Les asperges

Pour Marcel Proust, les asperges laissent « apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus » une essence précieuse, jouant leurs « farces poétiques » en transformant son pot de chambre en « vase de parfum ». Il nous fallait les traquer, les voilà les belles asperges.

Au printemps, elle abonde les étals et lance le début de l’offensive : blanche ou verte ? Les plus précieux (bobos ?, dont nous nous assumons volontiers) préférant sa version sauvage, toute fine et délicate, les autres l’adorant lorsque, blanche, son chapeau tire au pourpre. L’asperge ravit les palais, chacun y allant de sa petite recette doublant malheureusement la traditionnelle asperge blanche-mayo servie au milieu de la table familiale. Bardes de la beauté culinaire slow life sur Instagram, le couple Social Food l’acoquine d’œufs mimosa, la fait flotter dans un bouillon bien bombé de katsuobushi et algues kombu ou encore, la fiche dans le blanc d’œufs au plat, lui adjoignant la douceur de petits pois.

L’asperge, lorsqu’elle est gorgée d’eau et de soleil pousse en quelques jours, et prend entre 5 et 10 cm en une journée !

Pour Thierry Riedinger, maraîcher, de la ferme familiale à Hoerdt (depuis cinq générations, tout de même), on n’est pas loin du sacrilège : « Depuis quelques années, on voit apparaître toutes sortes de nouvelles recettes. Elles sont mangées sous différentes formes : on les marie avec du saumon, par exemple. C’est pas mon truc, c’est dénaturer l’asperge, le mieux, c’est à l’ancienne. » Et à l’ancienne, c’est comme la mangeaient les agriculteurs : « On fait cuire l’asperge coupée sur 4 centimètres dans l’eau salée, il faut qu’elle soit al dente, et on utilise l’eau de cuisson pour faire une béchamel. On fait des crêpes grand-mère [à l’alsacienne, bien plus épaisses, ndlr] et on nappe la crêpe avec une louche de béchamel. C’est trop bon. » Thierry raconte aussi une autre recette, de celle qui réchauffe les corps au retour des champs, basée sur un bœuf bourguignon-tagliatelles dont la sauce, brune, serait mélangée à cette béchamel d’asperges. À l’écouter, il ne jurerait presque que par la blanche – même si, dans sa ferme, on trouve l’asperge sous toutes ses formes –, de quoi redonner ses lettres de noblesse à cette belle couleur nacrée cachant un goût plus doux que sa consœur verte. En parlant de noblesse, l’asperge fut réintroduite après sa disparition au Moyen Âge par Louis XIV. Elle devient même « un légume royal » dont on parfait la culture dans les jardins pour pouvoir la déguster dès le mois de décembre… Madame de Pompadour, favorite de Louis XV, se gargarisant de toutes sortes d’aliments qu’elle pense aphrodisiaques, compare même une belle botte d’asperges juteuse à la bagatelle. De belles « pointes d’amour ». Probablement leur forme phallique.

Asperges d’Alsace

Sur le site Nouvelles Gastronomiques, Daniel Zenner, grand spécialiste des plantes et herbes, raconte l’épopée de ce légume qu’il connaissait encore sous le nom de « Géante de Horbourg » lorsqu’il était enfant. Une variété ancienne locale désormais disparue, envahie par les asperges hollandaises alors que, déjà, l’asperge alsacienne se laissait déborder par les semis d’asperges d’Argenteuil (la variété apparaît en 1750 : une asperge blanche au bourgeon pourpre).

Aujourd’hui, on trouve de multiples variétés. Si, techniquement, il suffirait de laisser l’asperge totalement sortir de terre pour que la photo – synthèse l’habille de couleur verte – alors que la blanche est cueillie dès qu’elle sort du sol –, en réalité, ce sont deux variétés différentes pour favoriser la diversité des cultures. Thierry Riedinger explique : « Pour la blanche, on crée des buttes de 30 cm de terre, dès qu’elle pointe, on la récolte. Pour les vertes, le sol n’est pas butté et l’asperge est coupée au ras du sol. » Magie de cette culture : l’asperge, lorsqu’elle est gorgée d’eau et de soleil pousse en quelques jours, « elle prend entre 5 et 10 cm en une journée » et sa racine, en griffe, produit plusieurs asperges et ce, potentiellement sur une dizaine d’années. Celles de cette année nous sont promises goûteuses vu la pluie tombée l’été dernier. Comme une quarantaine de producteurs indépendants, Thierry fait partie de l’association pour la promotion de l’asperge d’Alsace et respecte un cahier des charges strict. Mais pour lui, bien sûr, « la meilleure, elle est à Hoerdt », l’asperge aimant particulièrement barboter dans des sols sableux. Gage de qualité ? Sa fraîcheur. « On frotte la botte, si ça grince, c’est que l’asperge est fraîche. » Et son odeur aussi… Quand l’acheter et la manger ? « Quand vous ne portez plus de doudoune ! »

Pipikipu

L’asperge parfume les urines. La faute de l’acide asparagusique (aucun autre légume n’en contient), qui, une fois digéré se transforme en composés soufrés, comme le méthanethiol qu’on retrouve à un taux 1 000 fois plus élevé après la consommation d’asperges. De nombreuses recherches ont été menées (étonnamment…) et nous apprennent que certaines personnes ne sécrètent pas ce méthanethiol (leur urine ne sent donc pas l’asperge) mais peuvent le sentir chez les autres, ou que certains la sécrètent mais ne la sentent pas par le truchement de la génétique et d’une anosmie. L’odeur de pipi d’asperge participe-t-elle au plaisir de la manger ? Vous avez deux heures.


Ferme Riedinger
Vente à la ferme, à Hoerdt ou sur les marchés de Schiltigheim (jeudi), Neudorf (mardi et samedi), Cronenbourg (mardi et samedi).


Par Cécile Becker
Réalisation Myriam Commot-Delon
Photo Alexis Delon / Preview