L'Esthétique de la résistance

«Une immense fête de fin d’année » après laquelle on se jetterait à corps perdu dans la vie professionnelle. Voici comment Sylvain Creuzevault envisage le spectacle de sortie du Groupe 47 de l’École du TNS. Le texte ? Un pavé en trois tomes signé Peter Weiss : L’Esthétique de la résistance. Camarade, aiguise ton œil et réapproprie-toi les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art !

Répétition du spectacle " L'Esthétique de la résistance" par Sylvain Creuzevalt et Peter Weiss. © Jean-Louis Fernandez.
Répétition du spectacle " L'Esthétique de la résistance" par Sylvain Creuzevalt et Peter Weiss. Photo : Jean-Louis Fernandez.

Les habitués du TNS ne sont pas sortis indemnes d’Angelus Novus AntiFaust (2016), de Banquet Capital (2019) ou des Frères Karamazov (2022). Le théâtre de Sylvain Creuzevault ? Une marmite bouillonnante prête à exploser, un chaudron en fusion, une cocotte dans laquelle dansent les neurones, tandis que les événements se percutent et que les fantômes du passé ressurgissent pour nous aider à lire le présent. Creuzevault a demandé à l’ensemble du Groupe 47 de s’attaquer à une montagne, L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss (1916-1982) « écrivain issu de l’école brechtienne ». L’auteur (notamment pour le théâtre), réalisateur et peintre est né dans une famille de modestes industriels juifs berlinois, obligée de fuir l’Allemagne nazie. Après une cavale le conduisant de ville en ville, il consacre les dernières années de sa vie à un grand projet, un roman entre fiction, pamphlet et essai intitulé Die Ästhetik des Widerstands. Il débute en 1937 avec la découverte par le narrateur, un jeune ouvrier, et ses amis du Grand Autel de Pergame. La description de ce monument conservé à Berlin ouvre le livre : « Tout autour de nous les corps surgissaient de la pierre, pressés en groupes, entrelacés ou éclatés en fragments […] Une lutte gigantesque émergeant du mur gris […] » Ce qu’il exprime pour Weiss ? Le massacre des hommes par les dieux, une transposition mythologique du pouvoir des puissants sur les plus faibles.

L’œuvre d’art, outil de résistance ?

Selon Creuzevault, ce roman traite de « la lutte des classes dans un moment de catastrophe. Pourquoi le prolétariat allemand, le PC, les différentes forces de gauche n’ont-ils pas réussi à s’unir pour combattre le nazisme ? Le narrateur traverse la Seconde Guerre mondiale comme Dante traverse l’Enfer. De pays en pays – il rejoint notamment les Brigades internationales en Espagne –, il se construit une histoire de l’art en autodidacte, la possibilité de lire les œuvres d’art alors qu’il n’y avait pas eu accès. Il produit une expropriation de celles-ci, privatisées par une classe sociale. Elles l’aident à se forger un regard critique, à appréhender le monde et à résister à l’ordre établi. » Pétri de doutes et de contradictions, il ne sait pas s’il peut faire confiance à l’art, « colonisé » par la bourgeoisie. Il suit Staline et assiste aux purges, se rendant compte que son propre camp utilise des méthodes contre lesquelles il se bat. Tiraillé, il ressent « le besoin de balancer tous ces éléments dans son bouillon » pour mener sa réflexion. « Il lui est impossible de rester immobile car le rouleau compresseur avance. »

Créer n’est pas lutter

Le Groupe 47 a commencé par un temps de lecture du texte qui regorge de détails faisant bloc. Loïse Beauseigneur, scénographe (avec Valentine Lê), témoigne : « L’Esthétique de la résistance est d’une grande densité, avec beaucoup de descriptions de lieux, de visages, de protagonistes… Chaque œuvre est associée à un contexte historique, à un lieu bien précis, lui-même dépeint avec minutie. » La Tête de supplicié de Géricault, La Chute d’Icare de Brueghel l’Ancien, La Liberté guidant le peuple de Delacroix… Pour Arthur Mandô, régisseur général du spectacle, « les œuvres présentes dans le livre font partie de l’imaginaire collectif, mais Weiss demande de percevoir l’anamorphose en les regardant de biais ! » Loïse Beauseigneur ajoute : « L’auteur pose d’autres questions : comment représenter la mort, par exemple, ou le fascisme ? En réalité, créer n’est pas lutter… » Jeanne Daniel-Nguyen, costumière (avec Sarah Barzic), acquiesce : « Qu’est-ce que ça implique de créer dans un monde en guerre ? » Peindre Guernica (1937) peut-il stopper l’avancée du mal ? « Quand on est artiste, on n’est pas sur le terrain ! » Naïsha Randrianasolo, comédienne, tranche : « Écrire, loin du champ de bataille, c’est quitter le game ! »

Répétition du spectacle " L'Esthétique de la résistance" par Sylvain Creuzevault et Peter Weiss. © Jean-Louis Fernandez.
Répétition du spectacle " L'Esthétique de la résistance" par Sylvain Creuzevault et Peter Weiss. Photo : Jean-Louis Fernandez.

Le discours, la méthode

La lecture collective du roman de Weiss est suivie par de longues répétitions, fin 2021 et en mai 2022. Un inventaire est effectué : « Un vase en faïence, un mur écaillé, un portrait de famille, une assiette au motif Don Quichotte… » Ce catalogue est, pour les élèves, « une manière de s’immerger ». À partir des éléments retenus, les comédiennes et comédiens peuvent commencer à improviser. Lors du travail préparatoire collégial, entre le 47 et quelques membres de la compagnie du metteur en scène, les stocks du TNS et des Abattoirs d’Eymoutiers – fief de Creuzevault – regorgent d’éléments de décor ou de costumes permettant de poser le dispositif, non définitif. Durant les prochaines semaines, l’équipe gardera l’essence des séances d’impro. Jeanne Daniel- Nguyen ne s’affole pas trop, sachant pourtant qu’il y a une centaine de silhouettes à créer, chaque élève ayant plusieurs rôles dans la pièce. Elle souligne : « L’action du livre se déroule de 1937 à 1945 et nous respectons l’époque. Le livre de Weiss est impossible à décontextualiser car il restitue des moments historiques précis comme les procès de Moscou. » Coupe des vestes, types de tissus, couleurs… Le défi est de concorder avec l’histoire tout en réalisant un vestiaire « qui joue avec des corps d’aujourd’hui. Nous ferons également fabriquer des pièces par les ateliers de construction ou de couture du TNS afin de rester fidèle aux années 1940. » En ce moment, les élèves planchent sur une série de masques à gaz et un émetteur radio, à la semblance de ceux qui permettaient d’envoyer et de recevoir des messages codés.

Le juste je

Naïsha Randrianasolo, comédienne : « Dans L’Esthétique de la résistance, les tableaux sont analysés, pas contemplés. Cette approche m’a permis de trouver le juste jeu : j’interprète une mère juive des années 1940, ce qui est très éloigné de moi, mais le texte, aussi complexe soit-il, m’a aidée. » Yanis Bouferrache, comédien, souligne : « Ce difficile exercice de sortie d’école est imbriqué dans notre cursus. C’est une formation, comme un long stage menant à la pièce. Il n’y avait pas de manière imposée, la diversité de regards était préconisée car nos énergies sont motrices. Nous nous trouvions face à un gros morceau de marbre : il y avait de nombreuses manières de l’attaquer, de tailler dans la roche. » Arthur Mandô : « Nous n’aurons sans doute plus jamais l’occasion de concevoir un spectacle pareil, sur un si long temps, avec des moyens pareils, un son spatialisé dans le théâtre… L’Esthétique de la résistance est une sortie royale de l’école ! »


L’Esthétique de la résistance
23 → 28.05 2023
Théâtre national de Strasbourg
tns.fr


Par Emmanuel Dosda 
Photos par Jean-Louis Fernande