts à payer ?


Anne Jourdain,
Du cœur à l’ouvrage – Les artisans d’art en France, éd. Belin


Par Cécile Becker
Illustration Nadia Diz Grana