Silence vacarme
Pauline Ringeade met en scène Claire Rappin pour un seule en scène qui fait grand bruit, les 23 et 24 janvier 2025 à la Comédie de Colmar, et du 28 au 31 janvier 2025 au TAPS.
La Tour de l’Europe fait grise mine aujourd’hui, prise dans la brume tenace de ce tristouille mois de novembre. À quelques encablures de là, nous voilà dans le 130 m2 du directeur du Ballet de l’Opéra national du Rhin, à une dizaine de minutes du Centre chorégraphique national de Mulhouse. Un si grand appartement pour une seule personne ? Avec deux chambres d’adultes et une d’enfant ? Explications.
Au fond du couloir à gauche, pourquoi découvre-t-on une chambrette avec un lit cabane et un coffre débordant de jouets ? Bruno n’en fait pas un secret : homosexuel célibataire, il a fondé une petite famille avec sa meilleure amie, Laura, directrice d’école dans le 3e arrondissement parisien. Ensemble, ils ont donné la vie à une fillette nommée Jeanne. Il y a quatre ans, grâce à un tuto type « Comment faire un bébé avec une pipette Doliprane nourrisson ? » dégoté sur le net.
« J’ai rencontré Laura durant un projet pédagogique lorsque j’étais à l’Opéra national de Paris. » Des ateliers en REP (réseau d’éducation prioritaire) ayant conduit à un spectacle baptisé Ça manque d’amour… alors qu’une amitié très forte croissait entre les deux âmes soeurs. « Je lui ai fait part de mon désir d’enfant, en insistant sur cette responsabilité, surtout que je refuse le principe du père-directeur-connard jamais disponible : j’ai envie d’être présent et de lui lire des histoires le soir. Laura m’a dit oui. Je crois qu’elle partage mes questionnements : à la notion de couple, nous préférons celle du compagnonnage. Tout s’est mis en place de manière organique et, aujourd’hui, nous faisons famille. » Des parents amis mais pas amants : un concept durable, selon Bruno, lucide. « Nous avons beau croire en quelques mirages, les histoires d’amour finissent hélas mal, en général… »
Nous avons quitté le nid douillet de Jeanne et nous trouvons au salon dont l’ambiance orientale favorise les confidences, affalés dans de molles banquettes à ras du sol. Sur la table basse, un molosse : un ouvrage de plusieurs kilos sur le plus célèbre des peintres baroques, sujet central du prochain spectacle de Bruno qui se basera sur un livre de Yannick Haenel qu’il souhaite adapter, La solitude Caravage. « Une force tellurique se dégage des oeuvres de cet artiste qui prenait pour modèle des gens de la rue, des tripots, afin de représenter des personnages mythiques. » Le chorégraphe ne s’intéresse pas trop aux oeuvres de répertoire : « Ça ne me mobilise pas », dit-il poliment. « Nous en avons vite fait le tour : Le Lac des cygnes, Giselle, Casse-Noisette… Mon projet repose sur la création de nouvelles formes chorégraphiques comme ma relecture des Ailes du désir (2021) ou de On achève bien les chevaux (2023). » À l’image de William Forsythe qu’il vénère, Bruno Bouché utilise le système classique, mais pas sa rhétorique : « Il livre un savoir-faire à ses interprètes qui suivent une ligne, une courbe très graphique, et travaillent sur l’improvisation, la spatialisation. On ne parle plus comme au xixe mais on utilise les mêmes mots, alors il faut revenir à leur source. C’est ce que fait Forsythe qui travaille sur la commissure du langage académique. »
Bruno a une famille – qui se réunit certes par intermittences, les week-ends ou durant les congés scolaires. Il a 45 personnes sous son autorité. Mais il a conscience de sa solitude. Ainsi le veut la condition humaine. « Pour aimer totalement les gens, il faut savoir qu’ils ne vont pas nous réparer », dit-il en paraphrasant Françoise Dolto. Revenir à soi, se retrouver, trouver sa place. Pour débuter la journée du bon pied, Bruno s’est fait un coin café/lecture près de la fenêtre du salon, à proximité d’un Bouddha offert par l’homme avec lequel il a vécu plus de dix ans à Paris. « On aimerait avoir sa sérénité », espère-t-il, caressant la sculpture en pierre de lave. Le quotidien du directeur du CCN est rythmé par de nombreux rituels. Dans sa chambre, il a monté un autel de méditation dédié au yoga qu’il pratique depuis douze ans. Il fait ses exercices face à des bougies et images, notamment une photographie d’Eva Kleinitz, directrice de l’OnR de 2017 à 2019, à sa mort, suite à une grave maladie… « Nous avions tissé une relation très forte. Nous nous comprenions… » Bruno possède certains objets ayant appartenu à celle qu’il appréciait énormément : un tableau, un miroir, un fauteuil de théâtre ou un dracaena qui a trouvé refuge auprès de ses copains arbustes. « Je parle régulièrement à mes plantes vertes pour ne pas qu’elles se sentent seules. Je les appelle “les filles”, sauf Banzy le bonzaï qui est un mec. Je leur fais régulièrement prendre un bain et je cajole celles qui font la gueule. »
Tous ses mentors sont, d’une manière ou d’une autre, présents dans les pièces de son appartement, avec une grande concentration dans sa bibliothèque. Sur les étagères, des auteurs classés par ordre alphabétique, de Auster à Zweig en passant par Camus, Borges, Dostoïevski ou Haenel. « La solitude nous permet de tout entendre ; ainsi nous mène-t-elle à la limite de la raison. » Ces mots de Yannick Haenel (Notre solitude) résonnent en Bruno Bouché. Les lettres les plus représentées sont le C comme Chéreau, le R comme Riboulet, le D comme danse (avec des ouvrages sur Dupond, Noureev, Petit ou Bausch) ou le Y comme yoga. « Mon maître me répétait toujours qu’on fait du yoga pour faire au mieux ce qu’on a à faire dans la vie. Cette discipline m’aide à avoir les idées claires. » Sans cesse « par monts et par vaux » Bruno a besoin de cérémoniaux, même s’il sait pertinemment que sa vie « chaotique » ne sera jamais réglée avec la précision métronomique d’un ballet.
Programmation à venir du CCN•Ballet de l’OnR
À Mulhouse du 20.12 —> 23.12
Casse-Noisette – chorégraphie de Rubén Julliard
À Strasbourg du 27.02 —> 2.03
À Mulhouse du 14.03 —> 16.03
William Forsythe
Par Emmanuel Dosda
Photo Christophe Urbain