En bordure de la commune d’Hirsingue, dans le Haut-Rhin, cachés derrière une rangée de cyprès, les locaux du groupe Philea Textiles nous replongent directement au siècle dernier : de longs bâtiments aux toits en dent de scie, ponctués de verrières en métal noir alignés autour d’une haute cheminée de brique rouge. La carte postale des ateliers usines du XXe siècle. Une fois passée la porte d’entrée, on perçoit le discret vrombissement des machines, semblable à un vieux train à vapeur, avec leurs cliquetis saccadés. Après un entrelacs de couloirs et de portes, on pénètre dans une vaste salle à la lumière douce, remplie d’étagères en métal bleu débordant de rouleaux de tissu.
Debout dans un coin de la pièce, Pierre Schmitt est en pleine discussion avec un de ses employés. À sa tête, on comprend vite qu’il avait oublié notre rendez-vous. Mais malgré son planning chargé et les appels qui tombent sur son téléphone toutes les dix minutes, l’énergique chef d’entreprise prend le temps de s’asseoir avec nous pour revenir sur le passé de ce groupe qu’il a fondé en 1998.
Redonner vie à la viscose
« Je n’aime pas le gâchis », commence d’emblée le vif patron, pour justifier la folle aventure dans laquelle il s’est lancé il y a plus de 20 ans. À l’époque, Pierre Schmitt vient de quitter son poste de cadre chez DMC, l’emblématique entreprise mulhousienne de fils, dont les échevettes de coton mouliné remplissaient les tiroirs de nos grands-mères. À l’image de toutes les sociétés textiles de la région, le mastodonte alsacien délocalise, cumule les plans sociaux et déserte la vallée. « J’étais en totale opposition par rapport à ça », se remémore le natif de Rouffach, dont l’accent chantant ne laisse aucun doute. « Avec la rage chevillée au corps, j’ai décidé de relancer une filière tissu ici, dans le Haut-Rhin, en commençant par des tissus fantaisie féminins. » C’est la naissance de Philea, qui s’entoure de partenaires suisses, allemands, autrichiens et français, tous situés à moins de quatre heures de route de son siège social de Soultz-Haut-Rhin, pour produire une large gamme de viscose, cette « soie artificielle » solide et légère, fabriquée à partir de pulpe de bambou ou de bois. Pour se différencier de ses concurrents venus d’Asie, Philea mise sur la qualité : déjà dans le choix de ses fils, désormais certifiés FSC, un label qui garantit une gestion durable des forêts. Ensuite, lors du tissage : chaque mètre de viscose est soigneusement inspecté à l’œil nu pour déceler les éventuels accrocs, avant d’être envoyé au client. Les clients justement, ne tardent pas à repérer ce nouveau venu du monde textile. Les crêpes satinés de la jeune entreprise trouvent leur place dans les collections parisiennes de Sandro et Gérard Darel, les reliefs scintillants du jacquard séduisent l’Allemand Hugo Boss, les mailles bi-strech s’intègrent à l’esprit sportswear de Lacoste. Aujourd’hui, un million de mètres de tissu sont envoyés chaque année à travers le monde pour intégrer les vestiaires de prêt-à-porter des grands couturiers.
Fort de ce premier succès, Pierre Schmitt n’entend pas s’arrêter là. En 2010, il apprend la liquidation d’un ancien fleuron du textile de la région : Velcorex, dernier fabricant français de velours, installé à Saint-Amarin dans le Haut-Rhin. Une entreprise vieille de deux siècles, fondée en 1828, « un bijou de technologie et de savoir-faire », selon son nouveau PDG, qui bataille pendant neuf mois pour sauvegarder la société et son parc machine. « Tout le monde me disait que j’étais fou, mais moi je leur disais que c’était eux qui étaient fous de laisser disparaître une expertise bi-centenaire. »
Aujourd’hui, ce sont toujours les mêmes monstres de métaux qui avalent chaque jour des kilomètres de tissu pour les découper, les désencoller, les sécher, les brosser, les blanchir ou les teindre. Car c’est bien là l’atout indéniable de l’usine, que Pierre Schmitt a su déceler : Velcorex ne maîtrise pas que la fabrication du velours, la PME gère aussi toutes les étapes d’ennoblissement des écrus, les tissus à l’état brut. En furetant dans les archives du journal Le Monde, on se rend compte que cette technique était autrefois très répandue dans la région, comme le rappelle cet article du 23 février 1960, énumérant tous les savoir-faire textiles de l’Alsace « la filature, le tissage, le blanchiment, la teinture, l’impression, l’apprêt, la confection ».
Moins de dix ans après sa reprise, Velcorex est devenu le vaisseau amiral du groupe Philea. Trois à quatre millions de mètres de tissu sortent des entrailles de Saint-Amarin tous les ans, velours à grosses côtes, fines côtes, faux unis se déclinant dans un éventail de couleurs du terracotta, au kaki, en passant par le bleu denim. La connotation un peu vieillotte du velours de grand-père disparaît au profit d’un travail sur les textures, permettant son retour auprès de marques telles que Sessùn, Bash ou Sézanne.