Agata Felluga : l'affranchie

Autodidacte, Agata Felluga, l’ancienne cheffe du feu restaurant et caviste Jour de Fête, pratique un bistrot d’auteurs – évitons la guindée « bistronomie » – l’associant toujours avec des vins naturels et puisant ses inspirations dans la culture.

Agata Felluga, cheffe à Strasbourg

Tout frais, tout juste livrés de Saint-Jean de Luz dans leurs boîtes en polystyrène, les 32 kilos de poissons et fruits de mer s’étalent, impassibles, un peu partout dans la cuisine de Jour de Fête. Des palourdes au corps translucide, brillant et charnu, des barbues épousant de tout leur long le plat des bacs ou des maquereaux à la peau argentée et bleue. « Un poisson très fragile, pas très prisé en Europe parce qu’il a un goût très prononcé », explique Agata Felluga.

C’est justement ce qui l’intéresse : maîtriser ce goût, l’associer, rendre ses lettres de noblesse à ce poisson trop vite relégué en conserves, au fond des placards. À l’heure de la découpe, Agata Felluga ne sait pas encore comment finira l’animal dans l’assiette, elle laissera parler ses envies. On retrouvera notre maquereau en entrée, mariné à froid, sublimé par du jambon des Aldudes et d’une touche de radis vert, ou en filets, surmonté de champignons de Paris, couché sur un lit de riz japonais. Une cuisine sobre, sans chichis, centrée sur le goût.

Bistronome ? 

Aujourd’hui, Agata poursuit cette recette qu’elle connaît bien, pour l’avoir pratiquée au Chateaubriand à Paris. En tant que chef de partie, elle a œuvré pendant plus de quatre ans au côté d’Inaki Aizpitarte, fer de lance de cette nouvelle génération de chefs qu’on a vite affiliée à la veine hype de la bistronomie. Est-elle elle-même bistronome ? Oui, si on la considère comme se plaçant au juste milieu entre la modestie du bistrot et la gastronomie de haut vol. « Je préfère que l’on parle de cuisine simple, précise Agata, de beaux et bons produits bien travaillés ».

Discrète et humble, son titre « Rising Star » (étoile montante de la cuisine en Europe) attribué par le prestigieux magazine Four et sa présence sur les radars du Fooding ne changent rien à sa façon d’être.
Soucieuse de « faire bouger la cuisine ailleurs qu’à Paris », elle a choisi Strasbourg pour sa sérénité et garde ses principes : ne jamais surcharger ses assiettes, suivre les saisons, proposer des produits méconnus et, surtout, travailler avec des producteurs, souvent amis, en évitant les intermédiaires. « Du moment que tu choisis de travailler localement, d’éviter l’agriculture intensive, tu changes quelque chose, explique Agata Felluga. Mine de rien, c’est un choix politique. C’est à nous de le faire mais aussi au client de se diriger vers des restaurants qui ont une conscience. » En cliente, Agata Felluga cite le Baratin à Paris et sa chef Raquel Carena comme référence ultime et évoque, tout sourire et papilles frétillantes l’ancienne version du Coin des Pucelles à Strasbourg tenu alors par le duo frère-soeur Roland et Myriam Rohfritsch.

Mets-vins

« J’élabore les plats en fonction des vins et vice versa. L’accord mets-vins est très important pour moi. J’aimerais même pouvoir faire plus pour que tout soit intimement lié. » Cette culture mets-vins, elle l’a construite dès ses débuts. Dans les cuisines d’Alain Senderens, homme sensationnel de l’accord verre-assiette, notamment connu pour avoir rendu ses étoiles, mais aussi avec Alexandre Jean, alors sommelier de l’Astrance.

Le parcours d’Agata est parsemé de préceptes über-gastronomiques et de la majesté des étoiles dont elle a su s’affranchir en gardant l’essentiel : une bonne table doit rester accueillante et conviviale. De Pascal Barbot, chef de l’Astrance, « un génie » et l’un des grands chefs avec qui elle a travaillé, elle retient surtout « la gestion de l’humain, l’importance de l’échange dans une équipe et le dressage d’une assiette ». Le reste, à l’époque, elle n’y comprenait pas grand-chose : « Je suivais des fiches, je regardais, je refaisais, j’appliquais. C’est seulement aujourd’hui que je réalise à quel point certains gestes et certaines cuissons m’ont marquée ».

Des poissons tenus par Agata Felluga, cheffe à Strasbourg.

L’envie comme moteur

Elle qui n’a pas fait d’école continue de s’affranchir des limites qu’elle se pose elle-même. « Si je veux faire un dessert avec du pamplemousse et que je connais mal ce produit, tant pis, je laisserai parler mon envie », dit-elle. Une cuisine au ressenti guidée par une histoire construite de coïncidences.

Élevée à Rome par des parents biologistes pratiquant la cuisine française et macrobiotique, elle ne sait, à l’époque, même pas préparer d’omelettes. C’est donc vers l’histoire de l’art puis le cinéma qu’elle se dirige. Rien à voir, à moins de savoir lire entre les lignes : elle cherche le beau, aime les extrêmes et suit ce que ses viscères lui dictent. Des qualités essentielles en cuisine et communes à l’art. À 23 ans, elle quitte Rome, abandonne tout pour Paris sur un coup de tête. 

La cuisine finalement, pourquoi pas ? Elle lui donne l’adresse d’un restaurant à Paris, et Agata file. Le lendemain, elle est embauchée et passe un an à la Trattoria Bocconi où elle apprend à tenir un couteau, mais pas encore à parler français. Son seul repère sera les noms des aliments en latin.

La suite ? Les étoilés, le Chateaubriand, les heures qui s’enchaînent, la course, les engueulades en cuisine, les remises en question, la fatigue et en un an, patatras ! L’amour, Strasbourg et Jour de Fête qui finit malheureusement par fermer en 2018. Ici, elle sort la tête du guidon, prend le temps, souffle et réfléchit sans cesse sa cuisine. Une cuisine qu’elle veut de plus en plus humaine.


Par Cécile Becker
Photos Christophe Urbain