Mickaël Labbé :
Retisser le quotidien

Dans son livre Reprendre place. Contre l’architecture du mépris, le philosophe strasbourgeois Mickaël Labbé montre comment les villes se développent en excluant des pans entiers de la population. Et défend la nécessité d’inventer une ville qui s’adresse à tous.

Illustration de Nadia Diz Grana, Reprendre place. Contre l'architecture du mépris, Mickaël Labbé
Illustration : Nadia Diz Grana

Quel a été le point de départ du livre ? Dans votre introduction, vous décrivez longuement la place d’Austerlitz à Strasbourg…
Le point de départ est dans la conjonction de deux choses. D’abord, des lectures essentielles* sur la ville d’un point de vue politique. Dans la réalité, les mots d’ordre m’atteignaient très peu ; Strasbourg est une ville où il fait bon vivre, et quand on est un privilégié comme moi, on en a une expérience plutôt heureuse. Puis, au cours du projet Prendre place qu’on a mené l’année dernière [à l’occasion des 50 ans de la publication du Droit à la ville d’Henri Lefebvre ndlr], j’ai eu plusieurs discussions notamment avec des acteurs associatifs et des gens de la municipalité. Ils ont révélé sur la place d’Austerlitz ces formes de négativité que j’avais rencontrées dans mes lectures. J’ai aussi lu un article hallucinant sur Rue89Strasbourg à propos des cafés de cette place.

* notamment Le Droit à la ville d’Henri Lefebvre, Déclin et survie des grandes villes américaines de Jane Jacobs et La Lutte pour la reconnaissance d’Axel Honneth.

Cette architecture du mépris dont vous parlez prend plusieurs formes : lesquelles ?
Elles sont multiples, depuis des équipements urbains qui visent une population pour lui signifier qu’elle est indésirable, comme un banc anti-SDF par exemple, jusqu’à l’aménagement de zones entières qui s’adressent à des usagers ouvertement sélectionnés et réduits à des usagers ouvertement sélectionnés et réduits à des consommateurs, comme dans le cas de la Gare du nord par exemple.

De quelles logiques témoigne-t-elle ?
Les villes sont soumises à des logiques globales de production de l’espace, de concurrence territoriale, sont obsédées par la production de leur propre image. Elles se sont lancées dans une course à la valorisation marchande, à destination des touristes et de la promotion immobilière. Cette logique de production de l’espace se fait au mépris ou au détriment des habitants, contre l’idée que la ville est un lieu qu’on habite et pas un produit à valoriser. Cela pose la question du droit à la ville : pour qui est-elle faite ? Il y a une crise de la part habitante des villes, et de leur diversité. Il faut une ville qui soit faite pour un usage collectif. On évolue dans des bulles qui nous font vivre dans une existence fantasmée et perdre ce qui fait l’essence de la ville : l’altérité. C’est ça, la puissance de la ville, ça nous confronte à l’autre. Or, on produit de plus en plus de ghettos homogènes. C’est une perte pour les privilégiés eux-mêmes et ils ne s’en rendent pas compte.

Mais le commerce est essentiel à la ville, il en est même le fondement…
Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas de commerce. Dans l’Antiquité, l’agora était à la fois le marché et un lieu de délibération. Aujourd’hui, il y a dissymétrie complète entre les usages.

On essaye depuis des siècles de donner une forme à la ville, or il semble que, quelle qu’elle soit, ce ne soit jamais au bénéfice des habitants. Est-ce que la ville n’est pas tout simplement un environnement hostile ?
C’est une bonne question. En plus, elle est dans l’air du temps. Dans ce contexte de crise écologique, la ville est vue comme la source de tous les maux. Dans la littérature, le rapport à la ville est toujours ambivalent, elle représente à la fois l’aliénation, l’anonymat et l’indifférence, mais aussi l’aventure, une liberté extraordinaire, un lieu où on peut se réinventer. Il faut attirer l’attention sur le fait que c’est dans nos villes que nous nous sommes inventés démocratiquement. Et aujourd’hui, où va-t-on si ce n’est pas dans nos villes ? J’en appelle à la réinvention de la vie dans les villes, qui sont sources d’exclusion et de tensions.

« La ville est un lieu qu’on habite et pas un produit à valoriser. »

Dans votre ouvrage, il est finalement moins question d’architecture que d’urbanisme, et surtout d’espace public. Pour vous, qu’est-ce qu’un espace public ?
C’est un lieu dont on peut faire un usage collectif, qu’on peut s’approprier, auquel on peut donner une forme par ses usages, sans en être propriétaire. Or, les phénomènes de privatisation empêchent cela. Au Jardin du Luxembourg par exemple, il y a des espaces de jeu pour enfants qui sont payants. D’autre part, la ville mise en forme par des usages commerciaux tarit même notre imaginaire sur l’usage qu’on pourrait faire des lieux. La monofonctionnalité de la place d’Austerlitz l’uniformise ; ce qui est considéré comme une réussite indéniable s’accompagne d’un manque de diversité et d’identité singulière. Un espace plus vide, plus bancal, comme la place du Marché à Neudorf est plus appropriable, par des gens différents qui viennent pour des usages différents.

Y a-t-il des lieux à Strasbourg qui vous semblent, à ces égards, réussis ?
C’est un grand bonheur d’habiter à Strasbourg. Maintenant je vis à Koenigshoffen ; tous les jours je prends la piste cyclable le long du canal de la Bruche, je vois des gens faire leur jogging, pêcher, des enfants qui dessinent, d’autres qui speedent à vélo. Je passe aussi devant le parvis du musée d’Art moderne et ça vit, je trouve ! Il y a là une surreprésentation de gens en difficulté, mais une coexistence paisible entre squatteurs et skateurs, qui ne sont pas admis dans d’autres lieux. Ça a l’air de marcher.

Finalement, on peut se demander s’il faut un projet urbain… En tout cas, si c’est au politique de le porter.
Je me suis rendu compte à quel point j’étais un acteur de ce phénomène que je réprouvais. J’ai une conception déflationniste de la politique : l’échelon municipal reste déterminant. Il ne va pas bouleverser le système, mais peut le contrecarrer, le contenir, amortir les chocs, et poser de premières pierres contre des processus ancrés et puissants, qu’on a tous incorporés. À défaut de changer le monde, on peut retisser le quotidien.

« La réforme sociale passe par la réforme spatiale. »

En quoi est-ce un sujet philosophique ? Qu’est-ce que la philosophie a à nous dire sur la ville ?
D’une part parce qu’il a été traité par les philosophes depuis Platon ; c’est foncièrement un sujet de philosophie politique. De manière plus profonde, notre espèce a la particularité de créer son propre milieu pour pouvoir s’épanouir. Ce qui est absolument frappant, c’est que dès lors qu’on s’intéresse aux utopies, à d’autres manières de vivre ensemble, elles sont toujours formulées par la création d’espaces autres, l’invention d’autres territoires, d’autres villes. La réforme sociale passe par la réforme spatiale, c’est ce que nous disent Platon, Utopia de Thomas More, les projets de phalanstères, jusqu’à la ville verte d’aujourd’hui. On s’est rendu compte que le « nous » est dépendant d’un « où ». Selon où l’on crée cette communauté, le « nous » sera différent. Notre existence est conditionnée par notre imaginaire et notre condition urbaine ; la ville n’est pas juste un contenant. Aujourd’hui le « où » rend difficile le « nous », que ce soit par des mécanismes d’exclusion, de dépossession du pouvoir, de mettre en forme notre cadre de vie, et l’extension d’une logique de privatisation des différents types d’espaces.

Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ?
On assiste à l’amplification d’une tendance au moins aussi ancienne que l’urbanisation. Et il me semble aussi que ces villes qui construisent une image ne peuvent plus mettre en place des politiques ouvertes de ségrégation : on agit alors par des nouvelles formes de négativité et d’exclusion compatibles avec ce souci de l’image. Elles se manifestent dans le mobilier anti-SDF ou dans des messages ambivalents, comme la piétonisation des quais. Peut-être que ce projet est très bien intentionné, mais vouloir faire venir plus de touristes par là peut avoir des effets négatifs sur certaines populations.

Vous considérez qu’il faut revivifier l’idée du droit à la ville d’Henri Lefebvre : quelle est-elle ?
Les mouvements sociaux récents – gilets jaunes, mouvement des places, ZAD – ont en commun de tenter de réinventer du « nous » en investissant un « où » inédit. Il me semble pourtant que le droit à la ville place en son cœur l’idée que l’émancipation peut avoir lieu là où on est. Ce droit à la ville a pour cœur deux éléments. D’abord, la volonté d’appropriation ou de réappropriation des cadres, pour en faire un usage collectif, en faire notre œuvre propre, en distinguant propriété et appropriation. Je peux m’approprier une place sans en être propriétaire. Ensuite, l’idée que la ville doit faire place à la totalité de ce qu’on est, à la totalité de nos aspirations : jeu, activités improductives, besoin d’aventure, besoin de sécurité, besoins matériels et spirituels. Or, aujourd’hui, elle ne fait place qu’à certains besoins.

« J’en appelle à la réinvention de la vie dans les villes, qui sont sources d’exclusion et de tensions. »

Pourtant il y a de plus en plus de projets dits « participatifs » ?
Il y a des bonnes initiatives, beaucoup de gens très impliqués, c’est essentiel. Encore faut-il que ces initiatives soient pérennes, qu’on les soutienne, et qu’elles ne soient pas instrumentalisées.

Comment doivent s’articuler les rôles des politiques, des citoyens et des architectes ?
La part des habitants doit peser plus lourd. Il faut inventer des dispositifs, car les mécanismes de co-construction sont faits pour avaliser des projets déjà validés par ailleurs.  Le niveau intermédiaire des architectes est essentiel. Combien m’ont dit qu’ils se sentaient dépossédés de leur pouvoir d’agir par des contraintes administratives et budgétaires ? D’un autre côté, ils se retranchent souvent derrière des considérations esthétiques ou techniques, et doivent assumer leur fonction de constructeurs d’espaces politiques et sociaux.

La grande majorité des candidats déclarés aux élections municipales disent vouloir une ville plus « citoyenne »…
Comment ne pas vouloir une ville plus citoyenne, plus verte ? Encore faut-il que ça se traduise dans les faits et repose sur une vision plus distanciée. Il faut se demander qui sont les citoyens, quel type de citoyenneté on veut. Cela nécessite égards et attention.

Qu’est-ce que cette « architecture du mépris » dit de nous ?
La société a peur d’elle-même. C’est central. L’aménagement des villes est centré sur la défiance, non la confiance, et est obnubilé par la valorisation marchande. On considère la ville comme un bien à protéger. Or, si l’on ne veut pas une société où on se défie de nous-mêmes, il ne faut pas produire des espaces qui excluent. Il faut au contraire des espaces où l’on permet aux liens de se retisser. Or, en s’investissant dans les lieux, les habitants en prennent soin. Ce n’est pas une formule magique, mais un pari de confiance dans la possibilité d’être ensemble.


Reprendre place. Contre l’architecture du mépris, Mickaël Labbé, éd. Payot
Rencontre à la Librairie Kléber, Salle Blanche à Strasbourg, le jeudi 4 décembre à 18h00


Propos recueillis par Sylvia Dubost
Illustration Nadia Diz Grana