Vous avez choisi de collaborer à nouveau avec Anthony Hopkins qui tient le rôle d’un père intransigeant et impitoyable.
Après The Father, beaucoup de gens sont venus me demander si Anthony Hopkins allait bien, comme s’il était lui-même en plein cœur d’une crise de démence sénile. Il allait très bien, c’est juste le plus grand acteur du monde. Il y avait quelque chose de savoureux à lui offrir un rôle diamétralement opposé dans The Son. Il déploie toutes ses capacités de cruauté et il est l’homme de la situation. Cette scène est primordiale, à travers le génie presque maléfique d’Anthony Hopkins, on ressent soudain que le personnage de Hugh Jackman est un fils abîmé auquel on a pas laissé un espace d’existence. Le paradoxe de Peter est qu’il essaye de tout cœur et en toute sincérité de faire mieux que son père et sans s’en rendre compte, il fait ou bien pareil ou bien pire. Il y a cette scène terrible dans laquelle il est déchiré dans un dilemme entre son fils qui le supplie de l’emmener en dehors de l’hôpital et, de l’autre, le corps médical qui dit qu’il vaudrait mieux qu’il y reste. Peter prend la décision de le ramener chez lui pour ne pas être le père qui abandonne, précisément en contre-écho à son père qui l’a abandonné.
Le psy dit d’ailleurs : « Ce n’est pas une question d’amour. Mais de protéger votre fils ».
Sur certains sujets, ce ne sont pas toujours les parents qui sont les mieux à même d’aider leurs enfants et ce n’est pas une question d’amour. Sans aller jusqu’à la tragédie ou au drame psychologique, chaque parent fait l’expérience d’accepter l’endroit où il sent qu’il doit lâcher prise, que la solution ne passe pas par lui, que l’autre est l’autre et qu’il va mener sa propre vie. On ne peut pas vivre la vie de l’autre à sa place et il faut faire ce deuil très douloureux de ce sentiment de toute puissance où on avait l’impression de porter l’enfant dans ses bras et qu’il ne tenait debout que grâce à nous.
Dans votre film, vous incorporez des souvenirs de Peter alors qu’il apprenait à son fils à nager. Des années plus tard, Nicholas lui apparaît à nouveau comme cet enfant qui se débat et peine à garder la tête hors de l’eau ?
C’est aussi ces moments où le père transmet. Il y a un passage de relais : « Tu vas devoir nager tout seul, prendre ton risque, mais je serais là pour te soutenir. » C’est ce moment où on espérait que l’enfant en grandissant puisse se débrouiller et naviguer dans la vie mais, parfois, c’est plus compliqué. Le personnage de Hugh Jackman et de la maman incarnée par Laura Dern évoquent à plusieurs reprises ce souvenir heureux de quand l’enfant était vraiment un enfant, il était comme un soleil et c’est un souvenir ensoleillé. Dans chaque famille, on peut se souvenir d’un moment où tout semblait joyeux dans la vie. Au moment où leur enfant est devenu adolescent et semble en prise à des questions plus complexes en étant à la dérive, c’est ce chagrin qui les malmène. À l’époque, il s’agissait simplement de lui apprendre à nager, on maîtrisait les équations, alors que soudain on est devant des questions sans réponse.
Nicholas a des comportements liés à l’enfance. Il regarde des dessins animés, mange des céréales, comme s’il trouvait du réconfort à se réfugier dans les schémas de l’enfance à l’image d’un cocon.
Il y a dans ce personnage une forme d’innocence et de tentation d’un retour en arrière. Il a des comportements presque immatures, il n’a pas d’interactions sociales, il est chez lui, apprécie la douceur des choses de la petite enfance. Il n’est pas attiré par le fait d’aller en soirée avec des copains, d’aller au cinéma, c’est une sorte de désociabilisation. C’est quelqu’un qui fait un pas de côté par rapport au cours du monde et c’est déjà un symptôme d’une incapacité à vivre. Son père n’arrive pas à appréhender l’expérience que son fils est en train de vivre et c’est ce qui le rend coupable. Parce qu’il ne voit pas sa souffrance béante et son incapacité à vivre.
Beth semble apparaître comme une ennemie aux yeux de Nicholas. Comme s’il était convaincu qu’après avoir évincé sa mère, elle voulait l’évincer. Il a des pensées un peu paranoaïques.
C’est aussi l’histoire d’un garçon qui a 17 ans dont les parents sont séparés. Il y a un appartement qui est celui du père, un appartement qui est celui de la mère et il se demande où est sa place. Cela dit, la paranoïa est un symptôme de la déconnexion avec le réel, mais c’est parfois de la manipulation de la part de Nicholas. Dans la mesure où c’est quelqu’un qui a construit sa vie dans la dissimulation, dès lors qu’on le démasque, il se sent attaqué. C’est quelqu’un d’intelligent, il est rare que la dépression soit associée à des gens qui ne le soient pas.
Pourquoi pensez-vous que ce sujet est encore tabou en France ?
Je crois effectivement qu’il l’est davantage en France que dans d’autres pays. Cette pièce a été jouée dans beaucoup de pays. En France, il y a une sorte d’inconfort absolu à évoquer la dépression, la considérer comme quelque chose qui est parfois de l’ordre chimique. Ce n’est pas une façon de simplifier le problème mais je crois qu’il est terriblement douloureux et déstabilisant de savoir qu’on le porte tous potentiellement en nous et qu’il nous renvoie à l’endroit terrible de l’âme qui cesse d’adhérer à la vie. En discutant avec beaucoup d’associations pour préparer ce film, j’ai découvert des choses qui m’ont étonné et intéressé. Quand un enfant est dépressif, les parents n’osent pas engager une discussion frontale sur le sujet et n’osent jamais lui demander s’il pense au suicide, de peur d’être celui ou celle qui mettrait la graine dans son cerveau. Or tous ceux dont c’est le métier disent qu’il faut absolument poser la question. Parce que c’est la seule façon d’aider l’autre à sortir de ce cycle de pensées morbides même si c’est contre-intuitif pour un parent. Il faut avoir le courage de choisir les mots justes même s’ils font peur et de demander de l’aide quand elle est nécessaire. Accepter de demander de l’aide ne veut pas dire qu’on a renoncé, qu’on a été un mauvais parent ou un mauvais ami, ça veut dire qu’au contraire on a le courage de la chercher là où elle est disponible. Ce n’est jamais une preuve d’échec, c’est une preuve de courage.
Après The Father et The Son, peut-on s’attendre à une sorte de trilogie avec l’adaptation de votre pièce The Mother ?
Honnêtement, je ne sais pas. Ça fait plus de trois ans que je travaille jour et nuit sur ce film et je pense que lorsque je l’aurais autorisé à vivre sa propre vie, j’aurais plus de vision sur ce que je pourrais faire après.
The Son de Florian Zeller, en salles le 1er mars.
Propos recueillis le 23 février dans le cadre de l’avant-première du film, à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.
Par Emma Schneider