Le 40e grimaçant de Vincent Vanoli

Vincent Vanoli dépeint ses souvenirs de jeunesse dans sa dernière bande dessinée La Grimace (L’Association). Ce 40e ouvrage de l’auteur, originaire de Longwy, mêle la fin de ses certitudes d’enfant avec le délitement de la classe ouvrière de cet ancien bassin sidérurgique. Son trait légèrement tordu met en place le croisement de son récit personnel avec une période historique. Entretien.

La Grimace Vincent Vanoli

Dans votre BD vous racontez votre jeunesse dans le Pays-Haut à travers l’image de la grimace. Au départ c’est la vôtre et, au fur et à mesure, elle va devenir celle de toute une population. Pourriez-vous définir ce qu’est la grimace ?

La grimace, c’est d’abord celle que je fais en passant de l’enfance à l’adolescence. Ce sont les tourments qui arrivent avec la confrontation aux autres, et la découverte de la complexité des relations avec les copains, les copines mais aussi celles au sein de la famille. Le cocon familial, un peu en trompe-l’œil, révèle ses failles. On prend conscience de choses qui font sortir de l’enfance et de son univers un peu enchanté. C’est aussi la découverte de ma propre complexité, parce que je suis aussi contradictoire et décontenancé dans mes réactions personnelles. Ça déstabilise, plus particulièrement à cet âge-là, vers 12 ans.

Quand j’ai raconté tous ces souvenirs, je pensais d’abord faire une bande dessinée uniquement sur ça, mais petit à petit je me suis rendu compte que ça s’ancrait dans un terreau sociologique particulier. Je suis enfant d’ouvrier, de la troisième génération d’Italiens et l’action se situe dans le Pays-Haut qui était une région industrielle. Tout tournait autour de l’usine à cette époque. Elle devient le décor de tous mes souvenirs et toutes les activités que j’avais y étaient liées. Mes réactions, ma vie étaient imprégnés de ce contexte.

« On tire la gueule mais
on va y aller quand même »

La Grimace Vincent Vanoli

Au fil des pages, votre histoire personnelle se mêle avec l’Histoire du bassin : vous abordez la fermeture des usines et la lutte des ouvriers. Beaucoup d’auteurs s’expriment autour de cela, comme par exemple Vincent Bailly et Baru dans la bande dessinée Lorraine Cœur d’Acier. Est-ce que ces nombreux ouvrages entrent dans une logique de devoir de mémoire ?

Oui, complètement. D’autant plus que les usines ont disparu du paysage, il n’y a plus de traces de tout ça dans la région. Cela a disparu, par volonté politique et économique, par désir de tourner la page, alors que pendant 100 ans, c’était hyper prégnant. Pendant les journées du patrimoine, rien n’est organisé pour qu’on puisse repenser à cette époque. Tous ces livres participent au devoir de mémoire, qui doit être fait, ça sert à permettre que justice soit faite. Aussi pour être un peu redevable de toutes ces générations, qui étaient avant nous, qui ont travaillé et vécu, qui ont souffert et se sont battus.

C’est tout un pan de l’histoire de France, une histoire populaire qui est mise de côté parce que ce n’est pas privilégié. Il y a beaucoup de traces de ce qui a été mené là-bas comme luttes : des reportages radio, des photos… Mais il n’y a pas de lieu patrimonial qui existe, par exemple un musée ou un centre de documentation, un peu sociologique, qui pourrait regrouper tout ça à Longwy. En même temps, c’est très dur à conserver parce qu’il faut de l’argent pour maintenir les usines en état, sans que ça soit dangereux. Les politiques actuels gèrent les dossiers du présent, ça coûte cher de devoir penser à maintenir une trace du passé dans le territoire.

Vous expliquez que cette grimace venait aussi d’un refus de se prêter au jeu des convenances. C’est pour cette raison que vous déformez parfois certaines « règles » de la bande dessinée ?

La grimace, c’est aussi le fait d’être perturbé devant l’évidence qu’on doit changer. On tire la gueule, mais on va y aller quand même (rires). Il faudra prendre part au jeu social, et on tire un peu la grimace. On y va : deux pas en avant, trois pas en arrière. Ce manque de stabilité, je l’ai toujours ressenti. Dans ma vie, je suis un petit peu comme ça. Comment participer à la société et au monde tout en étant méfiant ? Parfois, on est obligé de participer à des choses, sans notre plein gré, et on fait des concessions. On ne peut pas rester fidèle à une ligne de conduite trop rigide, donc on se salit un peu par rapport à nos illusions, nos idéaux originaux. Après, si je tords mon dessin dans tous les sens, c’est parce qu’il y a un mal-être au monde, qui vient de petits ou grands drames de l’enfance, qui vient de déconvenues. La désillusion, c’est celle de tous les enfants qui constatent que le monde, ce n’est pas le cocon de l’enfance. L’autre désillusion a été de voir que la région de Longwy a été trahie et que le monde des ouvriers n’avait pas d’importance. Si je tords mes personnages, mes décors, si je perds un peu les lecteurs dans ces planches qui favorisent le parcours, la digression, c’est aussi pour dire que rien n’est droit, rien n’est établi ni harmonieux. Ça ne veut pas dire que je ne recherche pas l’harmonie, mais je préfère témoigner de cette difficulté à la trouver. Je revendique le côté tordu, mal installé, mal formé. Mes personnages sont un peu baroques, parce qu’ils ont du mal à trouver leur place au milieu des choses et du monde. Ils ont du mal à se trouver un équilibre, donc ça se ressent graphiquement comme ça. 

Les thèmes de la connaissance et de l’éducation scolaire reviennent souvent dans votre histoire : vous parlez de l’école, des livres et aussi de votre esprit qui s’ennuyait. On dirait que ce sont des choses qui ont prit une grande place dans cette construction en tant qu’individu que vous racontez ici.

Au départ, je ne voulais pas raconter ça. Mais c’est vrai qu’au bout du compte, j’ai aussi réalisé que je mettais en valeur tout ce qui était œuvre d’imagination, de création et de relecture du monde. Ça a été une bouée de sauvetage, un refuge pour m’aider à affronter ce changement, comme une renaissance. À la maison, on avait des livres et des images. À l’école, les profs tendaient à nous ouvrir davantage. Ils savaient très bien d’où on venait et, pour eux, c’était important de nous ouvrir des portes et l’esprit. Ils savaient que l’œuvre d’art était une porte pour la connaissance, pour nous ouvrir, pour grandir. Moi, je suis évidemment redevable du travail qui a été fait. Je fréquentais aussi la bibliothèque de l’usine, du comité d’établissement. On était ouvriers, mais on savait que la culture représentait beaucoup. Pour le divertissement, mais aussi pour l’enrichissement. Dans cette bibliothèque il y avait un sac sur lequel il était écrit : « Prend un livre, prend un disque, ce sont des armes ». Dans cette bande dessinée, je souhaitais juste raconter des souvenirs. Mais, inconsciemment je voulais aussi ausculter ce qui avait été fondateur, dans mon enfance, de l’esthétique que j’ai développé après dans maintes BD : les décors gris, les décors d’usines. Toutes les activités que je faisais pour tuer mon ennui ont nourri tout ce que j’ai fais après. Je n’ai pas arrêté de raconter des histoires de gens qui se promènent, qui laissent leur esprit partir dans des rêveries. Des personnages qui sont ouverts sur l’imaginaire, pour éviter d’aller vers le monde. Bien sûr, j’allais vers le monde mais ce n’était pas en moi. Et tout ça a favorisé l’envie de créer, de traduire les choses.


La Grimace de Vincent Vanoli (L’Association)
Vincent Vanoli exposera cet été des portraits dessinés de musiciens durant Les Nuits de Longwy qui seront ensuite réunis au sein du livre Panorama de la musique populaire, à paraître en fin d’année aux éditions Chicmedias.
Le 22 juillet, le dessinateur sera DJ aux Apéros du Natala à Colmar en support du groupe nancéien Orwell.


Par Emma Guckert-Donati