Les cinémas Star en difficulté

Parfois, rarement (à moins d’un exercice de style), le « je » du journaliste est nécessaire. Parfois, souvent, le « je » du journaliste s’inquiète, surtout quand il regarde la culture trépigner, piétiner.
Je
suis allée au cinéma, j’étais persuadée d’y retrouver des allées pleines, je n’y ai croisé qu’une seule petite poignée de spectatrices et spectateurs. J’ai à la fois trouvé ce moment d’une tristesse affligeante et d’une joliesse sans nom : regarder un film en grand et en « grand » nombre relevait alors presque du sacré, du sacré retrouvé. Saisie par ce vide qui s’est peu à peu installé depuis la crise sanitaire et la réouverture des salles le 22 juin 2020 (vide soulevé notamment par le journal Libération), je me suis entretenue avec le directeur des cinémas Star, Stéphane Libs qui témoigne ici d’une situation catastrophique – globale mais aussi individuelle, les cinémas Star sont en grande difficulté – et d’une chute vertigineuse de la fréquentation. Le « je » du journaliste ne saurait ainsi trop vous encourager à retrouver les salles obscures. Il est grand temps.

Stéphane Libs cinémas Star © pascal bastien
Stéphane Libs dans son cinéma, le 11 août dernier. Photo : Pascal Bastien

Étiez-vous préparés au confinement et à la fermeture de vos cinémas ?
Non ! Avant l’annonce du confinement, la Fédération nationale des Cinémas français avait marqué la volonté de rester ouverts ; à ce moment-là, on ne se rendait pas compte de l’ampleur de la situation, comme beaucoup de monde. 3-4 jours avant, on s’est dit que ce n’était plus possible de rester ouverts, même si le dernier week-end, on a accueilli beaucoup de monde. J’attendais vraiment que l’on ferme, c’était un soulagement.

Comment avez-vous abordé cette fermeture qui a duré trois mois, que retenez-vous de ce moment ?
D’abord, qu’au sein de l’équipe, nous sommes une famille. Nous sommes très unis, très à l’écoute les uns des autres, sans trop de hiérarchie. La fermeture a clairement cassé l’énergie du groupe. Au bout de 15 jours, je me suis rendu compte que ça allait durer et qu’il fallait trouver des garde-fous : sur les loyers, sur les emprunts [trois sont encore en cours, deux petits emprunts et l’emprunt principal de rachat des sociétés de l’époque, les trois emprunts en cours ont trait au Star Saint-Exupéry, ndlr], sur le fonds de solidarité [mis en place par la SACD, ndlr], j’ai ré-emprunté 150 000 € en emprunt d’État et puis, tenté de trouver un peu d’argent direct qui ne soit pas un déplacement de charges.
Il y a également eu une aide de la Ville de 64 000 € qui correspond à une demande que j’avais précédemment faite de renflouer toute la perte que l’on a eue au Star Saint-Exupéry pendant presque 10 ans, sur tous les dégâts des eaux. Comme le bâtiment appartient à la Ville, il s’agissait de tout chiffrer et de se faire rembourser. Ils avaient refusé jusqu’à présent arguant que la somme serait ajoutée sur les travaux prévus en 2021. Ils sont finalement revenus sur cette décision. C’est une aide directe mais c’est aussi de l’argent que nous avions déjà perdu.

Votre situation était déjà fragile, s’y ajoute désormais de nouvelles pertes. À combien les chiffrez-vous ?
Pendant la période de fermeture, on a perdu 391 000 €, c’est énorme ! Quand quelque chose s’arrête brutalement, les factures, elles, continuent d’arriver et il faut les payer. Les 150 000 € euros de prêt ont simplement servi à rouvrir les salles le 22 juin dernier.

Affiche réalisée par Nadia Diz Grana pour la campagne "Affiche ton soutien" aux cinémas Star, publiée sur Ulule.

L’une des solutions que vous avez trouvées pour bénéficier d’une autre source financière a été la campagne Affiche ton soutien (achat d’une affiche en réalité augmentée réalisée par Nadia Diz Grana), en quoi était-ce nécessaire ?
Il faut d’abord partir du principe que nous travaillons à flux tendu. En 2019, on a fait la meilleure année qu’on ait connue depuis 20 ans avec beaucoup de spectateurs. Ce flux nous permet d’exister. Si ce flux s’arrête, je n’ai pas de marge. Je me retrouve immédiatement en déficit avec des problématiques de paiement. Il fallait donc trouver une solution. Nous avons refusé de nommer cette campagne « Appel à dons » car en considérant tous les secteurs en première ligne, le corps médical, celles et ceux qui ont continué à travailler, nous, en comparaison, étions chez nous et bénéficions du chômage partiel… Ça nous paraissait déplacé. L’opération Affiche ton soutien s’est lancée un mois et demi après la fermeture, lorsqu’on commençait à parler de déconfinement, de date de réouverture pour les bistrots, les restaurants… On voulait trouver un moyen de récupérer de l’argent en jouant sur notre image et que le spectateur ait une rétribution.

Vous avez également proposé le pré-achat de place, cela a-t-il fonctionné ?
Si on fait le cumul des deux, on est à 20 000 €. Il faut juste retirer de cet argent les frais d’impression, le cachet de l’artiste… ce qui correspond à 7 – 8 000 € de frais, donc c’était tout de même une prise de risque.

Avez-vous été surpris de l’engouement ?
Il y a 12-13 ans, quand le Star a eu ses problèmes de loyers et qu’il fallait encore trouver 70 000 € sur les 200 000, en trois semaines, nous avons trouvé en lançant un appel à dons. Lorsqu’on a vécu ça, on a compris l’attachement des Strasbourgeoises et Strasbourgeois pour nos salles. Je le répète à chaque réunion de personnel : c’est quelque chose qui doit être dans notre ADN : les gens tiennent à nous et ils ne viennent pas chez nous par hasard.

Les réseaux sociaux vous ont permis de maintenir le lien avec le public, j’ai la sensation que ce lien a d’ailleurs été renforcé.
Je ne pense pas qu’on ait fait mieux ou moins bien que d’autres salles. On est un commerce de proximité, on organise des événements, des soirées, des rencontres, on reçoit des associations, on monte des festivals, on a une programmation jeune public… Tout ça fait qu’à un moment, pour certain·e·s spectateur·rice·s, on va d’abord au Star avant d’aller voir un film, ce qui n’est pas le cas pour d’autres salles généralistes. Il y avait donc un lien qui préexistait. Mais ça se travaille, ça nécessite un engagement, un niveau de communication et des postes à temps plein. Cette prise de risque, qui est aussi un investissement, elle paye dans ces moments-là.

Comment s’est passée la réouverture, comment l’avez-vous préparée ?
Je suis co-président du syndicat des Cinémas d’Art de Répertoire et d’Essai (SCARE), à ce titre, je fais partie de la Fédération nationale des Cinémas français et je suis aussi dans la commission de réflexion [au sein de laquelle sont prises toutes les décisions stratégiques au niveau national, ndlr]. J’étais en vidéo-conférence tous les jours. Au mois d’avril, donc assez rapidement, on a vu qu’il n’y aurait plus de blockbusters, que tout était reporté… Tout le monde ne parlait plus que de 2021. Toutes les grandes salles parlaient de rouvrir au mois d’octobre, ce qui était impossible pour des petites salles – nous ne sommes pas dépendants des blockbusters. On a d’ailleurs fait une tribune [parue dans Libération du 21 juillet 2020, ndlr], ça a fighté, parce qu’on n’a pas la même économie…
Nous pensions à une réouverture en juillet. Parce qu’il ne faut jamais oublier qu’un film a besoin d’une commercialisation, on ne peut pas se dire « on ouvre dans deux semaines », parce qu’avec quels films ? Comment ? Les affiches sont-elles prêtes ? Quand il y a eu l’annonce de la réouverture, j’étais en vidéo-conférence avec le directeur du CNC et le boss de la Fédération nationale. On attendait le discours de d’Édouard Philippe à 17h. On était persuadé, que nous n’étions pas concernés. C’est là qu’on a appris qu’on rouvrait trois semaines après. Le directeur du CNC ne savait pas que les cinémas allaient rouvrir trois semaines plus tard…
Trois semaines, c’est court ! Il faut imaginer ce que ça a occasionné en termes d’organisation. L’été est déjà un temps compliqué, mais là, ça a été vraiment difficile. Heureusement, il y a eu le film d’Ozon [Été 85, ndlr] qui a été déclencheur. La Fédération a demandé à ce qu’on encourage les distributeurs, via des subventions, pour qu’ils sortent des films pendant l’été, ce qui a permis de sortir Tout Simplement Noir [de Jean-Pascal Zadi et John Waxxx, ndlr]. Il y avait donc une petite structure. Il fallait y aller. C’est à ce moment-là que j’ai pris la décision de rouvrir toutes nos séances, 5 séances donc, et de ne plus avoir recours au chômage partiel. Le 22 juin, il y a eu un effet premier jour et petit à petit, ça a commencé à se dégrader…

« On a toujours travaillé dans le danger, mais là, c’est la fin. »

Le dossier paru dans Libération le 4 août dernier, qui en a d’ailleurs fait sa Une, Le sombre été des salles obscures, témoigne d’une catastrophe, d’autant que le public peine à retrouver le chemin des salles…
C’est la catastrophe ! Au hasard, sur la journée d’hier, le Vox fait 100 entrées, j’en fait 350, l’UGC en fait 700… C’est catastrophique pour tout le monde. Ce sont des chutes vertigineuses. Avec 350, on perd entre 30-40% de spectatrices et spectateurs par jour. L’UGC, c’est un groupe avec une manne financière qui n’est pas la même. Même si on perd moins, j’aurais besoin de faire 40% de chiffre d’affaires supplémentaire pour ne serait-ce que vivoter. Là, aujourd’hui à 14 heures, on a fait 48 entrées sur 10 salles !
Depuis le début de l’année, on est à -52% de spectateurs en salles au Star et au Saint-Exupéry. Quand Libé fait une couv’ avec tout ça, c’est vraiment que c’est vertigineux. On arrive à un effet où les salles de Province ferment les unes après les autres. Comme les salles ferment, ça n’incite pas les films à venir. Tout le monde a peur.

Stéphane Libs, cinémas Star Strasbourg © Pascal Bastien
Photo : Pascal Bastien

Vous concernant, c’est quoi la solution ?
La solution immédiate c’est d’attendre la fin du mois, notamment le 22 août, lorsque débute Ciné-Cool, et le 26 août date à laquelle les films sortent, puis tenir le coup jusqu’en décembre-janvier. Soit c’est down et on prend des mesures pour septembre : réduction de personnel, réduction d’horaires, trouver des aides directes, fermer les jours faibles, chômage partiel… je ne sais pas… Je me suis même dit, je me mets de côté pendant trois mois et je ne me paie pas. On est sur des solutions de bouts de ficelle. Là, il n’y a presque plus de solutions en fait. Ma dernière solution, c’est d’avoir recours à mon fonds de soutien [géré par le CNC qui prélève notamment et en moyenne 11% sur chaque billet vendu, cet argent va sur un compte qui appartient aux cinémas. Le CNC prélève 10% au passage, ndlr]. Ça, ça veut dire que je touche à quelque chose qui est au cœur de notre cinéma, concrètement, pendant 2-3 ans je ne pourrais plus investir, si j’ai un projecteur qui tombe en panne, je serais coincé… Il faut bien comprendre que cet argent sera utilisé pour combler les trous de trésorerie des 4 mois qui viennent. En 3 mois, on a déjà perdu 391 000 €, et là je vais récupérer 200 000 € qui est ma dernière manne financière simplement pour assurer des frais quotidiens. Je pourrai tenir 3-4 mois mais vraiment pas plus. Ce que je dis est terre-à-terre, je ne râle pas pour râler. On a toujours travaillé dans le danger, mais là, c’est la fin.

Qu’est-ce que cette situation raconte du cinéma en France aujourd’hui ?
Ça raconte un truc assez dingue, c’est que 80% du parc des salles français est dépendant du marché mondial (Américain et Chinois). Ça raconte qu’aujourd’hui, il y a la possibilité pour plein de films, s’ils ne veulent pas prendre le risque de sortir en salles – et vu les entrées, c’est compréhensible – de se faire racheter par Netflix, Amazon, OCS ou Disney+… Il y a une échappatoire pour les films. La case cinéma n’est plus un passage obligé. Petit à petit, grâce au Coronavirus, l’utilisation des plateformes a grandi. On peut presque dire aujourd’hui que la naissance d’un film se fait autant sur une plateforme qu’au cinéma. Le cinéma n’est plus l’image maîtresse, il n’est plus protégé. Ça veut dire que nous, on pourrait s’en sortir avec les films que nous aurons en septembre-octobre-novembre, mais comme les 80% autres ne vont pas pouvoir continuer à vivre s’il n’y a pas de sorties de films américains et de remise au chômage partiel, c’est tout le marché qui va s’arrêter…
Il faut que l’État abonde le CNC, qui n’a plus un rond. Bercy s’est toujours servi de l’argent du cinéma quand il y avait un trop-plein, là, on en a vraiment besoin. Il faut aider les salles et les distributeurs. Et quand je dis ça, je parle en tant qu’indépendant : on est sans filet. Il faut vite donner de l’argent au cinéma ! Il ne faut plus imaginer que le marché va redevenir normal au mois de septembre… sous réserve qu’il n’y ait pas de seconde vague.

Cette dépendance au marché américain et aux grosses structures peut être difficile à appréhender pour le commun des mortels…
L’empire Disney a été touché en plein cœur : il n’y a plus de parc d’attractions, plus de cinéma, plus de sport [le groupe possède plusieurs chaînes sportives dont ESPN, ndlr]. Au sein même de Disney quelque chose de très fragile s’est mis en place. Il y a presque un truc plus philosophique : après ce qui vient de se passer, les mentalités de tout le monde changent : vont-ils pouvoir continuer à sortir des films avec des super-héros dans ce contexte ? C’est quelque chose qui était au centre de l’avènement de Disney. Là-dessus, je pense qu’ils ont des soucis à se faire. Et quand Disney a du souci à se faire, c’est tout le cinéma qui tremble.

Votre rapport au cinéma a-t-il changé ?
Quand je suis rentré de vacances, je suis allé au cinéma, je me suis aperçu que ça me manquait vraiment. J’y suis allé une fois, j’ai eu envie d’y aller tout le temps. C’était trop bien. J’ai vu des histoires géniales qui m’ont fait passer d’un état à un autre… le cinéma, c’est tout de même un espace de libertés énorme ! Ma liberté, je la trouve au cinéma. C’est bien de se le redire : et je trouve que dans mon entourage, au sein des spectateurs qui viennent peu ou ne viennent plus, il faut se le dire. La beauté et la poésie dont on a besoin se trouvent à cet endroit-là.


Cinémas Star
Le Star Saint-Exupéry, 18, rue du 22 Novembre
Le Star, 27, rue du Jeu-des-enfants à Strasbourg


Propos recueillis par Cécile Becker