Les habitués du TNS ne sont pas sortis indemnes d’Angelus Novus AntiFaust (2016), de Banquet Capital (2019) ou des Frères Karamazov (2022). Le théâtre de Sylvain Creuzevault ? Une marmite bouillonnante prête à exploser, un chaudron en fusion, une cocotte dans laquelle dansent les neurones, tandis que les événements se percutent et que les fantômes du passé ressurgissent pour nous aider à lire le présent. Creuzevault a demandé à l’ensemble du Groupe 47 de s’attaquer à une montagne, L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss (1916-1982) « écrivain issu de l’école brechtienne ». L’auteur (notamment pour le théâtre), réalisateur et peintre est né dans une famille de modestes industriels juifs berlinois, obligée de fuir l’Allemagne nazie. Après une cavale le conduisant de ville en ville, il consacre les dernières années de sa vie à un grand projet, un roman entre fiction, pamphlet et essai intitulé Die Ästhetik des Widerstands. Il débute en 1937 avec la découverte par le narrateur, un jeune ouvrier, et ses amis du Grand Autel de Pergame. La description de ce monument conservé à Berlin ouvre le livre : « Tout autour de nous les corps surgissaient de la pierre, pressés en groupes, entrelacés ou éclatés en fragments […] Une lutte gigantesque émergeant du mur gris […] » Ce qu’il exprime pour Weiss ? Le massacre des hommes par les dieux, une transposition mythologique du pouvoir des puissants sur les plus faibles.
L’œuvre d’art, outil de résistance ?
Selon Creuzevault, ce roman traite de « la lutte des classes dans un moment de catastrophe. Pourquoi le prolétariat allemand, le PC, les différentes forces de gauche n’ont-ils pas réussi à s’unir pour combattre le nazisme ? Le narrateur traverse la Seconde Guerre mondiale comme Dante traverse l’Enfer. De pays en pays – il rejoint notamment les Brigades internationales en Espagne –, il se construit une histoire de l’art en autodidacte, la possibilité de lire les œuvres d’art alors qu’il n’y avait pas eu accès. Il produit une expropriation de celles-ci, privatisées par une classe sociale. Elles l’aident à se forger un regard critique, à appréhender le monde et à résister à l’ordre établi. » Pétri de doutes et de contradictions, il ne sait pas s’il peut faire confiance à l’art, « colonisé » par la bourgeoisie. Il suit Staline et assiste aux purges, se rendant compte que son propre camp utilise des méthodes contre lesquelles il se bat. Tiraillé, il ressent « le besoin de balancer tous ces éléments dans son bouillon » pour mener sa réflexion. « Il lui est impossible de rester immobile car le rouleau compresseur avance. »
Créer n’est pas lutter
Le Groupe 47 a commencé par un temps de lecture du texte qui regorge de détails faisant bloc. Loïse Beauseigneur, scénographe (avec Valentine Lê), témoigne : « L’Esthétique de la résistance est d’une grande densité, avec beaucoup de descriptions de lieux, de visages, de protagonistes… Chaque œuvre est associée à un contexte historique, à un lieu bien précis, lui-même dépeint avec minutie. » La Tête de supplicié de Géricault, La Chute d’Icare de Brueghel l’Ancien, La Liberté guidant le peuple de Delacroix… Pour Arthur Mandô, régisseur général du spectacle, « les œuvres présentes dans le livre font partie de l’imaginaire collectif, mais Weiss demande de percevoir l’anamorphose en les regardant de biais ! » Loïse Beauseigneur ajoute : « L’auteur pose d’autres questions : comment représenter la mort, par exemple, ou le fascisme ? En réalité, créer n’est pas lutter… » Jeanne Daniel-Nguyen, costumière (avec Sarah Barzic), acquiesce : « Qu’est-ce que ça implique de créer dans un monde en guerre ? » Peindre Guernica (1937) peut-il stopper l’avancée du mal ? « Quand on est artiste, on n’est pas sur le terrain ! » Naïsha Randrianasolo, comédienne, tranche : « Écrire, loin du champ de bataille, c’est quitter le game ! »