Festival Démostratif

Démostratif, festival pluridisciplinaire consacré aux arts scéniques émergents, convie – gratuitement ! – curieuses et curieux à s’approcher des Étranges mutations que traverse notre actualité troublée. Questions à Sacha Vilmar, directeur artistique et metteur en scène d’Adieu mes chers cons.

Représentation du festival Démostratif. ©Teona Goreci
"Adieu mes chers cons" d'Anette Gillard, Festival Démostratif. ©Teona Goreci

Selon toi, le théâtre est-il un formidable outil pour « comprendre et penser le monde » ou est-ce son reflet ?
J’ai écrit cette phrase il y a six ans maintenant : « Pour comprendre et penser notre monde, nous associons à la programmation un thème et un·e auteur·trice. » Il y avait l’envie de défendre les écritures contemporaines ; il y a l’envie, toujours présente, et surtout le besoin de clarté, de visibilité, de hauteur sur le monde. J’ai changé – pour ne pas dire muté… [rires] Les éditions passant et la vie suivant son chemin me font dire que je ne veux pas comprendre ce monde. Je fais du théâtre précisément pour le fuir : c’est bien que je ne le comprends pas ! Le théâtre, par le moyen du masque, du costume, de l’artifice, rend possible ce que la réalité ne peut se permettre. Il n’est pas fait pour créer une vie meilleure, une vie dans laquelle rien ne se passe, une vie plus grande ou plus petite, mais pour produire autre chose : des événements d’une nature tout à fait différente qui ne se produisent que dans l’imaginaire. Quant à être le reflet du monde, je ne crois pas. Il l’est par extension, parce qu’il est pratiqué par des gens qui composent ce monde, mais il ne l’est que partiellement. C’est le reflet d’un miroir brisé. Où sont les personnes racisées au théâtre ? Où sont les personnes trans ? Combien de personnages non-binaires ? Combien de femmes metteuses en scène dans les programmations ? Le théâtre est un formidable outil pour dire mais surtout pour agir : on peut répondre à toutes ces questions par le théâtre – et pas que : par l’art, pour l’humanité, ça ne vous rappelle rien ?

Après les Affaires sordides et les Inévitables révoltes, la thématique de cette édition porte sur les transformations. Sont-elles sociales, sexuelles, climatiques… ?
Elles sont totales ! Partout et tout le temps ! La notion de temps m’interroge énormément depuis quelques mois. J’ai longtemps lutté contre la fatalité due au temps qui passe. Avec mes parents notamment, qui répétaient à longueur de journée que « le temps passe à une vitesse », sans pour autant agir sur celui-ci. Et là, depuis quelques mois, je me dis qu’en effet : le temps passe à une vitesse folle. Je change, je grandis, je vieillis, je mute… hop, je l’ai dit ! Je regarde plus tendre- ment mes parents et ce vieil ennemi qu’est le temps. C’est surtout cette notion qui m’intéresse dans la mutation : le temps que prennent les choses pour grandir, vieillir, pourrir, disparaître. Alors, elles sont sociales bien sûr – les règles du jeu de notre société changent et c’est pour le mieux –, sexuelles aussi mais surtout intimes – l’écoute de soi, la notion de consentement, le fait d’assumer ses désirs sont des perspectives rassurantes et plaisantes –, climatiques et comment ! Nous devons repenser notre place dans le vivant, retrouver de l’humilité… Mais la liste est longue : mutations artistiques, pédagogiques, alimentaires, spirituelles, économiques…

Notre monde connaît en effet aujourd’hui beaucoup d’« étranges mutations », pour le meilleur et le pire. Quelles sont celles qui sont abordées voire analysées dans la programmation ?
La première qui me vient porte sur le genre. Je trouve stupide cette binarité, maladif ce besoin de tout expliquer, étrange cette prétendue évidence des choses. Les 12 Travelos d’Hercule ou encore Chipo – une drag rappeuse qui clôturera le festival – viennent dénoncer ça et nous font jouir de tous les possibles. C’est aussi ce que fait la compagnie RØSS avec Les Voix du Cypherle cypher est le cercle formé par les danseurs·euses lors d’un battle – menée par Camille Mahout entre autres, qui dénonce et révèle les attitudes machistes et sexistes dans les battles de danse : tous ces signes qui mettent le public en transe mais qui, en réalité, disent des choses terribles sur les représentations de ce que devrait être la masculinité. Je pense aussi aux mutations techniques : on accueille un spectacle qui aborde le passage de la charrue au tracteur dans le milieu paysan (Au temps de la bergère Juliette), mais aussi technologiques avec le grand retour de Romain Nicolas à Strasbourg qui composera un texte en duo avec de l’intelligence artificielle (Que la machine vive en moi).

Festival Démostratif. © Teona Goreci.
"Adieu mes chers cons" d'Anette Gillard, Festival Démostratif. ©Teona Goreci.

Avec Adieu mes chers cons d’Anette Gillard (présenté durant le festival), tu mets en scène le fameux corbeau de l’affaire Grégory. Je retiens, dans ce spectacle, la terreur produite par un être maléfique anonyme. Est-ce que nos principaux ennemis sont invisibles ?
Je pense surtout qu’on est notre premier ennemi. Et le fait de le savoir change la donne ! En l’occurrence, dans Adieu mes chers cons, ces personnages veulent à tout prix connaître la vérité sur une affaire, au point de se saboter eux-mêmes. Ils sont leurs propres ennemis et se battent – en vain – contre un invisible qui n’est pas le méchant de l’histoire. Ils décident collectivement qu’il doit y avoir un méchant et s’empressent de le désigner. Le monde est truffé d’ennemis, visibles ou invisibles, mais aussi d’amis ! Le théâtre est un moyen de se regarder en face. Antonin Artaud a écrit une phrase géniale dans Le Théâtre et son double (1938) : « L’action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car poussant les Hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie. »


Village du festival sur le campus universitaire
(un chapiteau Magic Mirror y sera installé), Salle d’Évolution, La Pokop…
Comme toujours, le festival donne l’occasion de se rassembler dans les jardins de l’Université autour de son bar ou son food truck, dans sa librairie éphémère, sur un transat, sous les arbres ou le soleil.


Festival Démostratif
(en collaboration avec l’Université de Strasbourg)
06-10 juin
Entrée libre
demostratif.fr


Par Emmanuel Dosda
Photo par Teona Goreci