Dans La décision, vous embrassez une nouvelle fois un sujet brûlant. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au quotidien de juges d’instruction antiterroristes ?
Depuis les attentats du 11 septembre, la thématique du terrorisme me hante. En 2007, j’avais assisté à deux grands procès pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. Dans la salle d’audience attenante, les journalistes de Charlie Hebdo étaient jugés pour leurs caricatures et devant cette même salle, des islamistes vociféraient à leur encontre. Lorsque l’attentat de Charlie Hebdo a eu lieu, je me suis dit que les choses étaient en germe depuis longtemps mais qu’on n’avait pas voulu les voir. On a beaucoup d’éléments sur les auteurs des attentats, sur les victimes, mais on ne sait rien des juges antiterroristes. Qui sont ces hommes et ces femmes de l’ombre qui dirigent les enquêtes, mènent les interrogatoires des mis en cause ? Dans la continuité de ce que j’avais fait pour Les Choses Humaines, je voulais explorer la face la plus sombre de l’humanité à travers le quotidien d’une juge confrontée à l’opacité humaine.
Quel travail avez-vous entrepris pour rendre compte de ce milieu avec justesse ?
J’ai rencontré des juges d’instruction antiterroristes, des avocats de jihadistes, un agent du renseignement, des présidents de cour d’assises qui m’ont permis de dessiner ce portrait. Un tel sujet ne peut se contenter de l’imaginaire, il doit être au plus près d’une réalité quotidienne. Je voulais aborder la question des tensions, des menaces de mort, de la pression subie. Les gens n’ont pas conscience de ce qu’implique ce métier où l’on doit chaque jour prendre des mesures pouvant avoir un impact sur la sécurité de la Nation.
Vous parlez d’un métier qui demande un investissement sans limites, dans lequel une simple erreur de discernement peut engager des vies et dans lequel on engage également la sienne.
On ne choisit pas par hasard le pôle antiterroriste, les conditions de travail sont extrêmement difficiles. Il s’agit chez de très nombreux magistrats d’une forme de vocation, d’une volonté de servir son pays, de comprendre les enjeux géopolitiques du moment. Il faut avoir un certain goût pour ce contentieux. L’univers de l’antiterrorisme est très particulier, c’est un métier où on est exposé physiquement, intellectuellement, moralement. Au-delà de cela, j’avais très envie d’écrire un grand portrait de femme. À l’approche de la cinquantaine, Alma est une femme de pouvoir amenée à prendre des décisions capitales, je voulais montrer les répercussions que cela pouvait avoir sur sa vie privée. On ne peut pas sortir indemne d’une confrontation quotidienne avec la haine, la mort, la noirceur.
Dans votre livre, vous mêlez deux processus d’écriture différents. Pourquoi ce choix ?
J’utilise la première personne du singulier afin que le lecteur soit dans la tête de la juge et ait l’impression de participer à sa prise de décisions, qu’il ressente ses doutes et ses angoisses. En même temps, j’intègre au récit des interrogatoires afin que le lecteur soit cette fois-ci observateur extérieur et découvre le point de vue de ce jeune homme revenu de Syrie. Son parcours, son enfance, ce qu’il en dit. Ce mélange de procédés crée du rythme et permet de se confronter au réel d’un interrogatoire mais aussi au réel du jihadisme avec toutes ses ambiguïtés et sa complexité. Abdeljalil Kacem affirme qu’il est allé en Syrie pour des raisons humanitaires, qu’il regrette d’être parti. Le rôle d’Alma est de décider si elle le libère sous contrôle judiciaire ou si elle le garde en détention. Kacem est un jeune homme marié, qui vient d’avoir un bébé, il y a chez la juge un désir de sauver ce qui peut l’être. Ce qui l’effraye le plus c’est la peine d’élimination sociale. Même si sa fonction est d’évaluer la dangerosité des personnes qu’elle interroge, elle ne doit jamais perdre de vue qu’elle a face à elle des êtres humains avec des vies et peut-être un avenir.