Zut, v’la Dosda
chez Joëlle Smadja

Ding-dong ! « Ouvrez, c’est Dosda ! » Indiscret, en compagnie de mon acolyte photographe, à l’heure du café, je me suis cette fois invité chez Joëlle Smadja, directrice de POLE-SUD, pour examiner son intérieur, sans faire de chichi, et lui poser des questions, sans tabou ni tutu. 

« Pas de déco ici, rien que des souvenirs de voyages ou de moments précieux. Des choses évocatrices », prévient la directrice et programmatrice du Centre de développement chorégraphique national (CDNC) en son appartement de la Krutenau, « trop grand pour une seule personne et peu lumineux », regrette-t-elle. Difficile, en effet, de trouver le rayon de soleil facilitant les prises de vue du photographe, mais l’espace, réajusté pour accueillir amis et membres de la famille – deux enfants et deux petits-enfants bruxellois – ne nous semble pas si vaste que ça pour contenir livres, objets et mobilier accumulés au cours des années et pérégrinations. Céramiques de Sicile, vase alsacien et plateau tunisien cohabitant harmonieusement dans des tonalités bleutées, poissons multicolores en verre, « symboles du bonheur », dialoguant avec une belle jarre chinée en brocante signée Vallauris, fourmi burkinabée reposant sur une feuille de métal, farandole brésilienne de personnages en terre cuite… Nous posons notre regard sur un « Autoportrait à la bouteille de vin » (sans titre, mais baptisé par nos soins) offert à Joëlle pour ses 40 ans par le regretté et fidèle Blás Alonso García qui a réalisé les visuels « poétiques et étranges » identifiant POLE-SUD durant une vingtaine d’années. Sur un buffet, un flacon venu de Tunisie (pays de naissance de notre hôte) laisse s’enfuir de douces essences de fleur d’oranger : il s’agit d’une fiole à Mazhar, liquide aux vertus insoupçonnées, capables de guérir maux de tête ou problèmes de coeur… « Bien sûr que ça marche, si ta propre mère l’affirme ! »

« Je ne suis pas une intellectuelle »

Dans le salon, la bibliothèque contient plusieurs rangées de livres. Il faut avoir le bras long pour saisir les Philip Roth, Paul Auster ou ouvrages de SF reconnaissables à leur couverture argentée. Des classiques, romans contemporains, bandes dessinées et autres sagas mais, étrangement, peu d’ouvrages sur la danse. « Je ne suis pas une intellectuelle, je vis la culture plus que je ne l’analyse », revendique Joëlle. « Véritable boulimique, la lecture m’offre la possibilité de m’échapper, guider mon esprit loin des plateaux, nourrir mon imaginaire. Tout ce qui concerne la théorisation du spectacle vivant reste dans mon bureau. » Face à une peinture naïve sur plaque métallique du Burkina Faso, nous questionnons la directrice quant à son goût prononcé pour les arts dits « populaires », africains, européens ou orientaux, transformant son logement en exotique caverne alibabesque. 

« Je viens de ce milieu, née en Tunisie, puis ayant vécu une vingtaine d’années à Paris dans un environnement modeste et une culture nord-africaine parentale forte. Je reste traversée par la question du public à conquérir dans un quartier comme la Meinau. La danse est un formidable vecteur d’émotions, de récits : c’est mon projet que de toucher les habitants non connaisseurs avec des formes jugées, à tort, élitistes, alors qu’aucun bagage n’est nécessaire pour apprécier cet art qui fut très tôt pluridisciplinaire, bien avant le théâtre. » Et de citer la légendaire belgitude hétéroclite d’Alain Platel et ses Ballets C de la B, de Wim Vandekeybus ou d’Anne Teresa De Keersmaeker qui ont marqué l’histoire de la danse et la nouvelle vague française des années 1980 avec Chopinot, Decouflé, Larrieu, Duboc… : quelle meilleure « entrée dans la danse » que via le génie de ces artistes ayant ouvert la voie à l’expérimentation, la fantaisie, l’émancipation.

Pole position

MJC des sixties devenue Scène conventionnée pour la danse et la musique en 1992, puis grâce à Alain Py (qui nous a quittés en 2014) restructurée en salle de spectacle/médiathèque/école de musique et de danse et espace socio-culturel en 2004, l’institution obtient le label de CDCN en 2015. Place exclusive laissée aux arts chorégraphiques*, donc, en un lieu dirigé depuis 2011 par cette diplômée de Paris XIII en gestion d’entreprise culturelle : une formation loin d’être inutile lorsqu’on doit composer avec « des cahiers des charges très complexes et des contraintes budgétaires de plus en plus serrées ». Avant POLE-SUD, il y eut le Centre international de rencontres artistiques (Cira) où Joëlle découvre, l’oeil vierge de toute référence en la matière, le travail de… Merce Cunningham accompagnée de John Cage. Le Cira fera intervenir Steve Paxton ou encore un certain Mark Tompkins, futur complice, l’ami américain. Les objets qui partagent la vie de Joëlle attestent de ses nombreux périples autour du monde, notamment en Afrique, à une période, il y a une vingtaine d’années, où les regards n’étaient pas tous tournés vers ce continent. Elle parcourt les festivals aux quatre coins du planisphère (notamment à Ouagadougou), fait des rencontres essentielles et tisse des compagnonnages avec Serge Aimé Coulibaly, Radhouane El Meddeb, Robyn Orlin ou encore Bruno Beltrão, chorégraphe brésilien qui « utilise les codes du hip-hop et compose des tableaux corporels portés par des danseurs issus des favelas ». Tous font danser le monde d’aujourd’hui et le racontent.

L’année commence avec elle

Dans la cuisine, le café bout sur le feu, dispensant un envoutant parfum torréfié. Sans nostalgie – « je préfère me concentrer sur la nouvelle génération, plus que prometteuse » –, la directrice de POLE-SUD évoque les événements qui rythment la saison : le festival dédié à la danse dans l’espace public EXTRAPOLE ou le nouveau temps fort, en janvier, qui lui tient particulièrement à coeur, « L’année commence avec Elles ». « Depuis bien longtemps, la diversité est de mise dans la danse. Cependant, les questions de parité, voire d’invisibilité des femmes dans ce domaine sont bien réelles. Par exemple, bien souvent, elles sont assignées aux spectacles jeune public, comme si c’était “ naturel ”. Elles ont des moyens de production moindres et doivent se contenter de plateaux plus petits que les hommes », regrette Joëlle Smadja. Pour remettre les montres à l’heure égalitaire, l’année commence avec Akiko Hasegawa, Marie Cambois ou Betty Tchomanga et ses multiples Mascarades, se métamorphosant en sirène africaine et s’apprêtant au grand plongeon dans les fonds marins. Bryana Fritz traite du rapport de soumission en incarnant des saintes martyres moyenâgeuses, Maud Le Pladec interroge la place des femmes dans l’histoire de la musique tandis que Lara Barsacq rend hommage à Ida Rubinstein, mécène, danseuse et performeuse excentrique du début du XXe siècle n’ayant crainte de se mettre nue sur scène, créant scandales et esclandres. 2023 débute donc avec des créatrices s’emparant de sujets qui leur sont propres, les concernent de près. Joëlle affectionne particulièrement l’audace des effrontées et culottées. 

* À ce moment, Philippe Ochem poursuit l’aventure Jazzdor mais cesse ses fonctions de programmateur jazz à POLE-SUD.


L’année commence avec Elles
12.01 →  28.01.23
POLE-SUD
pole-sud.fr


Par Emmanuel Dosda
Photos Christophe Urbain