Michel Deneken : son action

Après une campagne mouvementée – notamment parce qu’il est prêtre du diocèse de Strasbourg – Michel Deneken a été élu président de l’Université de Strasbourg en décembre 2016 pour un mandat de quatre ans. À la tête de cette vénérable institution, singulière par son histoire et sa place dans la ville, il affirme que l’excellence doit être l’affaire de tous les citoyens, étudiants ou non. Point d’étape sur son action.

Michel Deneken, président de l’Université de Strasbourg - Photo : Henri Vogt

Quelles sont les opportunités pour les habitants de Strasbourg d’entrer en lien avec l’Université ?
Strasbourg a une caractéristique, que je vois comme un atout mais qui est compliquée à gérer : c’est un campus totalement ouvert sur la ville. Nous ne sommes pas, comme dans les pays anglo-saxons, dans un campus fermé, petite cité idéale entre profs, étudiants et chercheurs. Ici, les Bürger [citoyen en allemand, ndlr] de Strasbourg se promènent dans le parc du Campus : des gamins avec leurs parents, des gens avec leur toutou. Je trouve ça très heureux. L’Université appartient aux citoyens, elle est financée par l’argent public, donc par nos impôts. Depuis la loi Pécresse [en 2007, ndlr], il y a ce que nous appelons “la troisième mission des universités” : en plus de la formation et de la recherche, la diffusion des connaissances scientifiques et techniques. On compte à peu près 400 événements par an à travers lesquels l’Université de Strasbourg diffuse des savoirs auprès des citoyens, soit de notre propre initiative, soit lors d’événements partenaires. Cela crée un sentiment d’appartenance. Ces citoyens sont aussi des parents, des étudiants. Strasbourg est ma ville natale, et je suis un Alsacien vraiment indécrottable. Que serait Strasbourg sans son université ? Une sympathique petite ville de province, au mieux. Et puisque nous donnons à Strasbourg un statut, Strasbourg a aussi le droit d’attendre des choses de nous.

Ce campus, ouvert sur la ville comme vous le dites, a été inauguré en 2015 et présenté comme un « campus vert ». Cela a-t-il changé quelque chose dans les usages ?
Nous avons depuis longtemps, notamment à travers des associations étudiantes, été sensibilisés à un campus « vert ». Nous avons créé ce parc arboré en 2010 dans le cadre du Plan Campus. C’est amusant d’ailleurs parce qu’en 2009, au moment de la fusion des trois universités, certains collègues nous ont dit : « On manque d’argent et vous vous amusez à faire un parc à un coût exorbitant ! »

Aujourd’hui, les mêmes reconnaissent à quel point il est agréable et important de se promener sur un campus sans voitures, sans macadam et sans frontières. Il faut ajouter à cette notion celle de la qualité architecturale. On pense surtout au gazon sans pesticide ou à l’éthique alimentaire, mais il ne faut pas oublier ce que je qualifierais d’« éthique de l’environnement ». Travailler dans de beaux bâtiments, avec un geste architectural fort qui donne une signature, c’est tout aussi important que l’écologie, et c’est d’ailleurs le sens premier du terme.

Justement, parlons de patrimoine. Une partie du campus fait partie de la Neustadt : comment raconte-t-on à l’université ce double héritage français et allemand ?
Nous sommes très heureux que la Neustadt ait obtenu le label de « Patrimoine mondial » de l’UNESCO, consacrant architecturalement quelque chose qui est fondamental pour notre université. Je crois que c’est une manière, 75 ans après la Seconde Guerre mondiale, et 100 ans après la Première, d’assumer un passé. En tant que Président de l’Université, il serait scandaleux que je nie le fait que l’excellence qui nous est reconnue – première université d’excellence en France, l’une des meilleures en Europe –, nous la devons en bonne partie à l’époque allemande. L’excellence de la chimie, de l’archéologie, de la pharmacologie nous viennent de là. Il a fallu que la génération de nos parents fasse un travail de dépassement du passé, et, depuis une vingtaine d’années, cette dimension germanique, wilhelmienne de Strasbourg, est devenue positive. Il s’agit aussi de construire là l’Europe d’aujourd’hui et de demain, en s’inscrivant dans un campus européen. Des deux côtés du Rhin, nous regardons le passé avec le sentiment qu’il nous engage pour un avenir en commun.

Toujours dans l’idée d’un campus ouvert sur la ville, comment développez-vous les liens avec le monde de l’entreprise ?
Nous avons toujours refusé d’opérer une distinction entre le monde académique et celui de l’économie, et de la culture aussi d’ailleurs. Notre mission est de contribuer à l’insertion professionnelle de nos étudiants. Il se trouve que beaucoup de nos formations, par exemple les IUT et les écoles d’ingénieurs, supposent des liens étroits avec le monde socio-économique. Mais pour la recherche fondamentale, c’est exactement la même chose. Il y a 10 ans, nous étions encore sur des postures où l’entreprise était « le grand Satan », où on avait peur de la privatisation de l’Université, d’obéir aux impératifs du marché. En face, il y avait des entrepreneurs qui disaient : « De toute façon l’Université ne sert à rien, la vraie professionnalisation n’est pas là ; ces gens ne savent que critiquer et accumuler des savoirs plutôt que des compétences… » Aujourd’hui, les choses se renversent spectaculairement. Et personne n’y perd son âme, à mon avis.

Lors de votre candidature pour la présidence, vous aviez souhaité un vice-président chargé de l’innovation pédagogique. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Son portefeuille porte le titre de « Transformation numérique et innovation pédagogique ». La transformation numérique est à tous les étages : en recherche, en administration, en enseignement. Nous recevons aujourd’hui des garçons et des filles qui viennent de Terminale, qui arrivent avec une culture qui n’est plus la nôtre, où le numérique est omniprésent. On peut critiquer ou applaudir l’évolution, peu importe. À nous d’entrer dans cette ère. Par rapport au numérique, nous devons être maîtres de notre destin. Pendant longtemps, dans l’enseignement supérieur, il n’y avait pas de formation pédagogique. On considérait qu’on entrait dans un amphi, que les étudiants se mettaient à genoux et nous écoutaient jusqu’au bout. Que la Science se suffisait à elle-même. Et pourtant, même de mon temps, il y avait des profs qu’on n’écoutait pas. Aujourd’hui, on a pris conscience qu’il n’est pas dégradant, pour un professeur de l’enseignement supérieur, de se donner les moyens d’être un bon pédagogue. Cela passe par l’apprivoisement de technologies et de méthodologies. Il faut éviter le discours « jeuniste » qui considère que tout va bien et le discours « réac » qui considère que tout fout le camp. De toute façon, depuis Socrate, le niveau baisse, alors… [Rires]

Michel Deneken, président de l’Université de Strasbourg - Photo : Henri Vogt

Vous avez beaucoup milité lors de votre campagne en faveur d’une « université solidaire et inclusive ». Qu’avez-vous pu mettre en place depuis votre arrivée ?
« Inclusive » est une allusion au fait que notre université a un label, celui d’université « d’excellence ». Pour beaucoup de gens, ce terme « d’excellence » a une connotation négative, puisqu’il signifierait qu’il y a quelques « excellents », à qui l’on va donner de l’argent et des moyens au détriment des autres. Et puis, l’excellence est souvent comprise comme concernant la recherche de pointe. Pour moi et mon équipe, l’idée d’inclusivité signifie que l’excellence strasbourgeoise inclut tout le monde. Parmi les universités d’excellence, nous sommes celle qui met le plus d’argent dans la formation et l’enseignement. Il y a bien sûr la recherche de pointe que nous devons soutenir et développer. Mais parlons d’innovation pédagogique : l’argent que nous recevons bénéficie aussi à l’achat d’outils pédagogiques qui permettent l’innovation dans l’enseignement et dans la formation. Et nous avons de plus en plus d’apprentis ou d’alternants : ce sont de nouveaux publics.

Vous faites une différence importante entre les questions de « solidarité » et de « charité ». Pourquoi est-il important de tracer cette ligne ?
Souvent, nous avons une conception charitable de la solidarité : il faut partager parce que c’est « bien ». Alors que la solidarité, c’est d’avoir une conscience aiguë que les intérêts personnels doivent se conjuguer avec les intérêts collectifs. Nous avons 35 facultés, instituts et écoles. Chaque directeur que je rencontre a le souci, très positivement, de son école ou de sa faculté. Mais ils sont membres d’une université, et que ce soit sur les ressources humaines ou sur les finances, la solidarité doit jouer, les partages de moyens être équitables. Il faut donc une gouvernance centrale forte pour arbitrer. Ce n’est pas une sinécure. Parfois on tranche en ne faisant que des mécontents.

Avez-vous pu ouvrir un centre de soins universitaires comme vous aviez prévu de le faire ?
Ce centre était à l’étude, mais la nouvelle loi d’orientation de Mme Vidal va bouleverser un peu la donne. Tout le monde est dans l’expectative et nous attendons les cadres légaux. Quelle que soit l’évolution, je reste à titre personnel favorable à l’ouverture d’un centre. Nous sommes préoccupés par la massification de l’Université et la paupérisation des nouvelles cohortes d’étudiants. Le voyant est au rouge. Psychologues, médecins, le Crous nous alertent sur la précarité de beaucoup d’étudiants. Nous ne pouvons pas rester les bras ballants. Cela concerne, par exemple, l’alimentation, mais aussi les étudiants qui travaillent à notre avis au-delà du raisonnable pour financer leurs études. Et ils sont plus de 35% !

Comment voyez-vous l’Université de Strasbourg dans 10 ans ?
Je souhaite que l’Université de Strasbourg reste au minimum au niveau de formation et de recherche où elle est aujourd’hui, c’est-à-dire une Université de rang mondial, ouverte sur la cité, impliquée dans les débats sociétaux, mais aussi, je l’espère, mieux intégrée encore dans un campus européen. Je souhaite qu’il y ait une vraie citoyenneté étudiante Eucor. J’espère que dans 10 ans l’étudiant de Strasbourg, de Karlsruhe, Bâle, Fribourg ou Mulhouse, aura les mêmes reconnaissances de diplômes, les mêmes enseignants : une grande université du Rhin supérieur où les barrières auront vraiment disparu.


Glossaire

Plan Campus
Lancé en 2008 par Valérie Pécresse, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche dans le gouvernement Fillon, le Plan Campus tend à développer 12 pôles universitaires d’excellence au niveau national et international grâce à des fonds spécifiques. L’Université de Strasbourg est l’un de ces 12 pôles.

Eucor
Eucor (Campus Européen) regroupe cinq universités (l’Université de Bâle, l’Université de Freiburg, l’Université de Haute-Alsace, l’Université de Strasbourg et l’Institut de technologie de Karlsruhe) et 3 pays (France, Allemagne et Suisse). Ce campus européen a pour objectif de partager, et donc de renforcer, les travaux de recherche et les enseignements.


Par Marie Bohner
Photos Henri Vogt