Le patriarcat en dérision dans Mon crime

Dans la lignée de 8 Femmes et de Potiche, le nouveau film de François Ozon est un bijou de rebondissements cocasses. C’est dans les années 1930 que se déroule Mon crime (d’après la pièce de Louis Verneuil et Georges Berr), une comédie de boulevard audacieuse dans laquelle une jeune apprentie comédienne (Nadia Tereszkiewicz) revendique un meurtre qu’elle n’a pas commis au côté de sa colocataire avocate (Rebecca Marder). En se servant de son procès comme d’une tribune pour la cause des femmes, elle obtient l’acquittement et la célébrité jusqu’à ce que la vérité éclate au grand jour. Dans un tourbillon de bons mots portés par une distribution d’exception, François Ozon se moque du patriarcat mis à mal par le potentiel émasculateur du féminisme. Un film terriblement drôle et efficace, en hymne à la révolte des femmes et à la sororité.

Mon Crime François Ozon
Mon crime se déroule dans le Paris des années 1930.

À raison d’un film par an, vous êtes un réalisateur prolifique qui ne cesse de surprendre puisque vous vous essayez tout autant au drame qu’à la comédie, au thriller qu’au teen-movie ou au film chorale. D’où vient cette volonté d’explorer ces différents genres cinématographiques ?
François Ozon : Je n’ai pas vraiment de stratégie ou de plan de carrière, j’essaye juste de suivre mon désir. Je suis un cinéaste qui aime toutes sortes de cinémas et d’acteurs et je pense que le genre du film vient d’abord du sujet qu’il traite. Je trouvais intéressant d’aborder cette histoire sous forme de comédie, car elle se passe dans les années 30 donc il y avait une distance par rapport à aujourd’hui. Peut-être que si je l’avais traité à notre époque, ça n’aurait pas été une comédie mais un drame dans l’esprit de Grâce à Dieu, un film sur la libération de la parole des femmes. J’avais quand même envie de revenir à la légèreté et à un esprit de comédie que j’avais déjà pu côtoyer avec 8 femmes et Potiche. C’est un matériau qui date du siècle dernier, il y avait une volonté de stylisation, de recréer le Paris des années 30 et de travailler avec des grands acteurs et des acteurs moins connus, ça participait à quelque chose que j’avais déjà fait auparavant. 

Comment avez-vous découvert la pièce de théâtre de Georges Berr et Louis Verneuil, créée en 1934, et qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter ?
François Ozon : Pendant le confinement, je regardais les films d’une actrice un peu oubliée qui s’appelle Carole Lombard et un ami m’a conseillé La folle confession adapté de la pièce de Georges Berr et Louis Verneuil. J’ai trouvé le film moyen mais j’ai eu envie de relire la pièce et j’y ai trouvé matière à faire un film autour d’une fausse coupable qui s’accuse d’un crime. À partir de là, j’ai beaucoup transformé la pièce. Je l’ai ramené dans le milieu du cinéma, j’ai changé le sexe de certains personnages et j’ai fait en sorte qu’elle résonne avec les thèmes d’aujourd’hui. Initialement, la pièce était très axée sur la justice. J’ai voulu que le centre du film soit la complicité de deux jeunes filles qui tentent de s’en sortir dans ce monde hostile et patriarcal des années 30.

Comment prépare-t-on un rôle dans une époque qu’on a pas connu ?
Nadia Tereszkiewicz : François m’a montré beaucoup de vieux films dont je me suis inspirée. J’ai découvert et pris un plaisir fou devant les comédies de Lou Beach, Sacha Guitry et Billy Wilder. C’était intéressant de reconstituer cette époque, tout en restant nous-mêmes et en apportant notre jeunesse avec Rebecca Marder notamment. Les années 30, c’est l’âge d’or du cinéma, les costumes font rêver. Pascaline Chavanne, la cheffe costumière, s’inspirait de Barbara Stanwyck et de plein d’autres actrices.

Qu’en fut-il des décors ?
François Ozon : C’était compliqué de retrouver les années 30, parce qu’elles n’existent plus vraiment dans les rues de Paris. Avec Jean Rabasse, le chef décorateur, on voulait se concentrer sur l’art déco. On a tourné à Bruxelles les scènes de la Villa de Montferrand et à Bordeaux pour les scènes de rue. Beaucoup de choses ont également été faites en studio. J’ai eu la chance d’avoir le budget dont j’avais besoin, afin que la reconstitution soit très précise. Dans une comédie, il y a aussi le plaisir des yeux, des décors, des costumes. On a travaillé le look de Pauline et Madeleine, elles sont à la pointe de la mode des années 30 notamment par rapport à Odette Chaumette, qui est une actrice du début du siècle restée bloquée aux années 10 et qui paraît complètement ringarde. Il était intéressant de raconter les personnages à travers leurs costumes.
Nadia Tereszkiewicz : Mon personnage est une actrice qui possède des costumes. Il y a une mise en abîme, du jeu dans le jeu. Le costume change une posture, une gestuelle, demande une démarche particulière et apporte avec les coiffures et le maquillage, un plaisir fou visuellement.

François Ozon
François Ozon signe l'adaptation d'une pièce de Louis Verneuil et Georges Berr. © Archives Grégory Massat

Vous jouez une actrice qui atteint la plénitude de son art dans la promotion du mensonge. Est-il plus facile pour elle de jouer lorsqu’il y a de vrais enjeux ?
Nadia Tereszkiewicz : Au début, Madeleine ne connaît pas vraiment le métier car elle n’a pas eu d’opportunités. Elle rêve de Danielle Darrieux, de cinéma, d’une sorte d’absolu, sans savoir concrètement ce que c’est puisqu’elle galère dans la réalité. Avec Pauline, elles n’arrivent pas à payer le loyer. En même temps, elle n’est pas prête à tout puisqu’elle refuse de céder aux avances du producteur. C’est lors du procès, lorsque son avenir va en dépendre et avec le texte écrit par son amie Pauline, qu’elle va devenir bonne actrice. Le jeu et la vie se mêlent, elle se retrouve à dire des choses qu’elle pense et en lesquelles elle croit, ça la rend émouvante. François questionne le rapport entre théâtre et justice, c’est dans le jeu que les personnages deviennent le plus sincères et touchent une vérité.

Vous transposez explicitement les débats et discours de l’ère post-MeToo dans le Paris des années 30. Votre film comme un pied de nez au patriarcat et plus particulièrement dans le domaine du cinéma ?
François Ozon : J’ai souvent parlé du patriarcat dans mes films. Dès mon premier film Sitcom, on a assassiné le père. C’est quelque chose que je mature depuis longtemps. Dans Mon crime, ça m’intéressait de faire résonner l’histoire avec l’évolution du mouvement féministe qui a suivi MeToo. Avec quelles armes les femmes doivent-elles avancer ? Dans mon film, le chemin est  transgressif mais pour la bonne cause. Dans toute révolution, ne faut-il pas couper des têtes, utiliser la publicité, les médias ? S’il n’y avait pas eu internet, MeToo n’aurait pas eu cette dimension. Même si je suis du côté des deux filles, je trouve ça bien que mon film permette un débat et des interrogations. Il pose des questions politiques, n’apporte pas forcément de réponses, mais il peut être intéressant pour des très jeunes filles de s’identifier à Madeleine et Pauline qui sont dans un combat compliqué, dans une période hostile où le patriarcat les écrase complètement. 

On peut difficilement s’empêcher d’associer Montferrand à Harvey Weinstein.
François Ozon : Dans la pièce originale, ce n’était pas un producteur mais un banquier et le personnage de Madeleine était une écrivaine. Elle allait le voir dans le but de devenir sa secrétaire pour gagner de l’argent. Weinstein, c’est une autre histoire mais néanmoins il était dans un abus de pouvoir total et il profitait de sa position de domination pour assouvir ses propres fantasmes. Dans Mon crime, les choses se retournent, je donne une chance aux femmes.

Constatez-vous une évolution de la place faite aux femmes dans le domaine artistique ?
François Ozon : Oui, même si cette année il n’y avait toujours pas de femmes réalisatrices nommées aux César. Je pense qu’il y a eu un basculement l’année où Polanski a raflé quasiment tous les prix. Il y a eu des réactions, dont celle d’Adèle Haenel qui a été très positive, ça a été comme un électrochoc. Beaucoup de gens ont compris qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Depuis on sent que les mentalités changent. Le milieu du cinéma est un milieu de pouvoir et de hiérarchie donc forcément on se pose beaucoup de questions. Je pense que les gens ont intégré qu’il y avait maintenant une autre manière de travailler et qu’on n’était pas obligés d’être dans la domination, l’humiliation et les rapports de force.
Nadia Tereszkiewicz : Et il y a de plus en plus de femmes réalisatrices, qui écrivent, qui produisent. J’ai l’impression de faire partie d’une génération où les choses changent. Il y a plus de possibilités, même si le chemin est long. La libération de la parole a permis de se rendre compte que ce n’était pas normal. Cependant, il y a des films qui méritaient cette année d’être nommés, ça prouve qu’il y a encore un chemin à faire. 

Au tribunal, vous vous moquez des hommes effrayés par le potentiel meurtrier et émasculateur du féminisme. Pourquoi les hommes ont-ils peur de l’égalité ?
François Ozon : Parce que les hommes sont habitués à tout avoir. Il y a des siècles de patriarcat et tout d’un coup on change leurs habitudes. C’est une question de conservatisme et de tradition. Dans toute révolution, quand on bouscule, ça dérange et il y a des gens qui n’ont pas envie que ça change. Les hommes sont éduqués dans cette idée qu’ils ont le pouvoir, dans une idée de la virilité très agressive, il n’y a pas de Poutine femme à priori. Les hommes sont dans un état d’esprit de possession, de domination et de se demander toujours qui a la plus grosse. Quand on leur dit que les femmes sont égales à eux, ça leur pose un problème. Je me suis amusé à avoir tous ces personnages masculins qui tiennent des discours très misogynes qui sont vraiment des propos de l’époque mais qui peuvent encore être entendus aujourd’hui même par certains hommes politiques. Quand on s’attaque à la tradition patriarcale qui voudrait que les femmes restent à la maison, fassent la cuisine et s’occupent des enfants, ça perturbe. Mais je pense qu’il y a une prise de conscience très forte, dans les sociétés occidentales, car lorsqu’on voit ce qui se passe dans le monde on peut être quand même très effrayés. 

Mon crime François Ozon
Mon crime se démarque aussi par ses costumes.

De façon plus sous-jacente, vous traitez également de la difficulté d’assumer publiquement son homosexualité.
François Ozon : Il y a effectivement une ambiguïté par rapport au personnage de Pauline. Il y avait beaucoup de libertinage dans les années 30. Dans les milieux bourgeois parisiens, les femmes avaient leurs amants, les hommes étaient cocus. Il y avait un jeu, une espèce de légèreté. Dans les années 20, Colette a beaucoup écrit sur des amours saphiques. Il y avait une sorte d’acceptation de l’homosexualité féminine ou masculine, même si ça restait très caché, il y avait des bars … C’est vrai qu’après avec la Seconde Guerre Mondiale, tout s’est compliqué. Avec Rebecca, on s’est amusé à créer une ambiguïté. C’est surtout une jeune fille qui se cherche. Elle pense qu’elle n’est pas jolie en étant dans l’ombre de sa copine blonde, lumineuse qui est une actrice. En riant, elle dit : « Je suis offerte à tout le monde, si Madeleine veut bien j’y vais, si Félix Rappon le journaliste ou si Odette Chaumette veulent bien, j’y vais aussi.» Elle est prête à l’expérience. C’est bien si les spectateurs perçoivent cette ambiguïté.
Nadia Tereszkiewicz : Ambiguïté et en même temps Madeleine et Pauline peuvent être amies et dormir dans le même lit ou prendre un bain sans qu’il ne se passe rien. C’est beau aussi de célébrer l’amitié féminine.

Ce film est aussi un hymne à la sororité.
Nadia Tereszkiewicz : Oui complètement. 

Votre film sort en salle le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, est-ce un hasard ?
François Ozon : Non pas du tout (rires).


Mon crime de François Ozon, en salles le 8 mars.
Propos recueillis le 3 mars lors de l’avant-première du film au cinéma Star St-Ex de Strasbourg.


Par Emma Schneider
Portrait Grégory Massat