Des étoiles et des femmes au Sofitel

Le programme Des Étoiles et des Femmes permet à des femmes éloignées de l’emploi de passer un CAP cuisine en se formant chez des chefs étoilés. Émilie, mère au foyer passionnée de cuisine, a saisi cette chance. Au Sofitel, hôtel de luxe strasbourgeois, elle entre dans la profession par la grande porte.

Il est 10h. Dans les cuisines du Sofitel, hôtel 5 étoiles du centre-ville, ça bouillonne déjà. Des vapeurs s’échappent des immenses casseroles placées sur l’îlot central où attendent des morceaux de viande rouge. Un jeune homme agite un grand fouet, une jeune femme se saisit d’un emporte-pièce. On sourit, on lance des blagues, mais on s’affaire aussi. L’équipée d’une dizaine de membres prépare le menu du restaurant Terroir & Co installé au rez-de-chaussée (50 couverts), tout en gérant le petit-déjeuner du jour et du lendemain pour l’hôtel. Les deux tuniques noires chargées des entrées transforment la ciboulette en crème montée pour accompagner le velouté de courge muscade, quand la “team” garniture prépare les accompagnements du suprême de volaille ou des Saint-Jacques rôties. Ce jour-là, on trouve trois femmes en cuisine. Parmi elles, il y a Émilie.

Emilie fait partie de la première promo strasbourgeoise du programme. ©Simon Pagès
Emilie fait partie de la première promo strasbourgeoise du programme. ©Simon Pagès

Un tremplin pour rebondir
Il faut se faufiler le long des feux allumés et entrer dans le secteur Pâtisserie, une petite pièce où reposent des bretzels, pour la trouver. Penchée au-dessus d’un mélange doré, elle prépare la glace au miel qui doit accompagner le biscuit Dulcey et les pommes caramélisées qui figurent sur la carte. Elle est l’une des dernières recrues de la cuisine du chef exécutif Mathieu Klein, qui a repris les rênes des cuisines du Terroir & Co en mars 2019. C’est qu’à 36 ans, Émilie est en pleine reconversion, rendue possible par le programme Des Étoiles et des Femmes. Elle fait partie de la première promotion strasbourgeoise de ce projet déjà installé dans plusieurs villes de France, qui permet à des femmes de passer un CAP cuisine et de travailler chez un chef étoilé deux jours par semaine. Elles étaient 20 candidates pour 12 places. En début d’année, Émilie et ses camarades ont ainsi participé à un Job dating avec tous les chefs volontaires. Il y avait là la Maison des Tanneurs, Les Haras, L’Écrin des Saveurs… Émilie, elle, a rencontré Mathieu Klein ; le chef ne regrette pas une seconde son choix : « Je suis tombé sur une perle. Les gens qui ont la trentaine et veulent se reconvertir sont parfois plus intéressants que les jeunes de 15 ans. Elle a la maturité nécessaire, elle sait ce qu’elle veut, et elle apprend très vite. » Avec un sourire aussi sincère qu’humble, Émilie confirme que tout se passe très bien.

Depuis son arrivée au mois de mai, elle a fait plusieurs postes : les entrées, le chaud… « J’avais très hâte de commencer la pâtisserie, qui est ma véritable passion », s’enthousiasme-t-elle. Avant de s’exercer au Sofitel, elle illuminait les anniversaires de ses enfants de ses number cakes, créations sucrées en forme de chiffre, que son entourage n’a de cesse de lui réclamer.

© Simon Pagès
Dans les cuisines de Terroir&Co. © Simon Pagès

La cuisine est dans sa vie depuis toute petite, quand elle se glissait dans les coulisses du restaurant de son père, pour « jouer avec les sauces » : « Aujourd’hui encore, quand j’entre dans les chambres froides, il y a cette odeur qui me revient. Mon père n’a plus de restaurant mais on échange encore des conseils. » Tout comme elle, sa famille a dû faire face au bouleversement qu’a été sa reconversion. Auparavant agent commercial à la SNCF, elle a ensuite pris le temps de s’occuper de ses trois enfants. Le plus petit a trois ans et demi, la plus grande 19 ans… et va au même lycée que sa mère, où elle a intégré un BTS tourisme. Le lycée Alexandre Dumas à Illkirch-Graffenstaden accueille les stagiaires trois jours par semaine pour des cours théoriques, techniques et de l’enseignement général. « J’appréhendais un peu ce retour à l’école, mais je découvre que j’aime apprendre », raconte la mère de famille.

L’école permet aussi de “souffler” par rapport au restaurant. Les horaires sont éreintants, et la plupart du temps, le personnel travaille en coupure : de 9h à 14h et de 18h à 22h30. Parfois, Émilie travaille aussi le samedi, de 15h à 23h. « Au moins, ça me permet de dormir le matin et de profiter de mes enfants. » Un quotidien bien différent de l’époque où elle était « très dispo », où elle faisait « tous les rendez-vous, toutes les fêtes de Noël, les sorties d’école… » Heureusement, sa mère a « beaucoup pris le relais ».

L’arrivée de l’été a testé son endurance et sa motivation, ainsi que celles de ses camarades de promotion. Il a fallu subir la chaleur des fourneaux en pleine canicule. Malgré quelques défections dans sa classe, Émilie tient le cap et en redemande. Pendant son temps libre, la professionnelle en devenir pense et rêve gastronomie : « Même le week-end, je continue, je reproduis ce que je fais en cuisine, je teste… Ils en profitent bien à la maison ! »

« Les gens qui et veulent se reconvertir sont parfois plus intéressants que les jeunes de 15 ans. »

Tout le monde est content
Tous la poussent à s’accrocher, d’autant plus qu’elle a trouvé au Sofitel un lieu stimulant, et une équipe qui lui a fait confiance depuis le début. Pour Mathieu Klein, chef engagé qui a notamment participé au Refugee Food Festival, il était évident que tout le monde serait gagnant dans ce dispositif : « L’échange, le partage, ce sont les bases de notre métier… Nous avons déjà une grande équipe, et Émilie est un bonus, un vrai plus. On l’a prise pour la former, et l’objectif est qu’elle devienne la plus autonome possible. » C’est ce qu’elle a ressenti dès son premier jour. Alors qu’elle avait peur qu’on la relègue à l’observation, qu’on lui dise de ne rien toucher ou de ne pas gêner, l’accueil de son tuteur, Olivier, le responsable “viande et poisson”, a été tout autre : « Il m’a dit : “Tu as déjà cuisiné dans ta vie, tu peux t’occuper du poulet ce midi”. J’étais lancée. »

Le chef Mathieu Klein. © Simon Pagès
Le chef Mathieu Klein. © Simon Pagès

Entrer sans expérience professionnelle dans un hôtel 5 étoiles ne lui faisait pas peur. Cela lui a juste donné encore plus envie de s’y mettre : « C’est vraiment une bonne expérience. Jusqu’à maintenant, j’ai vraiment beaucoup aimé faire les entrées, préparer toutes ces petites choses et les assembler, soigner la présentation… Il y a quelque chose de très créatif. »

Il est presque 11h. Après avoir pris une pause pour se confier, Émilie doit bientôt retourner en cuisine. Le chef Klein blague : « Il va falloir la libérer, qu’elle rattrape son retard. » La jeune femme ne se fait pas prier. Le programme Des Étoiles et des Femmes aura vraiment été une opportunité pour elle : « C’était un pied à l’étrier, car je ne sais pas si je me serais aventurée toute seule là-dedans. Mais quand j’en ai entendu parler, je me suis dit “Là, c’est une chance que je ne peux pas laisser passer.” »

Cette cuisine, elle s’y sent de plus en plus à l’aise, et on le lui rend bien : alors que son cursus doit durer jusqu’en mars 2020, le Sofitel lui a déjà proposé un CDD de 6 mois. Après ces prolongations, elle pourra, grâce à son CAP, être commis dans un autre établissement, voire accéder à poste de chef de partie. Ensuite, elle envisage de se tourner un temps vers la restauration collective, pour s’adapter aux horaires des enfants. Puis, « pourquoi pas voir plus loin ». D’ailleurs, sa cousine vient de l’inscrire au concours télévisé Le meilleur pâtissier. « Mais je n’irai pas. J’ai trop de travail », rit-elle.


Terroir & Co / Hôtel Sofitel
4, place Saint-Pierre-le-Jeune
Plus d’infos sur Des étoiles et des femmes sur startupdeterritoire.alsace


Par Déborah Liss
Photos Simon Pagès