ZUT V'la Dosda !
Chez Philippe Ochem, directeur du Festival Jazzdor

Il a fallu prendre notre auto pour nous rendre chez le directeur de Jazzdor : Philippe Ochem habite une rue d’Obernai fortement pourvue en commerces alimentaires. Parmi boulangeries, pâtisseries et charcuteries, il y a une sorte de petit manoir où l’on vénère, non pas le streusel ou le pâté en croûte, mais le jazz, les arts plastiques… et les chats peureux.

Philippe Ochem © Christophe Urbain

Nous ne les verrons pas. Pourtant, partout il y a des traces félines : deux bols de croquettes sur le sol de la cuisine, de profondes griffures sur les murs et fauteuils, un bac rempli de ficelles, bouchons en liège et autres joujoux dans l’entrée… Visiblement, la petite Romy et le Pan-pan, « belle bête de 9 kg », selon les maîtres des lieux, sont drôlement froussards. Des poils de chat ? Heureusement pour mon allergie, il n’y en a pas un seul ! D’ailleurs Philippe nous lance, d’un air satisfait : « Je suis un mec qui aspire beaucoup ! » Si les minets brillent par leur absence, il a fallu passer devant un effrayant cerbère pour pénétrer dans le manoir Ochem, un menaçant dragon en fer, forgé par les Compagnons du devoir, et accroché sur la grille d’entrée. Tasses d’expresso à la main, sur leur terrasse ensoleillée, côté cour, Philippe et Brigitte Ochem évoquent cette demeure dont ils sont « tout de suite tombés amoureux. Nous sommes dans les loges d’un théâtre de 1898 ! L’histoire de ce lieu est chargée : Orson Welles venait boire des verres ici lorsqu’il était sur le tournage de La Décade prodigieuse (1971) de Chabrol, au château de la Léonardsau, juste à côté. » 

Philippe Ochem © Christophe Urbain

Complicité

Philippe et Brigitte (jeune retraitée de POLE-SUD dont elle fut un pilier) ont longtemps travaillé ensemble, au Lazy Bird (l’actuel Café des Anges à la Krutenau), leur club de jazz, de 1982 à 1985, puis à POLE-SUD, de 1989 à 2012, lorsque Philippe se chargeait de la prog’ musicale. Le secret pour ne pas s’embrouiller lorsqu’on bosse en couple ? « Faire attention à ne pas passer ses journées et soirées à parler boulot, simplement. » Et garder cette complicité qui semble les lier solidement. Tous deux partagent un goût prononcé pour les arts du monde entier qui occupent leur intérieur : des masques burkinabés, maliens, ivoiriens ou burundais, un jaguar en bronze béninois, une petite porte dogon ou même des « reliques soviétiques » comme un « diapason à bouche » que Philippe teste pour nous. Des souvenirs de pérégrinations ou des acquisitions… 

Jazz en transit

« Je voyage beaucoup. Pour aller à la rencontre de formations que je ne pourrais pas découvrir autrement qu’en me rendant sur place. » La programmation résolument internationale de Jazzdor ne dément pas les propos de son directeur. Cette saison, Quentin Biardeau et Valentin Ceccaldi s’associent à la chanteuse réunionnaise Ann O’aro et au percussionniste burkinabé Marcel Balboné pour afrobeatiser leur jazz (12 décembre), Eve Risser flirte avec la griotte percutante malienne Naïny Diabaté pour son projet complètemandingue Kogoba Basigui (18 janvier) et Satoko Fujii (piano), Taiko Saito (vibraphone, marimba) et Yuko Oshima (batterie) s’apprêtent à jouer à la lueur du soleil levant avec SAN (le chiffre 3 en japonais), le 14 novembre dans le cadre festival Jazzdor, temps fort de la structure.

Chez Philippe Ochem © Christophe Urbain

Piano & balafon 

Dans le salon, pas de place pour un canapé. Le piano de Philippe prend tout l’espace. Sous son instrument fétiche, un balafon, cadeau de Brigitte qui lui a fait construire au Mali par un maître du bala, Souleymane Traoré. Bien sûr, Philippe s’y est essayé : « L’histoire du jazz, intimement liée à celle de la musique afro-américaine, ne peut se réduire à un focus resserré : elle est faite de milliers de trajectoires. » Et de citer Baldwin en Transit, projet Jazzdor « au long cours » passionnant qui convoque ethnologues, musicologues, poètes et musiciens autour de la figure de Baldwin, interrogeant sa pensée « à l’aune d’aujourd’hui, des années George Floyd. On avance lentement sur la question du racisme, mais il perdure ! Le jazz permet aussi de s’emparer de ces thématiques, activement. »  

Une utopie sauvage

Avant de les quitter après pas mal de cafés bien serrés, Philippe et Brigitte nous font « visiter » leurs murs recouverts majoritairement de toiles de François Millon. Au-dessus du lit du couple, une œuvre peinte réalisée il y a longtemps au beau milieu d’une forêt, en Isère. On ne sait pas trop comment, mais Philippe et François sont parvenus à tirer un câble et à électriser le clavier numérique sur lequel Philippe Ochem improvisait des notes tandis que François Millon faisait de même avec des touches colorées. En résulte une peinture musicale en tandem, fruit d’une « utopie sauvage », d’un moment free comme le jazz, un instant en or.  

Philippe Ochem © Christophe Urbain

10.11 —> 24.11
Festival Jazzdor Strasbourg
Cité de la musique et de la danse, Blue Note Café, Fossé des treize, Planétarium et ailleurs (Reithalle Offenbourg, Maison des arts de Lingolsheim, CC Claude-Vigée de Bischwiller, Briqueterie de Schiltigheim)
jazzdor.com

Baldwin en Transit
CD édité par le label Jazzdor Series (composé par Stéphane Payen, avec Jamika Ajalon, Tamara Walcott, Mike Ladd, Sylvaine Hélary, Marc Ducret ou encore Dominique Pifarély)
jazzdor.com/fr/jazzdor-series


Par Emmanuel Dosda
Photos Christophe Urbain