Le sport derrière les barbelés

Le sport hors les clubs
Saison 1 | Épisode 4/4
MAISON D’ARRÊT + CENTRE DE DÉTENTION

Dernier volet de cette série consacrée au sport dans les lieux qui ne lui sont pas dédiés, et place cette fois à la Maison d’arrêt de Strasbourg et au Centre de détention de Oermingen. Où il sera question de barbelés, de ghetto blaster, de bottle flip, de tête de lion et même d’un steak-frites.

Aucun film, aucune série, aucun livre ne saurait restituer ce que l’on ressent la première fois que s’ouvre devant soi une porte de prison. Ce « clac », qui résonne aux oreilles comme une enclume balancée au coin d’la gueule, s’ancre en vous. Les couloirs semblent interminables, rythmés tous les dix pas, peut-être plus, peut-être moins, par de nouvelles portes à franchir, de nouveaux « clacs » à encaisser. Une dernière porte se présente, déjà ouverte, petit soulagement. C’est l’heure du cours de boxe, un rendez-vous devenu traditionnel à la Maison d’arrêt de Strasbourg. Une occasion comme il y en a peu de libérer l’énergie, de cracher sa colère. Dominique Siegler est là. Cela fait 24 ans qu’il est là, pour encadrer, canaliser, accompagner, le temps d’une heure où, si tout n’est pas permis, chaque geste est encouragé à atteindre son horizon.
Triple champion du monde de kick-boxing (1994, 1995, 1996) entre autres nombreux titres, Dominique Siegler est intervenu pour la première fois en prison quand il était au sommet de son art. Corps meurtri, cabossé par des combats livrés sans retenue, il est toujours là. Il ne les lâche pas, ces types, croisés ou recroisés à la faveur de récidives parfois inéluctables, ces générations qui se succèdent ou se mêlent. « J’ai parfois fait boxer le père et quelques années plus tard le fils, la fille ou toute la fratrie. En ce moment, j’ai un père et sa fille, c’est l’histoire de certaines familles. Je ne regarde pas pourquoi ils sont là, je ne leur demande rien, je fais le même cours à tous. » L’égalité comme devoir.
Les quatre détenus-boxeurs du jour sont prêts à suer leur peine. Ici tout fuse, les coups comme les blagues. « Vous êtes là pour quel journal ? », nous demande l’un d’eux. « Pour un journal qui te fera devenir une star ! », répond coach Siegler. « Playboy ? » 1er round pour Austru*, tatouages du Christ sur le ventre, croix sur les bras, véritable bible de chair. Plusieurs ateliers ont été mis en place et personne n’y coupera : abdos, passage de ballon, montée/descente d’un escalier en mimant des uppercut, pompes, frapper les pattes d’ours, envoyer des droites dans des tapis posés contre les murs. Ici, il n’y a pas de sacs de frappe, il n’y a pas de ring non plus.
Les halètements assurent le rythme, les sourires claquent comme des droites et les regards vont droit. « Doucement ! », tempère Dominique. « On fait doucement », assure Austru. De notre point de vue, ce n’est pas flagrant. « Je sais pas danser alors je fais de la boxe. » Nul doute. Un cinquième larron, Harmattan, est arrivé ; sa souplesse est rudement mise à l’épreuve. « Pas besoin de frapper fort, il faut chercher le relâchement », lui souffle Dominique Siegler. Puis il lui demande : « Tu as déjà fait de la boxe ? » « Oui », assure-t-il. « Sur un ring je veux dire. » « Ah. Euh, ben non. »
Fin des ateliers. Une petite pause et il sera alors temps pour 15 minutes de combat. Un instant attendu mais que Dominique préserve de tout débordement, à sa manière, avec tact, douceur et l’option j’mets les gants s’il le faut. « Y en a qui s’prennent pour des caïds, ils viennent une fois puis après c’est fini ! Ils me disent que j’suis fou et que c’est trop dur. Mais beaucoup aiment ces séances, ils s’y donnent à fond. Parfois, ça cogne un peu fort mais j’ai jamais eu à gérer de gros problèmes. Et si ça monte, je calme le jeu et au pire, je mets les gants et là ça redescend un peu… C’est aussi une petite thérapie, ça leur permet de vider leur sac, et à moi de passer quelques messages. » Clara, étudiante en STAPS, est là au côté de Dominique dans le cadre d’un stage en immersion. « Ils sont très respectueux, ça se passe vraiment sans soucis. Il y a une meilleure mentalité ici qu’à l’extérieur parfois ! »

Fin de la séance, Harmattan est rincé. « Ici, en prison, c’est la défonce aux médocs ou le sport, alors j’ai fait mon choix. Malheureusement, il n’y a pas assez de séances de sport, alors je n’en rate aucune, c’est sûr ! » La défonce par le sport. En Maison d’arrêt, contrairement au Centre de détention, les séances de sport ne sont pas quotidiennes. Les douches non plus, au quartier hommes comme au quartier femmes.
Nous voilà au quartier femmes, justement. Un ghetto blaster est posé là. Plusieurs ateliers-sports ont été mis en place par Clara et Emilie mais celui du courrier et de la clope sera pas mal prisé aussi. Sur le banc, il y a une fille… et sa mère. Et l’on repense aux mots de coach Siegler. Chammal jongle dans son coin, à l’aise, en mode concours freestyle. Sur le playground, ça joue ! Zonda pose des blocks et Farou, au bord de l’apoplexie à chaque double pas, enquille les paniers sans broncher : 9/10 au shoot, oklm. Au foot, Mitgjorn, joueuse semi-pro en lice avec son club pour l’accession en L2, enchaîne les petits ponts. C’est aussi le terrain où des amitiés et des trahisons se nouent. La partie de ballon-prisonnier peut démarrer, jeu qui ici prend… tout son sens.
Retour sur le banc, celui qui fait office de tribune pour les spectatrices. Chergui nous y rejoint. Directrice commerciale dans une grande boîte, de celles qui protègent du besoin mais pas du manque, Chergui savait ses soucis d’alcool. Elle n’imaginait pas qu’un jour, sa vie basculerait ; parce qu’une nuit tout dérape, parce que la coupe est pleine. Direction prison, pour 5 mois, sans les codes ni le langage. « Rien ne m’y prédestinait, sinon un jour de craquer. »
Alors il n’est pas simple pour elle de trouver sa place, les différences se comptent au-delà de 7. « C’est une thérapie forcée, radicale. Faut le prendre comme ça, alors ici je fais tout ce qui est possible : anglais, espagnol, atelier d’écriture et tous les cours de sport. » Le terrain et sa ligne d’horizon, comme un trait d’union possible entre elle et les autres.

Il y a aussi des séances de sport en salle, qui sont découpées en fonction des bâtiments (travailleurs et non travailleurs) et/ou des statuts (prévenus et condamnés). La salle de sport est comme une grande cellule, pas d’horizon, pas de fenêtre (ou opaques), plusieurs machines pour « faire son sport, sa muscu » qui encadrent un terrain de badminton et une table de ping-pong. Éric, l’un des deux moniteurs de sport avec Arnaud, est là pour encadrer ces séances. Il n’agit pas vraiment en prof, il n’y a pas de place pour cela et le sureffectif des prisonniers l’en empêche. « C’est rare que ça parte en cacahuètes, confie-t-il. Les types sont malins, ils aiment ça et en ont besoin. » Ce qui n’empêche ni la tension, ni l’esprit de camaraderie, où chambrer est autant un art de vivre qu’un moyen de défense. « Arnaud et moi étions surveillants à la base. On a passé un concours interne pour être moniteur de sport à temps plein. C’est un choix de vie. Notre salaire est moindre, y a plus les primes de nuit, mais on est chez nous tous les soirs et les week-ends. Et puis le rapport avec les prisonniers est différent : y a moins de prise de tête, plus d’échange. Faut être ferme mais juste : ni zèle, ni abus de pouvoir, témoigne Éric. On évite le plus possible les sports de contact. Bon, y a quand même le rendez-vous hebdomadaire du foot. Et là, ça joue hein ! »
Clac ! Dernière porte franchie avant l’accès au terrain de foot, le sanctuaire des mercredis après-midi. Il s’agit là d’un vaste terrain en stabilisé. 10 contre 10, souvent les deux mêmes équipes s’opposent car, précise Barber, « ici le mercato est cher ». Et les contrats longue durée. Barber, tatoué comme jamais, est plus grand que les buts et plus large qu’une coursive. Aujourd’hui, il ne joue pas, la faute à une sale entorse.
Depuis leur cellule, où l’on voit quelques yoyos (moyen d’échange de cellule à cellule, à l’aide de draps ou de serviettes) aux fenêtres, les autres détenus encouragent, chambrent, animent la partie et font de la Maison d’arrêt l’autre stade de la Meinau. C’est parti pour 1h30 de match, « sans pause, c’est pour les faibles, avec 3 bouteilles d’eau pour 20 gars et personne qui boit pour sa gueule. Ici, tu vas voir, on est solidaire », nous confie Barber. 1-0 | 1-1 | 2-1 | 3-1 pour les chasubles, les sans-maillots s’étant déjà vus refuser deux buts (il y a un “arbitre” par équipe, et ça discute moins que pendant un 1/16e de finale de Coupe de France) 4-1 | 5-1. Sur le côté un joueur : « J’ai pas la condition pour jouer, je peux pas tenir, surtout avec le soleil, alors je mets des frappes dans le ballon. Et je crache. » Il jouera aussi au bottle flip en jetant une bouteille très haut, seul le grillage au ciel l’empêchera de tutoyer les nuages. Certaines frappes aussi tutoient les nuages. « En matériel, ce que l’on demande on le reçoit. Mais bon, faut pas qu’ils perdent trop de ballons non plus… » 6-1 (Hegoa remonte tout le terrain et, seul face au but, il offre un caviar à son coéquipier) 7-1 fin du match. « C’était Paris-Monaco aujourd’hui ou quoi ?! » Le rendez-vous est déjà pris pour la revanche, mercredi prochain, même terrain, même heure.

*à la demande de la Maison d’arrêt et du Centre de détention, le nom des détenus a été changé afin de préserver leur anonymat. Il en va de même pour le traitement photographique.

La randonnée, cette longue peine salvatrice

− 1789, ça te rappelle quelque chose ?
− Ouais, l’invention de la Nintendo DS.
T’es content ?
Ce court dialogue a eu lieu au kilomètre 7, près d’un rempart du château de Waldeck, il dit beaucoup de l’ambiance qui a régné tout au long de cette randonnée ; du respect, de la parole elle aussi libérée, de la taquinerie.
10h15. On arrive sur le parking de l’Etang du Hanau. Ils sont 4, deux détenus et deux moniteurs du centre de détention de Oermingen (cf. lexique). Et un peu comme dans les films de flics ou voyous, on ne sait pas vraiment qui est qui. Sans l’uniforme et le décorum, la confusion est permise. Les présentations faites, tout s’éclaircit. C’est parti pour 10 kilomètres d’une marche au grand air. À peine le premier kilomètre parcouru, Mathieu, l’un des deux moniteurs, intervient : « Va falloir accélérer le pas, là, sinon on sera jamais au restau à l’heure. » Le restau c’est le Graal, le bout du chemin. « Reste calme Mathieu, reste calme… Tranquille, tempère Fogony*, l’un des deux détenus. Il veut toujours partir à fond Mathieu, mais on a le temps, il fait beau, on est bien… Mathieu, ici on l’appelle Robocop, c’est une machine. »
Si Fogony et Guebli, l’autre détenu, ont eu la permission pour cette rando, c’est parce que leur comportement a été jugé exemplaire. « Puis il faut qu’ils soient permissionnaires, précise Marco, l’autre moniteur. Ça peut toujours représenter un danger de sortir des prisonniers. L’accord est donné à ceux qui ont montré leur volonté de réinsertion, qui bossent en prison, font leur sport, payent leur partie civile (indemnités dues aux victimes). »
Kilomètre 3, on croise un lézard. Il finit dans les mains de Guebli. « Si tu le manges, tu vas prendre les calories que tu perds grâce à la rando. » Le lézard a la vie sauve.
Après plusieurs récidives, point d’orgue d’une jeunesse voulue dorée, Fogony veut tourner la page. « C’est ma 4e condamnation, la plus lourde. J’ai gravi les échelons comme on dit, du vol au braquage, cagoulé et armé. J’ai pris 8 ans, j’en ai fait 6 et je sors dans 3 mois, grâce aux remises de peine. La prison ne m’a pas changé, elle m’a plutôt canalisé. J’ai eu la chance de pas tomber dans la drogue. Ceux qui tombent dans les cachetons, c’est terrible, ils ne peuvent plus se relever. Je fais mon sport, je paye ma dette, et j’attends ma vie dehors, avec ma famille et mes enfants. Mes gamins souffrent de mon absence, à chaque rentrée ils ne peuvent pas répondre quand on leur demande le métier de leur père…

La pratique du sport en Centre de détention n’a rien à voir avec celle en Maison d’arrêt, ce sont deux mondes différents que seuls les barbelés rassemblent. « En Centre de détention, c’est un régime ouvert contrairement à la Maison d’arrêt. Les portes sont ouvertes 7h par jour. En sport, les séances sont plus nombreuses, ce qui nous permet de porter un projet, de travailler avec eux. C’est pas le même métier qu’en Maison d’arrêt où là il s’agit plus d’accompagnement, voire d’occupation », souligne Mathieu, qui a connu les deux mondes. « Le sport permet d’avoir un autre lien avec les détenus. D’ailleurs, quand ils apprennent que t’es surveillant – parce que les moniteurs sont surveillants et pas intervenants extérieurs – le regard change ; tu redeviens un maton. Sauf si le respect est mutuel. »
Kilomètre 5 et des brouettes : à mi-chemin, au sommet du Falkenstein, vue panoramique. Le temps d’une pause, de quelques pompes, d’échanges au sujet de la relation entre Adil Rami et Pamela Anderson et on est reparti. Ne pas oublier l’objectif : le resto.
Guebli se souvient : « Dehors j’avais pas le temps de faire du sport. Dehors je vendais de la drogue. En prison le sport me fait du bien, pour le corps et dans la tête. » Fogony, d’une parole franche : « On a vu des copains mourir, se pendre… C’est dur. Même si on est responsables de ce qui nous arrive, c’est dur. Mais y’a pas que de la tristesse en prison, on rigole parfois comme jamais dehors ! Et on rencontre des copains, on est comme des meilleurs copains maintenant avec Guebli. »
Guebli, les mains bien campées derrière les sangles de son sac-à-dos, dont seule une bague à la tête de lion s’échappe : « Mathieu on a fait 10 kilomètres là non ? Puis : Ça va, je pose une question hein. Faut penser aux journalistes, ils sont fatigués. » Tout au long de la rando, si l’on excepte une montée coupe-pattes et une descente casse-genoux, l’humeur sera à la rigolade, le regard bienveillant. Les 10 kilomètres vaincus, un peu plus selon l’engin de mesure, il est l’heure du restaurant, Aux Amis du Lac, plus désiré encore qu’une médaille d’or. Les steak-frites pleuvent, une farandole de boules de glace rhum-raisin aident à la digestion.
« Ça fait quoi de manger avec des détenus ? », demande Guebli. Je ne m’étais pas posé la question jusque-là : « Ça ne coupe pas ma faim d’après 10 bornes de rando. » Une bouchée plus tard, Guebli toujours : « Quand t’es dehors, tu penses à marcher en forêt ? »

LEXIQUE
– En maison d’arrêt sont incarcéré.e.s les condamné.e.s à des peines inférieures à 2 ans et les prévenu.e.s (en attente de leur jugement, pouvant porter sur des peines de toutes durées). Il y a quatre quartiers différents : hommes majeurs, hommes mineurs, femmes et le SMPR (service médical psychologique durable).
– En centre de détention il n’y a que des condamné.e.s, pour des peines allant de 2 à 10 ans. Les condamné.e.s à des peines supérieures à 10 ans sont en maison centrale.
– Travailleurs et Inoccupés leur statut est soumis à l’administration en fonction de la demande du détenu.e. Le motif de la peine n’entre pas en ligne de compte, les critères tiennent au nombre de postes disponibles, à la motivation et à la fiabilité témoignées, à la capacité physique et intellectuelle, à l’éventuelle indemnisation dûe aux parties civiles. Les travailleurs perçoivent un salaire devant s’approcher du revenu pour une activité équivalente à l’extérieur et ne pouvant être inférieur à 1,54€ par heure.


Par Romain Sublon
Photos Pascal Bastien