Une histoire de fil

Jusqu’en 1975, l’industrie textile était le premier employeur d’Alsace. La mondialisation et les délocalisations ont ensuite (presque) tout emporté sur leur passage. Soutenues par l’audacieux entrepreneur Pierre Schmitt, quatre entreprises ont su préserver ce patrimoine local et continuent de produire viscose, velours, tweed et lin, sur des machines vieilles d’un demi-siècle. Des étoffes désormais plébiscitées par de jeunes marques, soucieuses de renouer avec le savoir-faire français.

Photo : Simon Pagès
© Simon Pagès

En bordure de la commune d’Hirsingue, dans le Haut-Rhin, cachés derrière une rangée de cyprès, les locaux du groupe Philea Textiles nous replongent directement au siècle dernier : de longs bâtiments aux toits en dent de scie, ponctués de verrières en métal noir alignés autour d’une haute cheminée de brique rouge. La carte postale des ateliers usines du XXe siècle. Une fois passée la porte d’entrée, on perçoit le discret vrombissement des machines, semblable à un vieux train à vapeur, avec leurs cliquetis saccadés. Après un entrelacs de couloirs et de portes, on pénètre dans une vaste salle à la lumière douce, remplie d’étagères en métal bleu débordant de rouleaux de tissu.
Debout dans un coin de la pièce, Pierre Schmitt est en pleine discussion avec un de ses employés. À sa tête, on comprend vite qu’il avait oublié notre rendez-vous. Mais malgré son planning chargé et les appels qui tombent sur son téléphone toutes les dix minutes, l’énergique chef d’entreprise prend le temps de s’asseoir avec nous pour revenir sur le passé de ce groupe qu’il a fondé en 1998.

 

Redonner vie à la viscose

« Je n’aime pas le gâchis », commence d’emblée le vif patron, pour justifier la folle aventure dans laquelle il s’est lancé il y a plus de 20 ans. À l’époque, Pierre Schmitt vient de quitter son poste de cadre chez DMC, l’emblématique entreprise mulhousienne de fils, dont les échevettes de coton mouliné remplissaient les tiroirs de nos grands-mères. À l’image de toutes les sociétés textiles de la région, le mastodonte alsacien délocalise, cumule les plans sociaux et déserte la vallée. « J’étais en totale opposition par rapport à ça », se remémore le natif de Rouffach, dont l’accent chantant ne laisse aucun doute. « Avec la rage chevillée au corps, j’ai décidé de relancer une filière tissu ici, dans le Haut-Rhin, en commençant par des tissus fantaisie féminins. » C’est la naissance de Philea, qui s’entoure de partenaires suisses, allemands, autrichiens et français, tous situés à moins de quatre heures de route de son siège social de Soultz-Haut-Rhin, pour produire une large gamme de viscose, cette « soie artificielle » solide et légère, fabriquée à partir de pulpe de bambou ou de bois. Pour se différencier de ses concurrents venus d’Asie, Philea mise sur la qualité : déjà dans le choix de ses fils, désormais certifiés FSC, un label qui garantit une gestion durable des forêts. Ensuite, lors du tissage : chaque mètre de viscose est soigneusement inspecté à l’œil nu pour déceler les éventuels accrocs, avant d’être envoyé au client. Les clients justement, ne tardent pas à repérer ce nouveau venu du monde textile. Les crêpes satinés de la jeune entreprise trouvent leur place dans les collections parisiennes de Sandro et Gérard Darel, les reliefs scintillants du jacquard séduisent l’Allemand Hugo Boss, les mailles bi-strech s’intègrent à l’esprit sportswear de Lacoste. Aujourd’hui, un million de mètres de tissu sont envoyés chaque année à travers le monde pour intégrer les vestiaires de prêt-à-porter des grands couturiers.

Fort de ce premier succès, Pierre Schmitt n’entend pas s’arrêter là. En 2010, il apprend la liquidation d’un ancien fleuron du textile de la région : Velcorex, dernier fabricant français de velours, installé à Saint-Amarin dans le Haut-Rhin. Une entreprise vieille de deux siècles, fondée en 1828, « un bijou de technologie et de savoir-faire », selon son nouveau PDG, qui bataille pendant neuf mois pour sauvegarder la société et son parc machine. « Tout le monde me disait que j’étais fou, mais moi je leur disais que c’était eux qui étaient fous de laisser disparaître une expertise bi-centenaire. »
Aujourd’hui, ce sont toujours les mêmes monstres de métaux qui avalent chaque jour des kilomètres de tissu pour les découper, les désencoller, les sécher, les brosser, les blanchir ou les teindre. Car c’est bien là l’atout indéniable de l’usine, que Pierre Schmitt a su déceler : Velcorex ne maîtrise pas que la fabrication du velours, la PME gère aussi toutes les étapes d’ennoblissement des écrus, les tissus à l’état brut. En furetant dans les archives du journal Le Monde, on se rend compte que cette technique était autrefois très répandue dans la région, comme le rappelle cet article du 23 février 1960, énumérant tous les savoir-faire textiles de l’Alsace « la filature, le tissage, le blanchiment, la teinture, l’impression, l’apprêt, la confection ».
Moins de dix ans après sa reprise, Velcorex est devenu le vaisseau amiral du groupe Philea. Trois à quatre millions de mètres de tissu sortent des entrailles de Saint-Amarin tous les ans, velours à grosses côtes, fines côtes, faux unis se déclinant dans un éventail de couleurs du terracotta, au kaki, en passant par le bleu denim. La connotation un peu vieillotte du velours de grand-père disparaît au profit d’un travail sur les textures, permettant son retour auprès de marques telles que Sessùn, Bash ou Sézanne.

© Simon Pagès

Le tissage artisanal du tweed

Autre tissu tombé en désuétude, le tweed va lui aussi retrouver ses lettres de noblesse grâce au groupe Philea. Dans les années 50, cette précieuse étoffe devient la marque de fabrique de Coco Chanel, qui l’utilise pour son iconique petite veste à la coupe droite, inspirée des uniformes militaires autrichiens et que porteront Brigitte Bardot et Jacky Kennedy. Parmi les fournisseurs historiques de la marque aux deux C, la société Tissage des Chaumes, installée sur les hauteurs de Sainte-Marie-aux-Mines depuis 1908. La maison de tissage artisanal est spécialisée dans le tweed fantaisie, qui intègre dans ses chaînes et trames (l’armure du tissu) des paillettes, des plumes, des rubans et des dentelles. Promise à la disparition par l’essor de la mondialisation, la PME est rachetée en 2005 par Catherine Malecki, ancienne designeuse de la boîte. Arrivée à l’âge de 21 ans dans l’entreprise, elle y reste 25, gravissant un à un tous les échelons jusqu’à la création. « Sur la trentaine de machines qu’il y avait à Tissage des Chaumes, j’en ai récupéré huit, chacune avec une spécificité : un métier jacquard, un métier gaze, des métiers à ratière sur lesquels on peut travailler 16 couleurs en trame [la trame, c’est le squelette du tissu et il comporte habituellement huit couleurs, ndlr] et un métier où on peut travailler les paillettes en chaine et en trame », énumère la timide Alsacienne d’adoption.

Derrière elle, les imposants engins tambourinent tels des métronomes à chaque passage du fil. Postés devant ces squelettes d’acier vieux de 50 ans, les tisserands surveillent le va-et-vient de la navette. Ils sont deux à maîtriser ce savoir-faire à Tissage des Chaumes : Jean-Christophe, tisserand de formation, arrivé il y a dix ans, et Éric, la nouvelle recrue. « C’est très artisanal comme travail, détaille ce dernier. Parce que ce sont de vieilles machines, on ne peut pas les laisser tourner toutes seules. » Comme pour lui donner raison, la navette de fil pailleté s’arrête subitement de passer de droite à gauche. Le brin vient de casser, il faut le reprendre à la main, l’attacher et relancer la mécanique.
« Aujourd’hui, il n’y a plus d’école de tisserand en France, soupire Catherine Malecki. C’est très compliqué de recruter. » Difficile aussi de faire valoir la plus-value d’une étoffe élaborée de manière artisanale, dix fois plus chère que ses cousines industrielles. Si Tissage des Chaumes peut continuer de dérouler ses mètres de tweeds, c’est parce que Pierre Schmitt a intégré la petite maison de Sainte-Marie à son groupe en 2012. La rachetant pour un euro symbolique, l’entrepreneur y a vu « une belle histoire et des techniques ancestrales ».

 

Filer le lin

Bis repetita l’année suivante, en 2013. La manufacture Emanuel Lang, installée à Hirsingue depuis 1856 et spécialisée dans les popelines de coton pour chemises haut de gamme, est placée en liquidation judiciaire. Une nouvelle fois, l’homme d’affaires alsacien déploie toute son énergie (et il en a beaucoup !) pour éviter la perte de ce patrimoine industriel local. À force de grèves, blocages d’usine, procès, recours et requêtes, il sauve in extremis la société séculaire et ses gigantesques machines promises à la vente aux enchères. Là encore, son pari fou se solde par une réussite, puisqu’aujourd’hui, de jeunes marques françaises comme Asphalte, Païsan, le Slip Français ou encore Bonne Gueule se tournent vers ce fournisseur pour élaborer leur dressing.
Il faut dire que Pierre Schmitt a opéré un net virage après avoir repris l’usine, délaissant les fils de coton au profit de matières naturelles produites en Europe : lin, chanvre et ortie. « Le textile a été le moteur de la révolution industrielle, les matériaux biosourcés doivent être le moteur de la révolution écologique », martèle le sexagénaire, en nous faisant visiter les ateliers. Au pas de course, et presque à bout de souffle, on le suit au milieu des ourdisseuses (les machines qui permettent de construire le squelette d’un tissu, la chaîne), des métiers à tisser (celles qui rajoutent la trame du tissu, son corps) et des fileuses. Ces dernières viennent de Hongrie, il les a rapatriées il y a deux ans, pour remettre sur pied une filature de lin dans ses locaux de Hirsingue – la première de France. « Le lin, c’est une fleur éphémère pour une fibre éternelle, sourit-il, friand des citations qui claquent. Il pousse chez nous, capte le carbone dans les champs et peut remplacer la fibre de verre dans la construction. » Pour illustrer ses propos, il nous désigne les murs du bureau de création, tapissés de fins draps de lin écru, jouant le rôle d’isolant acoustique. « Ce qu’on veut, c’est pouvoir maîtriser la production du champ au consommateur. »

Photo : Simon Pagès
© Simon Pagès

Une démarche de circuit-court que l’on retrouve aussi dans les partenariats que noue l’entreprise. Depuis plusieurs années, Philea collabore avec l’école de chimie de Mulhouse et de Strasbourg, la Hear (et notamment sa section design textile), la filière mode du lycée Jean Rostand de Strasbourg et l’ISTA, l’Institut supérieur textile d’Alsace. « On a besoin de travailler avec tous les acteurs de la filière, justifie Pierre Schmitt. Et notamment la jeune génération et son impulsion artistique. »
Sa propre fille, Agathe, l’a d’ailleurs pris au mot, et se prépare à lancer, en septembre prochain, une nouvelle marque de prêt-à-porter, entièrement made in France, proposant des intemporels unisexes, confectionnés à partir des tissus des quatre entités du groupe. Son nom : Sème, comme un clin d’œil aux graines plantées par son père pour relancer l’industrie textile alsacienne et qui lui permettent aujourd’hui de faire éclore cette collection.


philea.net
velcorex.fr
tissagedeschaumes.fr
emanuel-lang.fr


Par Tatiana Geiselmann
Photos Simon Pagès