Israël Nisand : (re)Produire du sens

On le connaît comme un homme engagé aux côtés des femmes et de ses pairs. Chef du service de gynécologie-obstétrique des Hôpitaux universitaires de Strasbourg et co-fondateur du Forum européen de la bioéthique à Strasbourg, le professeur Israël Nisand milite pour que la société se saisisse de toutes les questions sensibles autour de la reproduction, et de l’éthique médicale en général.

Le thème du Forum européen de la bioéthique en cette année 2017, est « Produire ou se reproduire ? ». Comment le comprendre ?
On reproduit l’image mais… un être humain ? C’est la dialectique qui s’établit en ce moment entre la reproduction comme fait et question de société, et la survenue d’un véritable marché de la reproduction qui est assez inéluctable. On va essayer de regarder les conséquences de ces évolutions sur la manière dont les humains vont se reproduire à l’avenir… qui va forcément changer.

En quoi ce thème s’imposait-il ?
Ces thématiques de reproduction sont au centre du débat relatif à la loi de bioéthique, que ce soit la thématique de reproduction des homosexuel.le.s, la GPA, les nouvelles techniques qui permettent de fabriquer des gamètes à partir de cellules de peau… Je trouve que ce n’est pas au médecin ou au chercheur de déterminer ce qu’on fait des découvertes, mais à la société. On rentre dans une période où le gigantesque bricolage génétique et reproductif risque de s’accroître, poussé par les forces d’un marché d’une avidité infinie. J’aimerais que le marché ne pilote pas l’affaire. Pour que la société ait son mot à dire, il faut qu’elle soit au courant. 30 000 visiteurs l’année dernière, cela montre l’appétence des gens. J’en veux aux politiques d’avoir aussi peur de la bioéthique et de se cacher sous le tapis…

Vous comprenez cette peur ?
Oui, mais il n’y a pas de raisons que j’ai peur tout seul. J’aimerais aussi empêcher les autres de dormir !

Si vous avez cofondé ce forum et qu’il existe toujours, c’est qu’il y avait et qu’il y a nécessité de remettre en question la bioéthique. Pourquoi ?
Les techniques qui vont donner du pouvoir sur le corps sont très nombreuses… Ça vaut le coup qu’on en discute, et de plus en plus. Moins de 6 mois après la découverte d’une technique qui nous permet de faire des copier-coller dans le génome, des chercheurs chinois la mettaient en pratique sur les embryons humains. Il n’y a pas de pilote dans la machine, on sait pas où on va, mais on y va. La moindre des choses c’est d’en discuter dans les wagons, sans quoi le marché prendra toutes les décisions à notre place. Je suis assez pessimiste là-dessus. D’où la nécessité de ce Forum.

Quelle serait votre définition de la bioéthique ?
La réflexion philosophique à l’égard de ce qu’il faut faire, du vivant. Il y a des postures inconciliables dans notre pays, mais j’ai plaisir à vivre dans un pays où les lois de la République passent devant les lois de Dieu. C’est l’ADN de notre pays. J’aimerais que la raison soit à l’origine de nos comportements et de nos règles.

En tant que spécialiste de la procréation, et vu le thème du forum de cette année 2017, comment allez-vous intervenir ?
Je vais diriger la table-ronde sur la GPA car c’est un sujet qui me tient à coeur, mais je fais en sorte qu’il y ait autour de cette table des gens pour, des gens contre, des biotransgresseurs et des bioconservateurs, de manière à ce que le public, en fonction de ses propres valeurs, puisse se faire une idée. Moi-même, j’ai changé d’avis sur plein de sujets ! Sur ce sujet on se heurte, particulièrement en France, au bioconservatisme.

Comment l’expliquez-vous ?
La France est particulière car elle n’a pas vraiment séparé l’Église et l’État sur ces questions. Récemment, les évêques de France se sont demandés comment peser sur ce débat – on ne peut pas le leur interdire – mais là où ça se gâte, de mon point de vue, c’est quand ils pèsent sur nos députés et sénateurs, menacés de toutes les foudres s’ils ne se rangent pas de leur côté… Un fossé s’est créé entre la loi française, très rigide, et l’évolution de l’opinion publique. Hier, je voyais une patiente de 21 ans atteinte du syndrome de Rokitansky-Küster-Hauser, c’est une agénésie de l’utérus et du vagin. Les femmes atteintes de cette pathologie sont normalement formées mais n’ont pas d’utérus et, généralement, pas de vagin… Ce syndrome, c’est 1 pour 4 500 naissances, ce n’est pas rien ! Quand on leur recrée un vagin, elles ont une sexualité normale mais ne peuvent pas avoir d’enfants. Que propose la France ? Un truc invraisemblable : elle donne son feu vert à la greffe d’utérus – 11 heures de prélèvement pour la donneuse, 11h de greffe pour la receveuse –, mais dit non à la grossesse pour autrui… C’est à se taper la tête contre les murs ! On est là sous le poids d’une éthique dogmatique.

Quel est le problème avec la GPA ?
La France est le pays qui consomme le plus de GPA à l’étranger, dans des conditions archi-honteuses. Le fait de l’interdire génère beaucoup de dérapages. Notre président de la République n’arrête pas de formuler que la GPA, ça ne va pas… Au point que la France a été condamnée quatre fois par la Cour européenne des Droits de l’Homme pour ne pas donner un statut à ces enfants « fabriqués » à l’étranger. Il y a des jumelles que je connais, les filles Mennesson, qui n’ont toujours pas de filiation maternelle, ce qui pose notamment des problèmes d’héritage. À mon avis, elles assigneront l’état français en justice. On essaye d’éviter d’autres cas en punissant les enfants de ce qu’ont fait les parents… Immoral. Qu’on limite la GPA, qu’on dise que ce qui se passe aux Etats-Unis n’est pas possible, bien entendu. Mais l’interdire complètement signifie que les femmes n’iront pas chez le médecin… elles vont directement sur Internet. Une mère porteuse, c’est 15 000 €. Vous trouvez une mère porteuse, vous l’emmenez en Ukraine, 33 000 € la procédure, et vous revenez avec elle en France. C’est l’autoroute… Dans des conditions, à mon avis, non-éthiques. J’aimerais que notre pays ait le courage d’en débattre… Cela fait des années qu’on n’ose pas parler de GPA et d’anonymat du don de gamètes… Quand je parle de GPA à la radio, je me fais tuer sur les blogs des cathos intégristes : en parler est devenu dangereux. Je me demande quelles sont les valeurs qu’on défend en interdisant la GPA… Les Français ont à faire à une classe politique autoritaire et paternaliste. On ne peut pas dire d’un côté que les femmes doivent être maîtresses de leur corps et de l’autre, leur dire : “Ah non, ça, tu ne peux pas le faire…”

Votre posture est militante…
Je suis confronté à ces demandes-là quasiment toutes les semaines. Je me sens dans l’obligation de me faire le témoin de ces souffrances. Moi-même, j’ai changé d’avis, j’étais contre car j’ai un naturel un peu conservateur, mais le fait de rencontrer des femmes m’a fait évoluer… La première qui m’a bouleversé est une femme diplomate turque, elle accouche dans une clinique, l’enfant meurt, elle a une cicatrisation vicieuse de son épisiotomie qui ferme l’entrée du vagin, à l’exception d’un pertuis par lequel s’écoule le sang. Elle tombe à nouveau enceinte, fait à nouveau une complication de la grossesse, qu’on appelle un hématome rétroplacentaire, son utérus est noir, il faut le retirer. Cette femme, qui a perdu deux enfants, n’a plus d’utérus. Je la vois en consultation avec sa soeur et son mari, ils me demandent de bien vouloir prélever le sperme de son mari, prélever ses ovules, faire des embryons et les implanter à sa soeur… J’ai dû refuser… Je leur ai donné une adresse d’un copain en Belgique qui faisait ça à l’époque. J’ai eu trois faire-parts de naissance… Quelle objection morale peut-on avoir à ça ?

À l’image des féministes qui ont pratiqué des avortements et accouchements clandestins, sous le regard de gynécologues, faut-il se mettre dans l’illégalité pour faire bouger les lignes ?
J’y ai pensé, mais je suis tellement surveillé parce que je dis des choses gênantes que si j’y prêtais la main, j’irai en prison et ça arrangerait beaucoup de monde… La dernière fois que j’ai accouché une mère porteuse dans mon service, j’ai été mis sur écoute. Je le sais car j’ai beaucoup d’amis qui travaillent dans le secteur juridique. Le procureur de la République se demandait si je n’étais pas à la tête d’un trafic d’enfants…

“ Être gynécologue-obstétricien, c’est lutter pour la défense des droits des femmes. ”

S’agissant de déontologie, on vous a entendu sur le Livre noir de la gynécologie et la publication régulière de témoignages évoquant les violences ou maltraitances de certains médecins, en quoi ce flux remet-il en question votre profession ?
La parole des femmes se libère et j’y suis très favorable. Les femmes s’expriment mieux sur ce qui leur arrive. Les gynécologues/obstétriciens dont je préside le Collège sont parfois excédés par tout ce qu’ils entendent. Quand ils ont passé la nuit à faire cinq césariennes, sans brancardiers, et qu’ils entendent après leurs nuits que les gynécologues ne sont là que pour commettre des violences obstétricales… À l’internat, il fallait être dans les 2 000 premiers pour être obstétricien, cette année, il faut être dans les 4 500 premiers sur 7 000, ça veut dire que plus personne ne veut faire ce métier. La question c’est : qui accouchera nos filles ? Dans notre spécialité, on entend régulièrement des cas de médecins qui font leur premier infarctus à 50 ans. Autant être dermatologue et gagner la même chose… Dans le même temps, on a réduit de 39% les moyens de la gynécologie-obstétrique ces dernières années. Faire des économies sur le dos des femmes n’est pas possible et nous en payons aussi le prix. Au CMCO et à Hautepierre, j’ai tout ce qu’il faut pour que les patientes vivent leur accouchement sereinement, mais j’ai dû prendre conscience qu’ailleurs en France, des gens peuvent le vivre comme une véritable violence. Il ne faut pas oublier que l’accouchement est une violence, quand ça ne se termine pas comme on l’avait escompté : césarienne en urgence, épisiotomie… Si personne ne vient vous expliquer le lendemain comment ça s’est passé, on le vit évidemment comme un traumatisme… Des histoires comme ça, il y en a sur les blogs et sur 800 000 naissances par an, ça va continuer, même empirer vu l’état de l’hôpital public… Sans compter qu’on a des gros benêts dans la spécialité… même des gros blaireaux, des gens qui ont la parole malhabile, qui ne sont pas bienveillants. Je ne les soutiens pas. Tous les ans, ici, j’anime un séminaire avec les nouveaux internes où on évoque de nombreux sujets : la juste distance entre un médecin et une patiente, comment prendre en charge une femme qui fait une fausse couche, la religion à l’hôpital, le deuil périnatal. Une journée pour ne plus avoir de gros blaireaux parmi mes élèves. J’essaye de faire ça en France… sans aide.

Et la question du consentement ?
Les angoisses en obstétrique sont nombreuses… la vie d’un bébé se décide en 30 secondes. Si je vous dis : « Ma petite chérie, tu risques une embolie pulmonaire, un infarctus du myocarde, une embolie amniotique qui tue dans 99% des cas la maman », vous allez accoucher ? Donner l’intégralité des risques obstétricaux à une femme à bas risque, c’est du sadisme médical. Puisqu’on ne peut pas tout dire, que dit-on ? En général, c’est ce qu’on ne dit pas qui va se produire. Comment parler de consentement éclairé dans ce cas ? De toute façon, l’enfant, il va falloir le sortir… Les médecins vont rester dans un certain paternalisme de bienveillance. Par exemple, je ne parle jamais d’épisiotomie, on en a 4,5% dans le service. Il faut arrêter de mutiler les gens, mais il ne faut jamais oublier la balance bénéfice/risque. Il y a 50 ans, on disait de manière dogmatique et sans le prouver que l’épisiotomie protégeait des prolapsus et de l’incontinence urinaire, on a démontré que c’était faux. Le Collège a émis une recommandation en 2005 : on préconise de laisser déchirer de manière naturelle, que ça se fasse de façon physiologique. Il y a bien sûr des exceptions et des cas d’urgence.

Comment avez-vous vu votre profession évoluer ?
Notre discipline, la gynécologie, a essuyé en 40 ans de nombreuses mutations. J’ai commencé à exercer le 1er octobre 1974, le 2 novembre, deux jeunes femmes sont décédées d’une septicémie après s’être injecté de l’eau savonneuse dans l’utérus pour avorter. Le seul péché de ces filles avait été d’être amoureuses d’un garçon. Je me souviens encore de leurs cris… J’avais 24 ans et je n’ai pas supporté… Je me suis dit que je n’allais pas pouvoir continuer. Le 17 janvier 1975 est arrivé et, depuis, je n’ai plus vu une femme mourir d’IVG. J’ai ceci dit vu mes maîtres dire aux femmes qui souhaitaient avorter : « Mais madame, vous voulez me faire commettre un crime ? » Tout ça a changé la discipline. Les salles d’accouchement étaient des endroits où certaines femmes hurlaient contre ces salops de maris qui les avaient encore engrossées… C’est terminé. Il n’y a presque plus que des grossesses désirées. On a découvert tout un tas de moyens pour permettre la grossesse de femmes stériles ou dont les maris sont stériles. On s’est habitué à dire « oui » à toutes les demandes des femmes, y compris pratiquer des IVG après des fécondations in vitro. Cette spécialité, c’est celle de la lutte pour la défense des droits des femmes.


Le site du Forum européen de bioéthique
Le site du CMCO de Schiltigheim


Par Cécile Becker
Photos Christophe Urbain