Philosophie,
ce que la crise sanitaire nous fait

En ces temps de crise sanitaire, Zut tente de prendre de la hauteur pour penser l’incertain. Interrogés, le sociologue David Le Breton, les psychiatres et psychanalystes Jean-Richard Freymann et Guillaume Riedlin, ont chacun tenté d’analyser, à hauteur de leurs disciplines et de leurs observations, ce que cette période nous fait (confinement, déconfinement, conséquences, traces…), bref, ses effets sur le corps social et le corps intime. C’est désormais au tour du philosophe Jean-Luc Nancy.

Venise vide confinement covid-19
Après le confinement, comment regarder l'émergence du Covid-19 ? Comme une suite logique de la mondialisation répond Jean-Luc Nancy. Photo : Un confinement à Venis - Jésus s. Baptista

L’apparition de ce virus a concerné le monde entier, toutes les couches sociales, toutes les strates de la société, ainsi, la maladie a pris une dimension collective que nous n’avions pas expérimentée avant, qu’est-ce que cela veut dire tant pour l’individu que pour la communauté ?
Ça nous rappelle que la contagion n’est possible que lorsqu’il y a contact et connexion. Dans le cadre de la mondialisation, elle n’a donc rien d’étonnant. Depuis le XIIIe siècle, il y a des relations entre les pays. L’Occident a ce problème qu’il n’a jamais voulu avoir d’histoire ; ce n’est pas comme si, un jour, subitement, c’était arrivé. Le processus qui nous a amené à faire le monde tel qu’il est aujourd’hui, est aussi ancien que le capitalisme. Derrière l’émergence de cette pandémie, il y a toute l’histoire des progrès techniques et des conquêtes qui nous parlent de l’ère anthropocène [celle où les activités humaines ont une incidence sur l’écosystème global, ndlr]. Le virus est partout, au même titre que l’électricité : on ne peut se passer d’électricité, ce n’est donc peut-être pas possible de nous passer de virus… C’est le revers de la communication entre les pays et les Hommes. Historiquement, on peut se rendre compte du rôle des échanges commerciaux, touristiques et techniques dans l’expansion des épidémies, et ce rôle est très présent dans la conscience européenne. J’ai ainsi retrouvé un texte de Kant, une lettre ouverte à des médecins, où il comprend que l“influenza”, donc très probablement la grippe, provient de Saint-Pétersbourg. Il a conscience que les relations commerciales font se déplacer les microbes, il parle même de la Chine, des déplacements des insectes… Quand ensuite dans le XIXe, des médecins publient des traités pour le traitement contre le choléra, ils commencent leur livre en parlant de la communication entre les pays et les hommes. La leçon la plus forte de tout ça, c’est que non seulement nous sommes une seule humanité mais que cette humanité a créé un réseau, dans lequel elle s’est enveloppée, qui est devenu plus fort qu’elle. Nous avons toujours voulu calculer l’incalculable – la preuve avec les algorithmes –, mais c’est une manière de ne plus laisser prise au hasard.

Pensez-vous que le confinement, l’enfermement, a pu laisser des traces sur nous et sur le corps social ?
Je n’en sais rien du tout. On peut penser qu’au fond, ça s’efface très vite. Les historiens racontent les suites des grands pestes et il est frappant de voir que, quelques années après avoir été ravagé, les régions concernées ont vite oublié. Il y a une volonté de ne pas garder de témoignage des tristes périodes sous nos yeux et en même temps, un désir de vivre très fort.
Nous survivons en principe à nos morts. Ceux qui ne survivent pas à la perte d’un proche, par exemple, ont été si touchés qu’ils ne s’en remettent pas, ils en sont devenus « malades ». Alors, on pourrait dire qu’une population qui ne « survit » pas à une épidémie est une population qui ne va pas bien. Mais la vie reprend toujours parce que le désir de vivre est très fort. La question est la suivante : la vie reprend-elle à fond ou est-ce que ça atteint une certaine vitalité humaine ? On peut raisonnablement penser que l’on viendra à bout de ce virus à moins qu’il n’y ait quantité de mutations : l’interconnexion mondiale elle-même rendrait-elle le virus inarrêtable ? Alors, peut-être que ça correspondrait à l’idée que l’humanité, notre civilisation, aurait peut-être fini son temps ? La situation nous oblige à penser cela. On sortirait du régime des fins du monde fantasmées et on arriverait dans un face à face avec notre propre fin possible. Pourquoi tout devrait toujours continuer ? Nos vies individuelles s’arrêtent, pourquoi pas le reste ?

« Dans nos sociétés plus anciennes, il y avait des solidarités dans les villages qui étaient plus constantes, parce qu’il n’y avait pas encore autant l’individu. Aujourd’hui, c’est un rapport d’individu à individu qui prime. »

Une fois le déconfinement opéré, des manifestations se sont organisées pour soutenir les hôpitaux. Nous aurions pu nous attendre à plus de monde dans les rues. Comment expliquez-vous que ces élans d’entraide et de solidarité se tarissent aussi rapidement qu’ils sont apparus ? Qu’est-ce que ça raconte de la nature de l’homme ?
L’homme n’a jamais été très différent de ça. Il y a toujours eu des solidarités qui peuvent venir d’un égoïsme bien compris. On a peut-être intérêt à aider pour juguler la contagion et ne pas être atteint soi-même. Mais le sens que l’on met derrière l’engagement ou la solidarité est différent pour chacun, c’est le propre du langage et de sa capacité d’abstraction. Si on dit le mot “fleur”, qui parle et de quoi parle-t-il ? On ne cesse jamais de se demander ce qu’un mot ou une expression peut bien signifier. Le langage est par définition infini. Cela implique un rapport qui est à la fois possible pour tous et différent pour chacun avec, justement, la signification, le sens.
Dans l’idée même de société, il y a celle de la séparation : parce que pour que la société existe, il faut bien qu’elle puisse aussi se dissoudre. La nature humaine n’est pas « bonne » ou « méchante », elle est duelle, ambivalente, c’est la condition du vivant. On absorbe des choses de l’extérieur et on rejette des choses dont on ne veut pas se nourrir, qui peuvent être dangereuses pour nous. L’individu se forme comme instance détachée et personnelle ayant sa sphère d’intérêts et de légitimités et ne peut donc que s’opposer à l’autre. Dans nos sociétés plus anciennes, il y avait des solidarités dans les villages qui étaient plus constantes, parce qu’il n’y avait pas encore autant « l’individu ». Aujourd’hui, c’est un rapport d’individu à individu qui prime.

Pandémie covid-19, quête de sens © Pascal Bastien
"Tout ce que cette période signifie, c’est que nous recherchons du sens", dit Jean-Luc Nancy. Photo : Pascal Bastien

Aujourd’hui, nous voyons émerger des mouvements anti-masques et éclater des manifestations qui dénoncent les privations de libertés entraînées par un certain nombre de mesures qui visent à endiguer la propagation du virus. Vous qui avez pensé L’expérience de la liberté, de quelles libertés parle-t-on dans le cadre d’une pandémie ? Et de quelles privations ?
On parle à mon sens surtout de liberté de circulation. La liberté de communication n’est pas si touchée que cela. Mais il faut dire que nous parlons surtout de libertés très formelles et, au fond, en termes marxistes classiques, très bourgeoises. Si on parle de la liberté du travail, le confinement a empêché certaines personnes de travailler, mais il n’y a pas si longtemps qu’on a dénoncé cette liberté-là comme une fausse liberté. La liberté du travail c’est la liberté de se vendre comme force de travail en échange de salaire – ce qui n’est pas sans problème. Depuis que la philosophie se casse la tête sur la notion de liberté – depuis qu’elle a cessé d’être la qualité particulière des hommes par opposition aux esclaves, aux femmes, aux étrangers, etc. –, la liberté est devenue une supposée propriété absolue, et en même temps, un mystère complet. La liberté de l’autre limite la mienne. On est libre de faire ce qu’on nous autorise à faire, finalement. Spinoza dit que l’homme n’est pas libre, il n’y a que Dieu qui l’est. Il n’y a de vraies libertés que dans un rapport à quelque chose de plus grand que l’individu. La liberté de Kant, qui paraît être le père de la liberté moderne, c’est d’obéir à l’impératif catégorique : traiter chaque personne comme une fin et pas simplement comme un moyen. Est-ce que dans nos sociétés, on traite chacun comme une fin ? Il n’y qu’à regarder les formes du management moderne pour le comprendre. C’est l’hypocrisie parfaite : faire comme si on traitait le salarié comme une fin alors qu’il devient un moyen de gagner de l’argent. La liberté, en tout cas kantienne, n’est pas réductible au bon vouloir.

Vous soulevez le paradoxe des privations : on nous retire quelque chose et en même temps, ces privations sont aussi l’occasion d’envisager de nouvelles manières de faire, d’expérimenter de nouvelles manières d’interagir (par les réseaux sociaux et les nouvelles technologies notamment qui ont pris une place considérable pendant le confinement), d’être plus créatif peut-être. Pensez-vous que toute chose peut s’équilibrer, même en temps de crise ?
Les privations nous mettent sur la voie de nouveaux usages, c’est sûr. Il est assez intéressant de constater que, par les nouvelles technologies qui sont limitantes, on n’a pas le même rapport à l’autre. Quand Kant dit que la religion est l’opium du peuple sans esprit, quel peut être l’esprit d’un monde nouveau ? Peut-être qu’on s’enfonce dans une gigantesque automatisation de tout, ou est-ce qu’on est dans une situation critique, un prélude à un renouveau d’esprit, c’est-à-dire de civilisation ? On ne peut pas continuer avec cet humanisme. Aldo Schiavone, dans son livre, Une histoire de l’égalité dit qu’il est nécessaire de passer par du commun – la maladie virale est finalement une sorte de bien commun, de mal commun – pour dépasser l’impersonnel. Il faut qu’on arrive à nous sortir d’un esprit qui est devenu l’esprit de la domination individuelle sur une certaine portion de possession. Il ne s’agit pas de supprimer l’individu, mais il faut aussi qu’il y ait un propre commun et ça ne veut pas dire une nouvelle religion.

« Comment penser les choses depuis les quinze dernières années ? Tout s’est précipité et porte en lui le caractère de l’imprévisible, le virus en fait partie, même s’il fait partie de scénario qu’on aurait pu projeter. »

Vous posez la question dans un livre écrit avec Aurélien Barrau : dans quels mondes vivons-nous ? Le world trade center, Fukushima, Charlie Hebdo, le Bataclan, l’armée dans les rues, le Covid-19… Qu’est-ce donc que ce monde pour cette génération-là ?
Pour quelqu’un de mon âge, c’est très frappant : il y a un caractère d’accélération. La première grande chose imprévisible a été la chute de l’URSS. Tout ce qui s’est passé depuis n’est qu’une suite d’événements imprévisibles. À partir de là, tout le monde a commencé à être un peu perdu : comment penser les choses depuis les quinze dernières années ? Tout s’est précipité et porte en lui le caractère de l’imprévisible, le virus en fait partie, même s’il fait partie de scénario qu’on aurait pu projeter. Il y a 20 ans, je ne pouvais pas penser de la même manière, il y avait peut-être encore quelque chose du progressisme qui n’était pas complètement mort. L’an 2000 a été vécu comme un pas de plus, comme une conquête, et par d’autres, comme une constatation d’un état du monde un peu perdu. En 2000, on savait déjà qu’il y avait un énorme problème avec la politique, avec la démocratie. Dans la vie personnelle, on sent bien que quelqu’un chose ne va pas, et puis un beau jour, l’imprévisible arrive. Que veut dire cette accélération ?
Et puis, nous sommes une civilisation qui n’arrête pas de s’auto-critiquer, qui fait de la critique une consommation : on critique tous les méfaits de la civilisation (nous sommes victimes de nos smartphones, des réseaux sociaux) et cela correspond à l’idée que la révolution est en panne. L’idée de la révolution est vraiment une idée spirituelle ou ça n’est pas. L’idée de la république, c’est une idée à laquelle on n’a plus jamais vraiment donné corps et l’idée de la révolution, c’est l’idée d’une communauté et d’une gestion commune.

Après le confinement, on constate que de nombreuses personnes et familles font le choix de l’exode urbain, du retour vers la nature, comment expliquez-vous ce phénomène qui va désormais en s’amplifiant ?
Tout ça traduit une certaine lassitude de la vie telle qu’on la connaît : du travail en ville, des obligations diverses et variées, de la soumission au système du travail, des transports… Mais le confinement a aussi vu émerger un besoin de proximité qui annonce le déclin des grandes surfaces : ici ou là, on a vu des quartiers revivre. Même si on ne va pas reconstituer une économique antérieure à celle de l’industrialisation, tout ça ne peut être qu’un signe. L’homme a besoin de sensible, de sens, de signes justement ; et notre civilisation tourne à l’absence de signes. Elle est bourrée de signaux : c’est vert, c’est rouge, c’est positif, c’est négatif, mais quelque part, le sens a été perdu. Tout ce que cette période signifie, c’est que nous recherchons du sens.


Dans quels mondes vivons-nous ?, Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy, éd. Galilée
L’expérience de la liberté, Jean-Luc Nancy, éd. Galilée


Propos recueillis par Cécile Becker
Photos Jésus s. Baptista et Pascal Bastien