Covid-19 et après ? :
la culture

Entre le 17 mars et le 11 mai 2020, la France s’est mise sur pause pour tenter d’endiguer le virus du Covid-19. Difficile de mesurer les conséquences de cet arrêt et de la crise sanitaire sur la culture, le commerce, le monde de l’entreprise… À l’échelle de la région Grand Est (qui est aussi le territoire sur lequel se penchent les différentes éditions du magazine Zut), nous tentons de réunir des témoignages pour dresser un tableau choral des pensées, expérimentations, tentatives de construire demain. Premier épisode : le CCAM / Scène nationale de Vandœuvre, le FRAC Alsace, le Syndicat Potentiel, la Nef – relais culturel de Wissembourg et les musées de Strasbourg.

Les loges du Carreau, à Forbach. Photo : Romain Gamba

Comment cette situation, a-t-elle impacté, très concrètement, votre activité ? Vous êtes-vous réorganisé ? Comment ?

Olivier Perry, directeur du CCAM / Scène nationale de Vandœuvre – Vandœuvre-lès-Nancy
La pandémie a eu un impact immédiat et terrible pour le CCAM, comme pour l’ensemble du secteur culturel. Elle nous amené à effacer la totalité de la programmation du 13 mars dernier jusqu’à la fin de la saison. Des dizaines de représentations ont dû être annulées ou reportées, la 36e édition du Festival Musique Action a elle aussi été emportée. Les artistes ont énormément souffert du fait de la pandémie. À notre modeste échelle, nous nous sommes efforcés de trouver des solutions qui puissent les aider à traverser cette épreuve. Par exemple, après quelques jours de confinement, nous avons commencé à développer le projet numérique À l’Horizon qui a permis de faire émerger des objets artistiques malgré les difficultés. Nous avons rajouté une part d’activité en passant des nouvelles commandes auprès d’artistes et justifiant des cachets supplémentaires. Nous nous devons d’agir en tant que professionnels. Nous nous sommes donc réorganisés en décalant des projets, en annulant d’autres et en repensant en partie la saison suivante.

Marie-Aude Schaller, directrice de la programmation artistique et culturelle de la Saline et de la Nef – Wissembourg
Nous avons été comme tout le monde mis à l’arrêt assez subitement. Avec tous les services du Pôle Culture qui impliquent la Médiatique, l’École des Arts, le musée, les archives et la Nef, nous avons tenté de nous réorganiser afin de proposer des choses à notre public. Nous avons mis en place une série d’activités à distance via les réseaux sociaux : des découvertes musicales et théâtrales, des ateliers à faire avec ses enfants, toute une série de petits documentaires sur les arts et la culture que l’on présentait régulièrement. Assez rapidement, nous avons installé devant la Nef une boite à livre régulièrement réalimentée. L’École des Arts a mis en place des cours de musique à distance. Les élèves ont pu continuer à suivre leurs cours. Nous avons également proposé un concert aux fenêtres : des musiciens locaux ont joué dans différents endroits de la ville installés sur un camion. Évidemment, nous avons aussi beaucoup travaillé à la gestion des annulations, des reports, des remboursements…

La nature même de votre activité a-t-elle été transformée ? Dans quelle mesure ?

Jean-François Mugnier, coordinateur du Syndicat Potentiel – Strasbourg
L’activité d’organisation et d’accueil d’événements physiques ou en présentiel s’est arrêtée. Hormis cela, le travail de coordination des projets avec le conseil artistique et autres collaborateurs et partenaires s’est poursuivi en accordant une place plus importante à la visioconférence. Financièrement, nos subventions ont été ou seront reconduites, mais le Covid-19 a provoqué l’annulation de quelques prestations facturées tels que des dons, nous privant de ressources tout de même utiles pour équilibrer notre budget annuel.

Felizitas Diering, directrice du FRAC Alsace – Sélestat
L’accueil du public a été arrêté et de ce fait, la valorisation des expositions et des projets fut compliquée. Cependant, cette période nous a donné l’occasion de lancer certains chantiers comme la mise en ligne des œuvres-vidéo, notamment pour les professionnels. Désormais, les commissaires peuvent visionner ces œuvres sur Vimeo.
Nous en avons aussi profité pour développer des activités virtuelles : la présentation des œuvres de la collection et des ateliers sur les réseaux sociaux. Par exemple, nous avons proposé des ateliers intitulés C’est A(r)t faire : à partir d’une œuvre de notre collection, nous invitons les familles et enfants à nous envoyer leurs créations que nous publions ensuite sur les réseaux. Bien entendu, ça ne remplace jamais la rencontre entre l’œuvre et le public. Le contexte d’un espace d’exposition propose une autre atmosphère. Par contre, il serait intéressant de poursuivre un chantier autour de la médiation numérique, comme un complément de la médiation en présentiel.

En attendant la réouverture au public, le FRAC Alsace éclaire l’exposition actuelle "Jeongmoon Choi : Le Pouls de la Terre", ainsi visible depuis l'extérieur, chaque vendredi et samedi soir de 21h30 à minuit. Photo : Pierre Rich

À quoi a ressemblé et ressemble aujourd’hui votre quotidien ?

Marie-Aude Schaller, directrice de la programmation artistique et culturelle de la Saline et de la Nef – Wissembourg
Nous avons tous repris en présentiel, en respectant les gestes barrières, en portant des masques. Il nous faut désormais répondre aux mesures sanitaires en cours et cela a été une grosse partie du travail de ces dernières semaines.
Aujourd’hui, nous travaillons à la réouverture des salles de spectacle. Nous avons notamment une salle qui accueille également du cinéma, qui est censée reprendre le 22 juin. Cette possibilité de tester par le biais du cinéma va nous permettre d’être prêts à la rentrée prochaine même si tout est encore flou et incertain : un mètre entre chaque spectateur, les masques, la circulation etc. La jauge sera réduite d’un tiers. Depuis le 12 juin jusqu’à la fin juillet, un certain nombre d’activités hors-les-murs seront proposées au public : des concerts aux fenêtres, des ateliers en nombre réduit, de la danse urbaine, des résidences d’artistes, des lâchés de clown, etc.

« Nous avons très peu de perspectives, de possibilités d’adaptation. Plus nous avançons dans le temps, plus il sera difficile pour nous de proposer une rentrée culturelle sereine et claire. »
– Marie-Aude Schaller

Jean-François Mugnier, coordinateur du Syndicat Potentiel – Strasbourg
Nous avons tout récemment repris les réunions en présentiel avec le conseil artistique, mais en choisissant à cet effet des lieux extérieurs aux locaux du Syndicat Potentiel. Par exemple dans un champ cultivé en permaculture par l’un des membres du conseil artistique (à la fois artiste et agriculteur en biodynamie), terrain situé en bord de la Bruche, puis dans le territoire de vie d’un autre membre habitant aux confins de la Robertsau. Le confinement nous a donc amenés à nous interroger sur la manière dont l’environnement de travail peut influencer notre quotidien. Il s’agit de se déplacer pour faire l’expérience de ce qu’un environnement inconnu et son arpentage physique et intellectuel peuvent produire sur nos réflexions et pratiques futures.

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?

Felizitas Diering, directrice du FRAC Alsace – Sélestat
La crise a montré une fragmentation de la société, des inégalités sociales, économiques, écologiques, éducatives, etc. Certaines personnes ont accès à l’utilisation du numérique, d’autres pas, un phénomène appelé digital divide ou fracture numérique. La croissance de l’utilisation et des offres du numérique continue à augmenter les inégalités entre les différents groupes de la société. De même pour le domaine de l’art : les petites galeries et artistes sans galeries vont faire face à de grandes difficultés. Tout cela nous a donc sensibilisés sur les conditions de vie précaires des artistes-auteurs et nous nous sommes posé la question de ce qui pourrait être fait à notre niveau pour soutenir la création artistique. De cette réflexion, un nouveau dispositif de soutien à la création est né : les résidences à domicile offrent aux artistes de la région Grand Est un soutien financier et un accompagnement du FRAC et sont complémentaires de notre politique d’acquisition.

Marie-Aude Schaller, directrice de la programmation artistique et culturelle de la Saline et de la Nef – Wissembourg
Pour le moment, les décisions sanitaires qui ont été prises ne nous permettent pas d’envisager la rentrée culturelle. Nous avons très peu de perspectives, de possibilités d’adaptation. Plus nous avançons dans le temps, plus il sera difficile pour nous de proposer une rentrée culturelle sereine et claire.
La baisse des budgets nous inquiète aussi. Nous savons que nous allons rentrer dans une récession. Il est évident que la culture va être impactée. À la rentrée, nous verrons les projets politiques des différentes collectivités : ceux qui vont tenter de garder au maximum une offre culturelle pour la population et ceux qui ne seront pas prêts à faire de sacrifice budgétaire. Cela pose de vraies questions, notamment pour les artistes qui subissent de plein fouet cette crise. C’est à cet endroit que nous, en tant que structure culturelle, nous nous devons d’être présents au maximum. Nous avons déjà commencé à le faire à Wissembourg en accueillant une première résidence depuis la fin du confinement.

« La crise a permis de s’arrêter, de réfléchir et de reposer les bases de nos activités en prenant en compte les défis sociaux et environnementaux actuels dont l’art et les artistes ne peuvent pas faire semblant de s’affranchir. Elle nous a appris à être moins dépendants des contingences de normes. »
– Jean-François Mugnier

Y aura-t-il eu, selon vous, des points positifs, des choses à conserver ?

Olivier Perry, directeur du CCAM / Scène nationale de Vandœuvre – Vandœuvre-lès-Nancy
Depuis quelque temps, nous nous sommes fixé des objectifs qui sortent la plupart renforcés de cette période, qu’il s’agisse de la nécessité de traduire la transition écologique à notre échelle, de la diversité culturelle ou de la parité. Aussi, ces événements sont pour nous un moment qui nous permet de réaffirmer notre nature de service public. Nous avons tous vu à quel point les services publics sont précieux à notre société à travers la difficulté et l’héroïsme des soignants. Abimer ces services publics, comme cela a été fait depuis plusieurs décennies, revient à s’attaquer à ce qui fait de nous une société unie et solidaire, à saboter les fondements de notre République. À travers nos actions, à notre endroit et notre échelle, nous constituons un de ces maillons de démocratie et nous nous battrons avec encore plus d’ardeur pour tenir notre rôle avec inventivité et dignité.

Jean-François Mugnier, coordinateur du Syndicat Potentiel – Strasbourg
La crise a permis de s’arrêter, de réfléchir et de reposer les bases de nos activités en prenant en compte les défis sociaux et environnementaux actuels dont l’art et les artistes ne peuvent pas faire semblant de s’affranchir. Elle nous a appris à être moins dépendants des contingences de normes qui s’imposaient à nous jusqu’ici : date et modalités d’ouverture, règles sanitaires, restrictions des déplacements. Nous avons imaginé un préalable à chaque événement : une rencontre filmée en visioconférence pendant laquelle des artistes, auteurs ou chercheurs seront interrogés par des membres de notre conseil artistique. La vidéo produite pourra servir à la fois de teaser, de documentation et d’archive et sera diffusé même si l’événement ne pourra avoir lieu.

Paul Lang, directeur des Musées de la Ville – Strasbourg
Personnellement, le seul point positif que j’y vois est que le confinement a suscité une force de proposition dans tout ce qui relève du virtuel et du numérique. Les musées de la Ville de Strasbourg ont accru leur visibilité sur les réseaux sociaux et les sites internet ce qui est une bonne chose en soi. Pour autant, la raison d’être d’un musée est de pouvoir rendre intelligible un contact direct avec l’original, chose qui ne sera jamais possible sur la toile. Le message est : revenez vers nous, revenez dans les salles, revenez voir les œuvres en vrai.

Comment envisagez-vous la suite, de manière pragmatique et réaliste ? À quelle échéance vous projetez-vous ?

Marie-Aude Schaller, directrice de la programmation artistique et culturelle de la Saline et de la Nef – Wissembourg
La suite immédiate est de voir si les opérations décentralisées, hors les murs, que nous avons mises en place pourrons se réaliser dans le respect des gestes barrières. Je reste assez positive. Pour le moment, nous nous projetons sur la rentrée de septembre. Nous n’avons pas modifié nos plannings, nous restons sur ce que nous nous étions engagés à faire. Tous les spectacles ont été reportés sur la saison 2020-2021 ou 2021-2022. La prochaine saison sera plus riche, plus dense et plus importante.

« Ces pratiques contribuent à faire de nous des êtres sensibles, ouverts sur les autres et attentifs au monde qui nous entoure. Plus que jamais, l’avenir nous appartient. »
– Olivier Perry

Paul Lang, directeur des Musées de la Ville – Strasbourg
Dans le cadre des reports d’expositions, je me projette actuellement dans notre programmation jusqu’en 2023 puisque nous n’avons rien voulu annuler ou sacrifier. En tant qu’homme de culture et directeur de musées, je suis conscient de l’impact sanitaire, économique et social de cette crise. Les musées ont un rôle à jouer dans ce qu’il faut appeler une reconstruction. Nous serons des acteurs-actifs, déjà dans notre programmation qui nous y incite. L’exposition de Goethe par exemple, est une incitation au non-repli sur soi puisque c’est l’histoire d’un Allemand qui vient à Strasbourg pour s’ouvrir aux cultures étrangères et à l’Europe. C’est dans cet esprit-là que j’envisage l’avenir : la culture comme une leçon d’ouverture, de non-confinement et de non-repli sur soi.

Comment rêvez-vous la suite ? Qu’espérez-vous ? Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?

Marie-Aude Schaller, directrice de la programmation artistique et culturelle de la Saline et de la Nef – Wissembourg
La culture est le cœur de nos métiers. Nous la défendons, nous la vivons avec nos tripes. Ça me paraît essentiel qu’elle revive aujourd’hui, que le public et les artistes puissent à nouveau se rencontrer. Les gens ont besoin de se rencontrer, de se voir, d’être ensemble. Et la culture fait partie de ces lieux de rencontre. Le milieu a su être très innovant pendant le confinement. Les gens se sont rendu compte qu’il y avait une richesse culturelle dans notre pays, qu’ils n’avaient pas forcément imaginée. Peut-être que ce sera le côté positif de cette crise, que les gens viendront encore plus nombreux. Nous l’avons vu à toutes périodes de l’histoire, c’est par la culture que les gens sont sortis des crises.

Olivier Perry, directeur du CCAM / Scène nationale de Vandœuvre – Vandœuvre-lès-Nancy
Malgré les difficultés qui s’amoncellent, je n’ai pas envie de voir l’avenir de manière pessimiste. Nous sommes, comme l’ensemble de la société, confrontés à un certain nombre de défis. Nous devons nous y confronter avec lucidité et responsabilité. Depuis l’aube de l’humanité des êtres humains se sont rassemblés pour se raconter des histoires, pour partager des images ou écouter des vibrations sonores. Ces pratiques contribuent à faire de nous des êtres sensibles, ouverts sur les autres et attentifs au monde qui nous entoure. Plus que jamais, l’avenir nous appartient.

Felizitas Diering, directrice du FRAC Alsace – Sélestat
Pendant le confinement en Europe, tout le monde a contribué à un grand projet et effort collectif pour le bien commun : aider et sauver des vies en acceptant la limitation de sa propre liberté. Au-delà des problèmes sociaux liés à la crise, cela exprime quelque chose de positif : la solidarité. Si nous regardons un peu l’histoire, chaque épidémie ou pandémie a été suivie par une phase d’innovations et d’inventions. Par exemple, l’impression typographique est née suite à la peste médiévale pour mécaniser un travail manuel coûteux, au manque de ressources humaines. Concernant la culture, il est évident qu’elle a une force unifiante. C’est une expérience collective, quelque chose dont nous avons besoin après cette expérience d’isolation.


FRAC Alsace, à Sélestat
Syndicat Potentiel, à Strasbourg
CCAM, à Vandœuvre-lès-Nancy
Nef, à Wissembourg
Musées de Strasbourg


Propos recueillis par Lucie Chevron