Du sexe à l’individu,
d’hier à aujourd’hui

Maîtresse de conférences d’histoire grecque à l’Université de Strasbourg, autrice et traductrice de plusieurs ouvrages, Sandra Boehringer se penche notamment sur l’histoire du genre et de la sexualité, et sur la construction des identités individuelles et collectives. Extraits d’une conversation où l’on a regardé l’antiquité pour mieux comprendre la société d’aujourd’hui.

Détails de moulages du Musée Adolf Michaelis, Palais Universaitaire / Photos : Myriam Commot-Delon
Détails de moulages du Musée Adolf Michaelis, Palais Universaitaire / Photos : Myriam Commot-Delon

Égalité femmes-hommes prendre de la distance

« Il est toujours très intéressant d’observer les choses depuis un autre point de vue, comme le fait l’anthropologue qui va voir dans une autre société comment les choses s’articulent. C’est aussi intéressant de voir comment elles se formulent à une autre époque. On comprend ainsi que, par exemple, porter un type de vêtement qu’on considère aujourd’hui comme féminin caractérise, à d’autres périodes, d’autres types de personnes, voire d’autres types de comportements. On se rend aussi compte que la différenciation femme-homme est quelque chose de culturellement construit. Et c’est vraiment le point le plus important : il n’y a pas, à la base, en dehors de quelques différenciations biologiques − et même dans la biologie, il y a ce à quoi on décide de donner du sens, et ce à quoi on décide de ne pas donner de sens −, de différence donnée une fois pour toutes, qui serait un fait immanent. Cela permet un premier constat : les choses changent, donc on peut faire changer les choses. Les recherches des historiens montrent que les sociétés ont produit des systèmes et des dispositifs de pouvoir qui permettent des inégalités ou qui au contraire promeuvent des égalités, et cela donne des outils aux représentants démocratiques pour réfléchir à des politiques publiques. »

Les femmes – un groupe ?

« En Grèce antique, on ne pouvait pas parler de catégorie “femme”, pas plus que de catégorie “homme” : il y avait en premier lieu des personnes libres et non-libres. Ce qui compte c’est le corps : est-ce que mon corps m’appartient ? Ou suis-je la propriété de quelqu’un d’autre (ce qui était le cas d’une grande partie de la population à Athènes) ? Peu de femmes pouvaient se dire qu’elles avaient le même vécu et subissaient les mêmes inégalités. Les parcours des femmes, en fonction de leur couche sociale, étaient bien plus différents qu’aujourd’hui. […] Quand on travaille sur ces questions, on est toujours amené à poser des questions de classe sociale, de richesse, d’origine − quand on est étranger, on n’a pas les mêmes droits, ces questions se posent aujourd’hui de la même manière… Aujourd’hui on peut aussi intégrer les questions de handicap, de religion, etc. Tout cela permet de poser les situations individuelles de façon plus complexe, donc plus proches du réel, que l’unique opposition femmes-hommes. Cela permet de mettre au jour d’autres formes de domination, qu’on ne perçoit pas a priori. »

Détails de moulages du Musée Adolf Michaelis, Palais Universaitaire / Photos : Myriam Commot-Delon
Détails de moulages du Musée Adolf Michaelis, Palais Universaitaire / Photos : Myriam Commot-Delon

Les femmes dans la Cité grecque quelle place ?

« Athènes au Ve siècle avant J.-C., la période qu’on connaît le mieux, c’est la naissance de la démocratie. Ce n’est pas le pouvoir du peuple, c’est d’abord la possibilité pour le citoyen de participer à la vie de la cité, mais tout le monde n’est pas citoyen : 70% des Athéniens ne participaient pas aux décisions de la cité. La femme citoyenne ne représente pas non plus l’ensemble des femmes, et elle n’a pas non plus les mêmes droits que les citoyens qui, eux, ont accès à l’assemblée. On peut poser la question autrement : qu’est-ce que le politique ? Est-ce que participer à la vie de la ville où l’on habite, ce n’est pas aussi faire du politique ? Les femmes citoyennes, tout comme les femmes et les hommes métèques [étrangers résidant à Athènes, ndlr], participent par exemple aux fêtes. Dans l’antiquité, la religion fait partie du politique, et il y avait énormément de femmes prêtresses. Et c’est une magistrature d’ordre politique ; il y a donc des responsabilités politiques données aux femmes. Il existe par ailleurs énormément de traces d’actions de femmes riches, évergètes, qui ont fait des dons pour construire des bâtiments, aidé la cité à des moments particuliers. La visibilité des femmes dans la cité existe réellement. »

Violences sexuelles une réalité antique ?

« Les définitions sont différentes, aussi la question est plutôt : quels corps sont protégés ? Il n’y a pas de terme antique pour le viol. Il existe un terme plus large, celui d’hubris, qui veut dire aussi démesure, outrage, outrage aux dieux, et que l’on trouve souvent dans la tragédie grecque. Le verbe hubrizein, outrager, désigne des violences faites à des hommes comme à des femmes, d’abord à un corps libre. Si on viole un esclave, soit c’est son propre esclave et il n’y a aucun problème, soit c’est l’esclave de quelqu’un d’autre et il y a eu destruction, dégradation de bien, et son propriétaire peut porter plainte. L’homme citoyen peut être protégé contre les violences sexuelles, son épouse aussi, à condition que son époux considère qu’il y a eu violence. Sont protégées les personnes de la couche dominante. La comparaison avec l’époque contemporaine est intéressante : aujourd’hui, ce sont les personnes les plus vulnérables que l’on tente de protéger. »

Détails de moulages du Musée Adolf Michaelis, Palais Universaitaire / Photos : Myriam Commot-Delon
Détails de moulages du Musée Adolf Michaelis, Palais Universaitaire / Photos : Myriam Commot-Delon

Sexualité, identité, individualité

« Dans nos sociétés, et pour cela je m’appuie sur les travaux de Michel Foucault, en particulier avec son Histoire de la sexualité, l’individu est amené à se définir par rapport à son sexe, un sexe qui dirait quelque chose de ce qu’on est, de la façon dont on se vit, et aussi par rapport à la façon dont on vit sa sexualité. À la fin du XXe siècle, la sexualité est caractérisée par le sexe de la personne aimée : au fur et à mesure, la question de l’orientation sexuelle est venue dire quelque chose de nous, en termes de parcours de vie, d’inclusion ou d’exclusion dans les normes, de sentiment de culpabilité, de faute, de péché, de résistance. Aujourd’hui, cet aspect-là de la sexualité est venu prendre une place dans notre vie psychique. Or, dans l’antiquité, le fait d’aimer un homme ou une femme ne disait rien de l’identité d’une personne. Dans les textes, c’est l’erôs, l’élan érotique, qui est important. Évidemment, cela varie selon les périodes, mais à l’époque archaïque, aux VIIe-Ve siècles avant notre ère, il existe des poèmes érotiques particulièrement brûlants de femmes pour des femmes, d’hommes pour des hommes, et on a aussi, un peu moins, de poèmes et d’images érotiques entre homme et femme. Ce qui intéresse les Grecs, c’est de déterminer dans quelle sphère de la vie quotidienne viennent se manifester ces émotions. Dans le couple conjugal, ce n’est pas tant l’erôs qui a sa place que l’idée de philia. L’idéal d’un couple serait d’avoir une bonne entente, pour gérer l’oikos [ensemble des biens, ndlr], transmettre sa terre et fabriquer des héritiers. On retrouve cela bien sûr à d’autres moments de l’histoire.
Quand il y a erôs dans le couple marié, on pense que cela vient compliquer les choses, car cet élan fragilise la personne qui le ressent. La pratique sexuelle extra-conjugale est très importante : les maris vont voir des prostituées, hommes ou femmes. Il n’y a pas de faute ni de considération d’anormalité pour un élan érotique en fonction de sexe du partenaire. D’emblée, cela construit des individualités bien différentes de la façon dont elles se formulent aujourd’hui. Pour synthétiser, on peut dire que, dans l’antiquité, l’opposition homosexualité-hétérosexualité n’a jamais existé, et il aurait semblé loufoque à un Grec de se sentir proche de quelqu’un d’autre juste parce que, comme lui, il serait attiré par les garçons. Cela vient déconstruire l’idée d’une “identité” homosexuelle ou hétérosexuelle hors histoire.

Sandra Boehringer, Maîtresse de conférences d’histoire grecque à l’Université de Strasbourg. Photo : Jesus s. Baptista
Sandra Boehringer, Maîtresse de conférences d’histoire grecque à l’Université de Strasbourg. Photo : Jesus s. Baptista

Sexe, genre, sexualité

« Au cours du XVIIIe siècle, Michel Foucault constate que viennent s’articuler, en termes de discours moraux, l’identité de sexe, de genre et des identités d’orientation sexuelle mais pas seulement. Les discours médicaux sont venus définir ce qu’est une bonne sexualité – elle est hétérosexuelle – mais aussi des types de pratiques. À cette époque émergent des discours sur les formes de sexualité, où on en vient à catégoriser, et aussi à dessiner, la catégorie du pervers, celui qui ne pratique pas la sexualité comme il convient, pour arriver, dans la médecine du XIXe,, à en faire des portraits quasiment physiognomoniques. Dans ces définitions-là apparaissaient des notions de genre, avec une idée de déviance. Et pendant longtemps, une déviation de genre pouvait être le signe d’une sexualité pathologique ou psychopathologique. On assiste alors, dans les discours de condamnation d’abord sociaux puis moraux, à une articulation explicite entre genre et sexualité. »

Histoire des femmes et du genre à l’université

« Lorsque ce cours a été créé en 2003 ou 2004 à la faculté des sciences historiques, c’était une option. Cette année, c’est un cours obligatoire, au même titre que l’Histoire des religions ou les cultures politiques. Quand j’ai commencé à faire ce cours, dans les premières séances j’expliquais les notions, et je sentais des résistances (nous étions en plein débats tendus autour du pacs qui traumatisait pas mal de gens), et la littérature sur les questions d’inégalités était moins connue. Alors même qu’on arrivait avec des outils et des définitions scientifiques, des documents historiques, on était regardés comme des personnes trop engagées. Aujourd’hui, lors de mes premières séances de cours, je n’ai plus besoin de faire ces mises au point théoriques, car je vois dans les yeux des étudiants qu’il y a pour eux des évidences. Ce sont les jeunes qui ont changé. Désormais, je dois aller plus loin dans mon cours car les deux premières séances que j’avais préparées ne sont plus nécessaires. Il y a eu une prise de conscience des questions d’égalité, de genre, qui s’articulent avec les questions d’intersectionnalité, d’hiérarchisation, de vulnérabilisation. Il est aujourd’hui possible d’aller beaucoup plus loin dans nos approches des documents, et la recherche – même sur l’antiquité – va avancer aussi avec ces nouvelles formes de luttes sociales. »


À lire
Une histoire des sexualités (chapitre Sociétés ancienne : la Grèce et Rome), sous la direction de Sylvie Steinberg, PUF (août 2018)
Bien avant la sexualité. L’expérience érotique en Grèce ancienne David Halperin, John Winkler & Froma Zeitlin (dir.), traduction (dir.) et préface Sandra Boehringer, éditions Epel


Propos recueillis par Cécile Becker
Avec l’aimable collaboration de Sylvia Dubost
Photos : Myriam Commot-Delon, Jésus s. Baptista