Ayline Olukman et Claude Grétillat

La plasticienne et photographe Ayline Olukman et le directeur artistique de Poste 4 Claude Grétillat se mettent à table avec Jean HansMaennel à l’Ibérica.

Ayline Olukman en face de Jean HansMaennel (à droite) et Claude Grétillat (à gauche).

Je pousse ma valise à roulettes de Cadet Rousselle dans la rue de l’Écurie à Strasbourg. Je sors à l’instant de l’Ibérica, un petit resto de spécialités espagnoles, sous un soleil de plomb et sous le charme d’un bon déjeuner en très bonne compagnie, avec Ayline Olukman, artiste peintre, et Claude Grétillat, graphiste artisan. Quand on lui demande de se présenter, Ayline Olukman se dit « peintre et photographe » et complète « J’écris aussi un peu, je fais de la musique… », avant de synthétiser : « On peut dire que je m’intéresse aux arts et que j’essaie de les pratiquer. » Une artiste totale et voyageuse. Née à Strasbourg il y a 37 ans, cette ancienne élève du lycée des Pontonniers et des Arts Déco revient vivre dans sa ville natale, après un périple de 7 ans à travers le monde dont les 3 derniers à New York. « J’ai eu besoin et envie de revenir au ventre maternel, nourricier, et Strasbourg est cela. J’ai été tentée d’aller à Arles, le Sud, la photo… Mais j’ai dit non, arrête, Strasbourg quoi ! Il y a quelque chose ici de tellement simple, accueillant… Je fais beaucoup de vélo, il y a des pistes cyclables partout, la médiathèque est incroyable… Toutes ces petites choses ont été des révélateurs de simplicité qui me permettent ensuite en tant que créateur de me poser et de vraiment me mettre au travail. »

Claude Grétillat, de l'Atelier Poste 4.

Mon second invité, Claude Grétillat, est né à Strasbourg lui aussi. « Un nom suisse, mais je suis de pure souche alsacienne », révèle-t-il. Après des études à Lyon, pour être illustrateur de BD, il effectue deux ans de service civil dans des théâtres, comme objecteur de conscience. « Là, j’ai commencé à m’intéresser à autre chose, voir des spectacles, rencontrer des graphistes, j’ai passé deux ans à regarder, à m’enrichir. J’ai commencé à bosser à Lyon, en free-lance, avant de revenir à Strasbourg. »

C’était il y a 25 ans. Claude Grétillat en a 48 aujourd’hui. Il est graphiste et associé fondateur de l’Atelier Poste 4. « Je fais très peu de chose à part du graphisme qui occupe 95% de mon temps ! » L’Atelier Poste 4 existe depuis 7 ans. « C’est un atelier que nous avons monté à 3. Nous étions dans une agence de communication avant. J’avais des envies, celle de travailler avec des structures culturelles. Notre projet a été affiné, nous avons racheté la boîte et changé de nom. On a accepté de se séparer de certains clients et de se concentrer vraiment sur ce que nous avions envie de faire. C’est l’expression d’une forme d’exigence. On ne veut pas tout prendre, on ne veut pas forcément développer. C’est un équilibre un peu délicat, mais c’est bien comme ça. Notre reconnaissance – je n’aime pas ce mot – nous permet d’être visible à un échelon national. On a récupéré Le Volcan, Scène nationale du Havre. On a petite image, on vient nous chercher pour ça, pour une certaine ligne directrice. Nous sommes des artisans avant tout. »

La brune artiste Ayline, le blond artisan Claude et le chauve auteur que je suis se rencontrent donc pour la première fois à la table de l’Ibérica, rue de l’Écurie. On nous y accueille chaleureusement. Au menu du jour : petite tortilla avec des poivrons qui ne piquent pas, accompagnée de roquette et d’un fromage fumé dont le nom m’a échappé ; en plat, le poisson du jour, un lieu noir accompagné de potimarrons snackés et en purée, ou une côte de cochon basse température avec des petites pommes de terre grenaille et un jus corsé ; en dessert, tartelette au chocolat et cacahuètes. Après concertation, nous prendrons un assortiment de tapas en entrée ; et pour suivre le poisson du jour pour tous, sauf pour Henri Vogt, le photographe, qui veut rester aux tapas.

Je ne connais pas le travail et l’œuvre d’Ayline Olukman. Je l’interroge sur son objet et sa démarche de création. « À la base – ça va paraitre égoïste – il y a l’idée de me faire plaisir, d’essayer de me comprendre, de com- prendre les choses que je vois, de garder ce qui m’intéresse. » L’artiste confie avoir travaillé ces dix dernières années dans cette quête : Pourquoi je vis ? Qu’est-ce que je peux en faire ? Qu’est-ce que j’exprime ? Qu’est-ce qui m’intéresse ? Qu’est-ce que je regarde ? « Regarder ce que je regardais. Ça m’intéressait en fait de comprendre : à travers mon regard qu’est-ce qui est dit ? Cela paraît hyper global, je sais. Mais mon essence principale est cette idée-là. » Quand elle a réalisé que son travail était regardé, elle s’est demandé ce qu’elle pouvait proposer ; réponse : « Un temps de pause », dans ce monde qui va trop vite. « Je montre des choses en suspens. Mes tableaux sont le moment avant ou après une action. Ils ne sont pas du tout l’instant décisif à la Cartier-Bresson. On est avant l’action, quand la scène se prépare, ou juste après, quand il n’y a plus rien. J’aime bien l’idée d’apporter cette pause, de montrer cet état contemplatif, méditatif. » Ayline Olukman poursuit un travail photographique pur et un travail pictural à base de photographie. « J’aime beaucoup cette idée de réunir les deux arts et de trouver un terrain entre l’idée figée de la réalité que la photographie apporte et la peinture qui peut permettre cette liberté totale de changer les choses, le regard. » Elle nous dévoile aussi le rythme de sa démarche : « Il y a toujours l’idée de “ok maintenant faut que je sorte, prendre des photos”. J’ai mon carnet, mon appareil photo, je voyage. La liberté. Peu de choses à porter… Puis après je suis à l’atelier, et là c’est vraiment la routine, quelques mois où les journées se ressemblent. Le travail d’atelier est la réinterprétation, la revalorisation du moment du voyage passé. » Ces deux temps de travail complètement différents s’entrechoquent un peu, sont souvent compliqués à gérer personnellement : « Ce sont des montagnes russes mais aussi un équilibre qui est ma vie. » Ayline Olukman vit de son art, travaille avec des galeries : « J’ai cette chance. Avec des hauts et des bas bien sûr. »

Ayline Olukman.

La discussion s’embarque sur la liberté de l’artiste face au système marchand de l’art. Elle se contorsionne dans les dédales de la question alors que défilent petites aubergines andalouses, accras de morue, carpaccio de viande de porc ibérique, gambas à l’ail… On évoque Picasso, Soutine, Zappa, Rembrandt, Michel Ange, Jeff Koons, Marcel Duchamp, Warhol, Dali et la famille de marchands d’art Wildenstein dont je fais remarquer, pas peu fier, l’origine fegersheimoise… On parle de L’Industrie Magnifique, du rapport art et industrie, subversion ou élévation ? De l’artiste et de l’artisan, de l’importance de l’œuvre qui doit parler d’elle-même… Tout le monde s’en mêle. Henri aussi met son grain de sel. J’ai du mal à suivre. Mais c’est bon. On est bien là. Quelqu’un veut boire quelque chose ?

L’Atelier Poste 4 de Claude Grétillat est situé rue du Vieux marché aux vins à Strasbourg, dans un lieu partagé (avec des desi- gners, des développeurs…) baptisé Gotham. « Le bâtiment est en train d’être refait, mais quand on cherchait un lieu, on a trouvé celui-là avec sa façade si sinistre et sombre qu’on l’a appelé ainsi. » Avec les supers designers de V8, leurs voisins à Gotham, Atelier Poste 4 a conçu le bar restaurant Supertonic, place d’Austerlitz. « On n’avait jamais travaillé pour un bar. Il y a eu une sorte de carte blanche : du choix du nom à la déco. Il y avait juste la contrainte de faire du gin et de la saucisse. » J’interroge Claude sur ses projets en cours. « Ça tourne toujours », répond-il, avant de préciser qu’il finit un projet pour le théâtre du Maillon avec lequel Poste 4 collabore depuis très longtemps. « J’adore travailler avec le milieu culturel parce qu’il y a une sorte de liberté, mais en même temps c’est très contraignant : il y a une programmation, une image à mettre, ce sont des processus longs. » Il déplore les cloisonnements très français. « Nous les graphistes, on est rarement amené à travailler sur des vrais enjeux publics ; les agences de pub ont la main mise. Et dans l’industrie, c’est compliqué, même pour les designers… Les catastrophes industrielles en France, l’échec d’une marque comme Thomson par exemple, vient de ce que les industriels ont été fermés. En Angleterre ou aux États-Unis, les grosses boîtes s’allient avec des graphistes et des designers ; c’est une des raisons pour lesquelles les produits américains se vendent le mieux, il y a une image de marque qui se met en place. »

Jean HansMaennel et Claude Grétillat.

La conversation prend un tour militant. Je cite le contre-exemple français de SEB que je connais bien. On évoque Citroën, l’automobile française qui ne fait plus rêver, Tesla, Mathis, Virgile Abloh et Louis Vuitton, le formatage généralisé, l’argent et le pouvoir, l’ordre du marketing et la folie de l’art… « De bien gros sujets pour un petit repas comme le nôtre », fais-je remarquer alors que débarque le dessert du jour, une spécialité catalane qui se mange sans faim. Y a-t-il des intolérances ? Non, personne, à part Henri.

Claude Grétillat avoue bien aimer la photographie d’Henri Vogt et être content de mettre un visage sur le nom. Henri lui confie être son fan et, sur le ton de la plaisanterie, lui en vouloir beaucoup de n’avoir jamais répondu à son mail quand il était en BTS. Éclats de rire, complices… Claude poursuit, placide : « Nous, on a notre petite vie de graphistes, tu vois. Honnêtement, notre produit, on veut le faire bien, on y met tout notre cœur, on essaie de rester entiers. » À lui qui ne se veut pas « graphiste auteur » selon le jargon du métier, mais « graphiste artisan », je demande s’il y a une signature Poste 4 : « On a une approche minimaliste, une économie dans les signes. On ne fait pas de la décoration. On se dit qu’on met en place des signes, des éléments qui sont identifiants. Quand on voit notre boulot, on doit se dire que c’est rangé. »

Et les projets d’Ayline ? D’abord un troisième livre de textes et de photographies « un projet assez complexe qui parle de mes trois années d’expérience à New York… sans présenter New York du tout. » Ensuite, une résidence d’artiste en Chine, avec l’Alliance Française : « Je vais y partir pour un mois, le mois prochain, dans une petite province rurale et pas du tout touristique. C’est ma troisième fois en Chine, j’y suis allé il y a 10 ans. » Enfin, l’enseignement : « À New York, j’ai fait une formation de prof de yoga. J’ai le titre. J’ai envie d’enseigner, que ce soit le yoga ou l’art, cette relation du corps et de l’esprit. Je me donne l’année pour voir dans quelle structure et com- ment ça va se faire. »

Il est 14h30. Je pousse ma valise à roulettes de Cadet Rousselle dans la rue de l’Écurie à Strasbourg. Je sors à l’instant de l’Ibérica, un petit resto de spécialités espagnoles, sous un soleil de plomb et sous le charme d’un bon déjeuner en très bonne compagnie.


Par Jean HansMaennel
Photos Henri Vogt

Ibérica
4, rue de l’Écurie
Strasbourg