Julia Vidit,
nouvelle directrice du Théâtre de la Manufacture

« Réfléchir collectivement pour faire les choses autrement. » Tel pourrait être le mantra de Julia Vidit, la nouvelle directrice du CDN Nancy. Car si les portes de La Manufacture restent (désespérément) fermées au public, la comédienne-metteuse-en-scène-fondatrice-de-la-compagnie-Java-Vérité, elle, déborde d’énergie et de projets pour « dédramatiser le centre dramatique » dans un futur qu’elle espère furieusement imminent. Rencontre avec une artiste-directrice pétillante aux valeurs fièrement assumées.

Julia Vidit, directrice du Théâtre de la Manufacture à Nancy
Julia Vidit, nouvelle directrice du Théâtre de la Manufacture, centre dramatique national à Nancy. Photo : Arno Paul, assistante : Suzie Maya

Depuis vos débuts sur les planches, vous mettez en avant les productions publiques. Pourquoi un tel rapport avec le théâtre ?
Parce que c’est primordial pour moi. Adolescente, j’ai découvert le théâtre grâce à un partenariat entre mon collège et le CDN de Thionville, et si cet échange n’avait pas été mis en place, je ne ferais peut-être pas ce métier-là ! Je suis fondamentalement persuadée que le théâtre est un outil universel, nécessaire, qu’il faut démocratiser – le mot est galvaudé, mais il a toujours un sens. Et ce, notamment parce que le théâtre propose une utopie réalisable. Qu’il permet de trouver sa place : voir des acteurs jouer des rôles pose forcément à celui qui regarde la question de son propre rôle… Suis-je ou non acteur du monde ? De nos jours on parle tout le temps de dystopies… Rappeler qu’il existe des utopies, c’est important aussi.

Votre compagnie s’appelle Java Vérité. Est-ce parce que le théâtre est pour vous un exercice de vérité ?
Complètement. Pour moi, c’est un lieu d’émancipation essentiel pour que l’on puisse se regarder nous-mêmes, individuellement et collectivement. Comme si l’espace de la scène permettait – alors que c’est une illusion – de toucher quelque chose de vrai en ce qui concerne l’humanité et le rapport entre les humains… Alors que dans la vie réelle, tout peut sembler faux. Cette capacité à créer des communautés originales, singulières, éphémères, toujours redistribuées, à rassembler autour d’une œuvre vivante, c’est une vraie force pour le vivre ensemble. Le théâtre m’a fait également prendre la mesure de l’importance de la parole : c’était une vraie libération de pouvoir parler dans un espace fictif où l’on pouvait tout dire. Encore aujourd’hui, je pense que le dialogue peut beaucoup de choses entre les Hommes.

À quoi ça sert pour vous une directrice, un directeur de théâtre ?
À guider, orchestrer, à créer une équipe forte, à trouver un vocabulaire commun avec les artistes et le public. Créer une aventure. Plutôt que de parler de « direction », j’aime l’idée « d‘insuffler une direction » – et puis accepter d’être surpris par les vents contraires aussi. Je crois beaucoup à l’intelligence collective. C’est en travaillant collectivement que l’on fait avancer les choses.

Vous aimeriez « dédramatiser le centre dramatique. » Qu’entendez-vous par là ?
Disons que le travail a commencé avant moi, et qu’il continuera après moi… Car même si le théâtre continue aujourd’hui d’être un bastion, un endroit où il y a du silence, du vivant, un endroit rare où les uns écoutent les autres, si vous arrêtez quelqu’un dans la rue, il écoute forcément de la musique mais la plupart du temps, ne va pas au théâtre. Dédramatiser le centre dramatique, c’est surtout aller vers les publics. C’est pour cette raison que je propose de mettre en place une itinérance artistique, d’amener le théâtre dans les zones rurales, loin des centres culturels, et de faire également des propositions aux familles, pour alimenter le plaisir d’être ensemble. Parce qu’aller au théâtre, ça reste un acte fort dans les contraintes du monde dans lequel on vit, ça demande un effort de sortir de chez soi – c’est beaucoup simple plus d’aller sur Deezer ou de lancer Netflix. Faire la démarche, c’est déjà un acte déjà en soit. Comme faire un gâteau. Ou faire pousser quelque chose dans son jardin. C’est participer à l’idée que l’on ne se sédentarise pas, comment tout ne vient pas à nous, comment on fait quelque chose vers l’autre. Et puis cet art a le mérite et le devoir de faire avancer les représentations que l’on a du monde, des hommes, des femmes, des rapports humains. Quand vous ne représentez pas les communautés qui existent, il n’y a aucune raison qu’elles viennent… Je parle du fait de faire exclusivement du théâtre blanc, de ne représenter que des catégories sociales élevées, d’être dans des histoires bourgeoises. Pourquoi les séries ont autant de succès, c’est justement parce qu’elles représentent bien la totalité de la population, et parfois elles le font très très bien, du coup c’est normal que les gens suivent, puisqu’ils se sentent représentés. C’est donc aussi comme cela que l’on popularisera encore plus le théâtre : en représentant (tous) les gens.

« Dédramatiser le centre dramatique, c’est surtout aller vers les publics. »

Qu’est-ce que cela engendre pour vous de prendre ce poste en ce moment ?
Ça m’a beaucoup renforcé dans mes convictions. Dans l’idée de faire autrement. De penser local, éco-responsable. En fait, c’est très paradoxal, car le contexte me permet de rencontrer sereinement l’équipe, de prendre le temps de cette arrivée, tout en culpabilisant parce que j’ai très envie que l’activité reprenne – on piétine alors que l’on est prêt à mettre en place les protocoles sanitaires demandés. Je milite fermement pour une réouverture rapide des lieux, c’est primordial !

Vous parlez de ‘ralenti’, et non d’impasse. Il faut garder espoir ?
Oui. Nous pouvons avancer avec et dans cette situation, en premier lieu en acceptant ce ralenti forcé et ultra brutal. Professionnellement, personnellement. On est tellement dans un modèle de surproduction depuis des années… Il faut impérativement que l’on réfléchisse à comment faire, créer, penser avec ce truc qui nous ralenti. Parce que je ne suis pas sûre qu’il y ait une véritable fin à cette histoire, je pense plutôt que l’on est dans une mutation profonde, qu’il faut absolument réfléchir collectivement… Ce qui est loin d’être le cas actuellement. C’est aussi pour cela que des des lieux comme le CDN sont plus que jamais utiles pour nous aider à traverser cette période , disons, ‘curieuse’.


Théâtre de la Manufacture à Nancy
Consulter son site Internet pour plus d’infos sur la programmation


Propos recueillis par Aurélie Vautrin
Photo : Arno Paul – Assistante : Suzie Maya