Claude Grétillat :
virus, orgie et nature humaine

Le 20 janvier dernier, alors que l’épidémie de coronavirus commençait à peine à affoler la Chine, Claude Grétillat, directeur artistique du studio graphique Atelier Poste 4, réceptionnait son premier livre siglé de sa toute nouvelle maison d’édition TCPC (Tout ça pour ça). Norovirus, orgie en mers chaudes raconte en mots et en images (décalées et jouissives) la gestion d’une épidémie de gastro-entérite à bord du bateau de croisière Oasis of the seas. Une étrange coïncidence qui nous fait plonger tête la première dans tout ce que la nature humaine a de plus déconcertant…

La couverture de "Norovirus, orgie en mers chaudes" de Claude Grétillat

C’est un livre singulier, autant dans sa forme, que sur le fond : haut et étroit, il ne porte aucun titre sur sa couverture ornée d’un paquebot bleu visiblement pris de vertiges. Ni récit de voyage, ni livre d’art, ni livre de graphisme mais tout à la fois, il mêle narration (la véritable histoire d’un norovirus à bord de l’Oasis of the Seas en janvier 2019), anciennes images délirantes (gravures, peintures et dessins datant du XVIe au XXe siècle) d’orgies et de dégobillages en tout genre ; et en toute fin, une chronologie éclairante des épidémies notoires ayant sévi sur des navires de croisière.

Au fil des pages, on découvre un récit factuel, à la façon d’un journal de bord, racontant tout en détails six jours d’épidémie de gastro-entérite (ce fameux Norovirus) de son apparition au dénouement, qui se solde par le retour du paquebot à son port d’attache. Entre-temps, on aura eu le loisir de découvrir les faramineuses réserves de nourriture, les infrastructures et événements déployés à bord pour le plus grand plaisir des touristes, les cabines (de la plus élémentaire pour les classes moyennes, à la plus fastueuse pour les… riches), les escales en Haïti sur des espaces entièrement privatisés où la population locale est au service du tourisme
De la démesure tout en contradiction (en transparence, c’est bien du déclin de l’humanité – au sens philosophique du terme – dont il est question) qui raconte aussi une brève histoire du colonialisme et de la filière maritime qui a dû palier l’apparition de l’aviation en trouvant de nouvelles solutions. L’humain dans toute sa splendeur, pour le meilleur, mais surtout pour le pire.

Interview de son auteur Claude Grétillat, également créateur des éditions TCPC.

Pourquoi cette histoire-là ?
Quand suis tombé sur ce fait divers, je me suis dit : “Comment c’est possible qu’on en arrive là ?”. Cette histoire était complètement absurde et en même temps, assez drôle, sans être tragique : une histoire de rien qui raconte tout. Alors que ça faisait des années que je griffonnais et amassais des choses, cette petite histoire de trop a fait que je me suis lancé.

Autant sur la forme que sur le fond, ce livre sort de l’ordinaire. Comment avez-vous procédé ?
J’avais envie de proposer quelque chose qui sorte des sentiers battus. L’idée de montrer différemment s’est imposée en prenant le parti de collecter des anciennes images – amassées au fil de mes lectures, d’expositions ou sur Internet –, j’ai écrit le texte en même temps. Tous les faits autour de cette histoire sont trouvables sur le Web mais je suis allé assez loin dans le processus. Le récit mêle des informations trouvées dans des articles de presse – qui étaient finalement assez peu documentés –, d’autres trouvées sur les sites Internet de compagnies maritimes. Je suis allé fouiller des hashtags mais surtout, je me suis inscrit à un groupe Facebook qui réunissait des gens qui étaient sur le bateau et qui échangeaient des informations sur l’épidémie.

Bien que vous ne preniez jamais position, en sous-texte, on lit notre rapport au divertissement, on lit la société de consommation et ses dérives, on devine les traces du colonialisme. Les croisières semblent raconter beaucoup de nous…
Je n’ai pas de parti pris mais j’ai conservé les grandes lignes, celles qui sont édifiantes : tout ça est à vomir (c’est le cas de le dire), mais j’ai choisi de ne pas dénoncer, de donner les chiffres et les faits qui relèvent l’absurdité… C’est vrai que le trajet de ces croisières se calque sur celui de l’histoire humaine : de la traite négrière, du commerce… Il y a une sorte d’oubli de cette histoire-là, entraîné par la surconsommation. La compagnie maritime dont je parle vient d’acheter une île entière entièrement dédiée au divertissement et au plaisir. En terme d’écologie, c’est un massacre… On est dans une logique de consommation…
À la fois, c’est excitant d’être sur un bateau et de se dire que tout est à disposition, c’est une sorte de paradis. Une espèce d’arche de Noé de la gastronomie mondiale et des plaisirs aussi. Ça a tout de même quelque chose d’un peu vulgaire, ça raconte le faste et l’opulence mais aussi quelque part l’individualisme. C’est rassurant de se dire qu’on ne peut manquer de rien… Cette peur de manquer on l’a tous, la question est de savoir jusqu’où on va.

On a l’impression qu’il faut tout occuper, tout le temps, pour ne pas risquer l’ennui. Même au pic de l’épidémie sur le bateau, la vie continue.
On est là, on a payé, on va s’amuser ! À bord, c’est la fête. J’ai l’impression que l’être humain, tant qu’on ne lui dit pas qu’il risque de mourir, il va continuer comme si de rien n’était. C’est étrange, ce sentiment d’immortalité qu’on a tous au fond de nous-mêmes. Ces situations extrêmes posent toujours la question de la solution qu’on applique. Et puis, la nature a peur du vide. Avec ce qu’il se passe aujourd’hui, on est amené à se poser d’autres questions, à remettre en question le système. Mais on va vite s’apercevoir que ça va se remplir à nouveau.

« Ce qui ressort, c’est le chacun pour soi, une illustration de ce qu’on peut vivre au quotidien dans nos démocraties qui n’arrivent plus à se réinventer. »

L’Oasis of the sea est un monde clos, il va faire escale dans des coins paradisiaques mais ne jamais croiser les habitants qui eux, vivent dans des conditions souvent misérables. Qu’est-ce que cette séparation raconte ?
Ça raconte la privatisation des espaces. Les compagnies arrivent et achètent des morceaux d’île en accord avec les autorités locales, c’est ce qui se passe au nord d’Haïti et que je raconte dans le livre. Ils ont acheté une baie et ils ont tout fermé. C’est l’instinct de propriété qui est propre à l’homme, on est tous de plus en plus dans cette logique-là : acheter son appartement, son entreprise, son île, et l’autochtone n’est là que pour servir. Derrière la privatisation, il y a toujours l’idée d’exclusion.

Y a-t-il des lectures qui vous ont inspiré ?
Il y a quelque chose qu’il faudrait peut-être relire c’est L’Assommoir de Zola. C’est l’histoire d’une blanchisseuse qui va grimper dans l’échelle sociale, elle va ouvrir sa propre sa boutique. Une fois qu’elle est “devenue quelqu’un”, il y a une scène magnifique où elle va cuisiner une oie. Elle va vouloir montrer sa richesse et invite tous ses voisins à un festin : manger presque jusqu’à en vomir. Cette scène de littérature presque naturaliste, c’est le début de la fin de quelque chose. On en est toujours là. Il faut être quelqu’un, le montrer, être dans l’excès.
Il y a aussi un autre livre : La table du Titanic – 40 recettes avant l’iceberg. Il raconte tout ce qu’il y avait dans les soutes… une autre façon de voir cet incident. Les menus y sont déclinés – c’est assez fabuleux – et adaptés aux classes sociales présentes sur le navire.

Au cœur des éditions TCPC, il y a un geste politique, qu’est-ce qui ressort principalement de votre livre ?
Ce qui ressort, c’est le chacun pour soi, une illustration de ce qu’on peut vivre au quotidien dans nos démocraties qui n’arrivent plus à se réinventer. L’entre-soi et le soi avant tout. Pour moi, ce livre est un petit témoignage.

Toute la panoplie des éditions TCPC.

Les éditions TCPC (Tout ça pour ça), késsecé ?

TCPC ont été montées « sur les restes de Rhinocéros », l’association de Nicolas Simonin qui fait partie de l’aventure aux côtés de Claude Grétillat et d’Erwan Chouzenoux (il travaille également chez Poste 4). L’idée étant de faire de l’édition différemment : moins produire, en petites séries, façonner vite mais bien, et diffuser les ouvrages autrement en limitant les intermédiaires. Deux mots d’ordre traversent leur création : « l’absurdité et la politique », en d’autres termes : montrer les limites de notre monde en proposant, pourquoi pas, de nouvelles manières de le penser. À titre d’exemple : Norovirus, orgie en mers chaudes débute la collection « Un monde merveilleux » (vous la sentez l’ironie ?). Au fond, TCPC porte une question : « Quels sens cela a-t-il d’éditer des livres aujourd’hui ? » Vous avez deux heures.


En temps de confinement, Norovirus, orgie en mers chaudes, peut se commander en ligne sur le très joli site en ligne de la librairie Lame
Le site des éditions TCPC


Par Cécile Becker