Le sport à la maison de retraite

Le sport hors les clubs
Saison 1 | Épisode 3/4
MAISON DE RETRAITE

Nouvelle saison, nouvelle série dédiée au sport, cette fois pratiqué dans des lieux qui ne lui sont pas dédiés. Exit les salles de fitness, les club-houses et les hangars à crossfit, place, pour cette parution printanière, à la maison de retraite Emmaüs-Diaconesses à Koenigshoffen. Où il sera question de balles en mousse, de refus, de Damart, de picoler et même de faire son lit.

Ici, on sait mouiller le Damart. Madame Hiessler, Madame Duss, Monsieur Kapp, Madame Gauthier, Madame Oster sont là, prêts à en découdre, prêtes à en découdre. Et si lui est seul, elles ne le sont pas. Elles sont quinze à prendre part à ce rendez-vous attendu comme le messie de la sueur, elles sont quinze et Monsieur Kapp est un, mutin. La séance de gymnastique a démarré depuis une dizaine de minutes à peine. Mathias Pulido, animateur depuis 7 ans à l’EHPAD et en charge, entre autres, des activités sportives, enchaîne les mouvements d’échauffement. Il demande à Madame Hiessler de compter jusqu’à 10, pour rythmer un exercice avec ballon.
— Madame Hiessler : « 1… 2… 3… »
— Quand Monsieur Kapp s’en mêle :
« 7… 5… 9… »
Et ça rigole ! Parce qu’une séance de sport à l’EHPAD, c’est surtout l’occasion d’une convivialité qui n’exclut pas la taquinerie, bien au contraire. Ils sont entre elles, elles sont entre eux, d’une touchante solidarité, s’encourageant quand le corps dit non alors que la tête crie oui. Y compris quand Madame Bauerle bougonne, répétant à qui veut l’entendre (et aux autres aussi) qu’elle n’y arrivera pas, que c’est trop dur. Alors qu’elle y arrive mais que « vous voyez que j’y arrive pas », mais que si, elle y arrive, mais que « ben non j’y arrive pas », parce que la plainte a parfois un goût aussi savoureux que le succès.
À l’EHPAD Emmaüs-Diaconesses (aucun lien avec l’Emmaüs de l’Abbé Pierre), il y a deux rendez-vous hebdomadaires estampillés « sport / gymnastique douce » : le lundi et le mercredi matin. Mathias Pulido en est le responsable-coordinateur. « Je suis animateur, mais j’ai une formation DEUST d’activité sportive et physique pour public senior. Et puis, je suis bien entouré !, précise-t-il dans un sourire confondant de naturel. On a régulièrement des stagiaires, on a aussi trois années diaconales, l’équivalent de services civiques ; ce sont des jeunes qui s’investissent dans des associations et qui sont nourris-logés-blanchis. Ce qui nous permet d’avoir une équipe d’animation assez forte. »
La séance se poursuit, rocking-chair battant. Sauf pour une dame du fond qui a profité d’un changement de matériel pour gruger une micro-sieste. Monsieur Kapp, lui, ne faiblit pas. Un nouvel exercice est proposé par Mathias autour de petits mouvements de relaxation : « Je vais vous demander de tourner la tête de gauche à droite, vous pouvez dire bonjour à votre voisin par la même occasion ! »
— Madame Oster se tournant vers Monsieur Kapp : « Bonjour. »
— Monsieur Kapp se tournant vers Madame Oster : « Au revoir. »
Mathias Pulido sourit : « On a un clown parmi nous. » Ça rigole, bon enfant, y compris à 84 ans. Car oui, la moyenne d’âge à l’EHPAD est à l’image de ce cette séance : respectable. « Nos résidents ont 84 ans de moyenne d’âge, forcément on adapte les exercices, souligne Mathias. Mais je suis souvent surpris par leur motivation et leur énergie, c’est super ! » L’enthousiasme de Mathias résisterait à tout, même à 67 jours de pluie consécutifs.

« Les résidents qui participent aux séances de sport sont volontaires. On les sollicite d’après un questionnaire qui leur est soumis à l’entrée. Il y a ceux qui viennent pour rencontrer des gens. Il y a ceux qui viennent parce que pour eux c’est essentiel de s’entretenir physiquement. Il n’y a pas de résident présent sur prescription médicale. Le travail que l’on fait ici est différent de la kiné. J’observe les signes et les attitudes pour savoir si je peux en faire un peu plus ou pas. Et puis, à force, je connais un peu les pathologies de chacun, je peux m’y adapter. »
Plus encore que n’importe où ailleurs, il faut s’adapter à différentes aptitudes, différentes attentes, mais surtout à différents passés. On n’est pas tous égaux face à notre histoire. « On a un champion d’haltérophilie, une championne d’athlétisme, qui sont particulièrement motivés, mais qui peuvent se questionner sur leur vieillissement, sur des choses qui deviennent impossibles. Certains pensent qu’ils ne sont plus capables alors une partie de notre mission est de pouvoir les convaincre que si, c’est possible, qu’ils peuvent encore atteindre tel ou tel objectif. »
Certains résidents requièrent une attention particulière, où tous les possibles ne sont finalement pas possibles. « Quand on intervient en unité de vie protégée, c’est plus compliqué. C’est une unité fermée où les résidents sont atteints de troubles cognitifs comme Alzheimer ou autres. La gym que l’on propose là- bas est très minimaliste. » Mais elle n’est pas exclue.
Retour à notre séance du jour qui se poursuit avec d’autres exercices, plus ambitieux. Mais si c’est douloureux, Mathias ne force pas. Ici, la recherche du dépassement de soi ne l’emporte pas sur la sérénité, physique et psychologique. Ce doit être un rendez-vous agréable, alors à chaque séance sa petite ritournelle : Monsieur Kapp et ses blagues, Madame Hiessler qui fait du rab, Madame Bauerle qui dit non, les rêveries de Madame Duss ou le départ anticipé de Madame Gauthier.
La parole est à Madame Hiessler : « Mon mari voulait venir ici, c’était il y a deux ans. Et au bout de quatre semaines, il est mort. Je suis ancienne championne d’Alsace, en gymnastique et athlétisme. Je faisais même du foot, je ne demandais pas la permission ! Mais c’était il y a longtemps, oh la la… Regardez l’âge que j’ai. Je ne rate jamais les cours de sport ! C’est dur, très dur. J’aime bien les cours, Mathias est gentil, ici je n’ai rien à craindre. »
Puis l’on demande à Madame Duss si ça va mieux avant ou après la séance ? « Oh oui, c’était bien avant c’est bien après. J’y tiens, à ce rendez-vous, mais aux autres animations aussi. Dès que l’on peut s’occuper… Je suis ici depuis le 28 mai 2015. Je n’étais pas une sportive, je n’en faisais même pas du tout ! » On enchaîne, confiant : « Y a-t-il des exercices que vous n’aimez pas, ou que vous n’arrivez pas à faire ? » La réponse est un lol de 7 à 77 ans : « Oh ben le poirier, ça, je n’y arrive pas bien. » Pendant un exercice, une autre dame, non identifiée par nos radars, se confie à Madeleine, l’un des deux services civiques : « Ma petite-fille dit picoler au lieu de picorer ! Quand elle a compris ce que ça voulait dire, ça l’a bien fait rire. »
10 minutes avant le coup de sifflet final, Madame Gauthier, comme à chaque fois, s’éclipse discrètement : « J’écourte un petit peu les séances de sport parce que j’aime bien monter dans ma chambre pour changer mes habits et être propre avant d’aller manger. Parce qu’on transpire quand même un petit peu ! »
Ici, à chaque séance suffit sa joie ; comme autant de petits moments de vies, de plaisirs effleurés, à l’aube du crépuscule.

L’EHPAD Emmaüs-Diaconesses

Implanté dans un parc ombragé de 3 hectares bordant la rivière Muhlbach et intégrant l’église Saint-Paul et la tour du Schloessel, l’Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) Emmaüs-Diaconesses Koenigshoffen a été construit en 1962 et entièrement rénové en 2000. Le bâtiment est doté de 151 lits, dont 12 en Unité de Vie Protégée (UVP) – dénommée Le Home, réservée à l’accueil de personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de troubles apparentés – et 4 d’hébergement temporaire. Il y a aussi 17 appartements (12 F1 et 5 F2) au sein de la Résidence foyer-logement. L’EHPAD Emmaüs-Diaconesses Koenigshoffen peut ainsi accueillir toute personne de plus de 60 ans, seule ou en couple, qu’elle soit valide, faiblement ou fortement dépendante.

La doyenne lumineuse

Lucie Gauthier est l’une des résidentes qui participent aux séances de Mathias Pulido. « Au mois d’avril, j’aurai 102 ans ! J’ai connu une autre centenaire ici, elle avait 106 ans. Ça fait 10 ans que je suis ici. Jusqu’à 92 ans, j’étais seule dans mon appartement, mais je suis tombée et je ne voulais plus rester seule. Je fais toutes les séances de sport, tous les mercredis et tous les lundis. Je n’ai jamais fait de sport de ma vie. Enfin si, j’avais 3 enfants, c’est du sport ! Aujourd’hui, ma fille aînée a 80 ans, mon fils a 72 et ma plus jeune 67. […] Ça occupe le temps, c’est surtout ça. Je fais les exercices sans problème, enfin à mon niveau. Je suis contente d’y participer, ça me permet de rencontrer les autres. Je parle à tout le monde, mais je ne m’attache à personne. Je veux rester libre ! […]
J’écris un livre, un peu comme mes mémoires. Je note tout ce qu’il y a d’important. Aujourd’hui, j’écris moins, il n’y a plus beaucoup de choses à dire maintenant. Maintenant, j’attends. Il ne faut jamais penser à l’âge que l’on a. Là, j’ai mis côte-à-côte ma première maison et ma dernière demeure (le caveau de mon grand-père) dans les Vosges. Quand on a vendu la maison, j’ai pleuré autant que quand mes parents ont disparu. […]
Quand je suis arrivée ici, je ne pensais pas vivre si longtemps. Le jour où ça va plus, il faudrait que ça soit terminé tout de suite. Je n’aimerais pas vivre et ne plus pouvoir faire de sport. Ou ne plus pouvoir faire mon lit tous les matins. »


Par Romain Sublon
Photos Pascal Bastien