Changer le monde, pour de vrai

Aujourd’hui, plus que jamais, Emmaüs pourrait bien être le modèle d’une alternative économique, sociale, écologique… C’est en tout cas la conviction de Thierry Kuhn, directeur d’Emmaüs Mundo’. Alors que la structure n’en finit pas de se développer, retour sur une vie d’engagement, avec la solidarité et le changement de société comme moteurs.

Thierry Kuhn, directeur d’Emmaüs Mundo’ © Pascal Bastien

L’action solidaire comme vecteur de transformation sociale. Cela pourrait être le mantra de Thierry Kuhn. « Sans transformation sociale, c’est de la charité », et ça, c’est pas son truc. Son truc, c’est plutôt de développer des modes d’organisation sociale et de production où l’homme est vraiment au centre. Un modèle basé sur la coopération. « Une économie radicalement différente, résume-t-il. Il ne faut pas avoir peur du mot radical. Il faut retrouver une forme de radicalité solidaire. » À 55 ans aujourd’hui, ce fils de menuisier (« le plus beau métier du monde ») y a consacré sa vie. Son engagement naît tôt, vers 17-18 ans. À l’époque, soyons honnête, ce n’est pas l’école qui l’occupe le plus. « J’étais plutôt préoccupé par le monde, se rappelle-t-il. On se regarde soi, on regarde le monde, et on se demande ce qu’on peut faire. » Alors habitant de Cronenbourg, il commence par s’engager chez Cap jeune (Comité d’Action Populaire jeune) dans le quartier gare, sur le site de l’actuelle Laiterie. Comme il est bon en maths, on l’oriente vers des études de comptabilité. « Une erreur d’aiguillage », mais une formation qui lui sera bien utile. À 20 ans, il part en Inde avec des infirmiers de l’association Calcutta Rescue, au côté de Jack Preger, inventeur de la Street medecine. Sur place, leur action croise déjà médecine et insertion, puisque l’asso pilote un dispensaire de rue, une école et un atelier de tissage pour les femmes dont les enfants sont scolarisés par l’association.

Il faut retrouver une forme de radicalité solidaire.

Il y retournera tous les ans pendant six ans, même si dans le civil, il est comptable à la Mutuelle de l’est (déjà l’économie sociale et solidaire…). Membre d’Attac dès la fondation, au tournant de l’an 2000, il fait vite partie du conseil d’administration. « Je me suis toujours intéressé à l’aspect politique. Mais politique au sens noble, celui d’une action concrète qui change la société. Je ne comprenais pas la méfiance mutuelle entre les politiques et ceux qui agissent sur le terrain. » À l’époque, il donne aussi un coup de main à Artisans du monde, assurant des permanences de temps en temps à la boutique rue de la Division Leclerc. « Une manière de consommer autrement, de faire évoluer les relations internationales et les conditions de vie des producteurs par une action très simple. » En toute logique, Thierry Kuhn est aussi engagé dans le mouvement syndical, et prend des responsabilités nationales à la CGT. Il intègre le comité exécutif de la fédération CGT des organismes sociaux, où il planche sur la question de l’emploi. « Le syndicalisme est un combat, analyse-t-il, mais pas forcément dans une opposition. Il m’a appris l’action collective, comment réunir des personnes, des personnalités autour de positions communes, comment se donner une vision d’avenir et y inscrire son action. »

"Emmaüs récupère les objets en redonnant une place aux humains." © Pascal Bastien

Le monde extraordinaire d’Emmaüs

À 40 ans, il y a 15 ans donc, il se dit que ce serait bien de concilier toutes ces actions et ses engagements… et accessoirement d’arrêter son métier de comptable. Hasard ou destin, l’association Emmaüs Mundo’ cherche alors un directeur. La figure de l’Abbé Pierre et ses actions résonnent avec ses convictions et ses engagements : « Créer des alternatives concrètes et avoir parole politique forte. » Créée par la communauté Emmaüs de la Montagne Verte, Emmaüs Mundo’ est une structure d’insertion par l’activité économique, qui propose de l’emploi à des personnes au chômage et « agit comme un tremplin vers l’emploi de longue durée ». Ici, pas d’hébergement comme dans les communautés, mais la volonté de « promouvoir une autre manière de produire, de consommer, en récupérant ce qui est jeté, créer un autre modèle économique en accueillant des personnes en difficulté ». Avec déjà, en arrière-fond, des préoccupations écologiques. Thierry Kuhn plonge alors « dans le monde extraordinaire d’Emmaüs », sur lequel il est intarissable. En 1949, l’Abbé Pierre accueille Georges, ancien bagnard sur le point de se suicider. « Je n’ai rien pour t’aider, lui dit-il, mais tu peux m’aider à aider les autres. »

"Produire, consommer, jeter : notre modèle économique et politique se base sur ce gaspillage extraordinaire." © Pascal Bastien

Devenir acteur de sa vie, de son environnement et de la société : c’est ce que j’espère pour chacun, et c’est comme ça qu’on réconcilie individuel et collectif.

Avec le salaire de député de l’Abbé, ils s’installent dans une maison de Neuilly-Plaisance, fondant la première communauté. En 1951, l’Abbé n’est pas réélu, la communauté décide de se financer par la vente d’objets de récupération, pour vivre de son travail et non de charité. « C’étaient les débuts de société de consommation, rappelle Thierry Kuhn, et aussi les débuts de la société du chômage, la naissance des bidonvilles. On jette les objets et on jette les humains, Emmaüs récupère les objets en redonnant une place aux humains. Produire, consommer, jeter : notre modèle économique et politique se base sur ce gaspillage extraordinaire. » La crise écologique aussi. « Emmaüs a fait le chemin inverse, reprend Thierry Kuhn, et c’est pour ça que son action répond tellement aux défis contemporains. Aujourd’hui, tout le monde reprend ce modèle. »

Thierry Kuhn s’investit dans la branche économie solidaire et insertion à l’échelle nationale, intègre le CA, puis le bureau, est élu président en 2013. Il fera deux mandats, le maxi- mum prévu par les statuts. « C’étaient des années passionnantes. J’ai essayé de porter le mouvement, de faire le lien avec les politiques, le ministère du travail, de l’écologie, de l’intérieur sur la question des migrants. Je voulais qu’on arrête de faire dans notre petit coin et qu’on en fasse un modèle. Au-delà d’Emmaüs, on a beaucoup travaillé avec d’autres associations. » Pour les dix ans du décès de l’Abbé Pierre, il participe à réunir, avec Nicolas Hulot, des associations de défense de l’environnement, féministes, contre le racisme, pour un grand meeting de la société civile, « parce que les héritiers de l’Abbé Pierre, ce sont tous ces gens-là ».

Comment continuer à allier toutes ces énergies ? En 2018, l’année de son retour à plein temps à Mundo’, Thierry Kuhn fonde Place publique avec, entre autres, Raphaël Glucksmann et Jo Spiegel (maire de Kingersheim). « L’idée est de faire émerger un mouvement citoyen, issu de la société civile et des acteurs de terrain », résume-t-il. PB se demande s’il faut devenir un parti ; les élections européennes scellent la réponse.


 Thierry Kuhn en quelques dates

1966 : naissance à Strasbourg
1992 : premier séjour humanitaire à Calcutta
1999 : membre d’Attac

2006 : arrivée à Emmaüs Mundo
2014 : président d’Emmaüs France
2018 : co-fondateur de Place publique


Emmaüs Mundo’
4, rue du Général Rapp à Mundolsheim


Par Sylvia Dubost
Photos Pascal Bastien