Les Intranquilles, plongée dans l'enfer de la bipolarité

Les Intranquilles de Joachim Lafosse (sortie le 29 septembre) débute sur un éclat de bonheur, de ceux qui nous marquent et que l’on garde précieusement en souvenir. Le soleil est à son zénith, installée dans une crique déserte, Leïla s’assoupit tandis qu’au large son mari Damien et leur fils Amine rient aux éclats, s’amusant dans les vagues à proximité d’un petit bateau de location. Soudain, le tableau idyllique se trouble, Damien déclare : « Je rentre à la nage » et laisse l’enfant seul à la barre. Insidieusement, quelque chose vient s’introduire dans le cadre se faisant de plus en plus pesant, rongeant petit à petit et de manière insupportable une famille qui s’aime et tente de faire front. Mais l’amour aussi fort soit-il peut-il faire face à la maladie ?

Les Intranquilles

Damien est atteint de bipolarité, parfois « il part », son esprit se dérobe, il n’est plus lui- même. Dans ses phases maniaco-dépressives, il s’échappe, ne dort plus, devient incontrôlable, agressif. Le peintre talentueux, le bon père de famille, le mari attentionné, l’homme charmant et attachant se trouve comme possédé, il s’agite, ne fait plus preuve de cohérence ou de bon sens, il agit par impulsions, devient dangereux pour lui-même et pour les autres. À ses côtés, sa femme Leïla veille, restauratrice de meubles anciens mais aussi réparatrice des vivants. D’une patience infinie, elle est à l’affût du moindre trouble jusqu’à s’oublier elle-même trop occupée à ce que sa famille ne sombre pas dans le chaos. Et Amine, ce petit garçon qui sait déjà tant de choses, qui s’escrime à ne pas avoir honte, même lorsque son père en pleine crise débarque au milieu de sa classe après avoir dévalisé la boulangerie du village sous les yeux ronds d’enfants partagés entre la peur et la fascination. Bien malgré lui, Damien fait vivre l’enfer à son entourage jusqu’à l’enlisement de cette famille, l’épuisement face à une maladie qui ne laisse aucun répit et qui dévore la confiance. Avec Les Intranquilles, Joachim Lafosse signe un magnifique hommage aux familles dont un membre défaille, à ceux qui ne font pas partie du corps médical et qui pourtant accompagnent au quotidien. De passage à Strasbourg, le réalisateur n’a pas caché son émotion tout en affirmant : « C’est le film dont je suis le plus fier. »

Joachim Lafosse
Joachim Lafosse lors de son passage à Strasbourg © Grégory Massat

Vous traitez de la bipolarité mais aussi et surtout de ce que vit l’entourage.
Le cœur du film n’est pas la pathologie mais une interrogation sur ce qu’il se passe et comment on peut faire dans une famille, un couple dans lequel quelqu’un défaille. Comment fait-on lorsqu’il y a un alcoolisme ou des problématiques de santé mentale ? On a tous en commun d’avoir vécu cette étape où on se rend bien compte de ce qu’est l’autre et c’est à ce moment qu’on se demande : « Est-ce que je continue en fonction de ce que je sais ou pas ? Jusqu’où vais-je pouvoir aller ? » Leïla n’est pas une victime, c’est une femme qui tente le coup à une époque où on a tendance à abandonner dès lors que les choses deviennent difficiles. En lisant le scénario, Leïla Bekhti m’a dit quelque chose de magnifique : « Ce sont deux personnages qui au fond luttent pour la même chose. Ils se battent pour ne pas être figés, coincés dans une identité et une unique identité. Elle ne veut pas être qu’une infirmière et lui ne veut pas être qu’un malade. »

Était-ce important pour vous d’aborder la maladie sous différents points de vue ? Est-ce un thème qui vous touche particulièrement ?
Absolument, c’est l’histoire de mon enfance. Mon père est bipolaire et a été hospitalisé lorsque j’étais plus jeune. Je suis très touché car il a vu ce film et m’a dit : « Joachim, il faut absolument que tu dises lorsque tu fais des interviews ou que tu parles du film, qu’il y a un moyen de s’en sortir ». Effectivement, mon père n’a pas pris de traitement depuis vingt ans et va bien. Ça ne veut absolument pas dire que je suis contre le traitement. Mais il a fait un travail psychothérapeuthique et il arrive à sentir quand il ne va pas bien, quand il est fatigué, d’une certaine manière il s’est arrangé avec la psychose. Il a l’expérience d’un ressenti qui lui permet de ne pas basculer. 

Lorsque Damien est en phase maniaco-dépressive, Leïla dit « il est entrain de partir ». Effectivement, son esprit décroche, il va vraiment très loin jusqu’à devenir un danger pour lui et pour les autres.
Ce n’est pas pour rien qu’on hospitalise les gens en phase maniaque. Aujourd’hui on a tendance à voir des bipolaires partout. La bipolarité dont je parle, c’est une psychose qu’on accompagne, qu’on ne prend pas à la légère. Mais au fond, ce que j’interroge avec le film et je suis très heureux de voir que c’est une interrogation que le spectateur prend en main lui aussi, c’est comment faire pour que ça ne devienne pas sacrificiel ? Je pense que le social devrait aussi prendre en charge. Il faut qu’on investisse politiquement dans la santé mentale, dans l’accompagnement. Tous les spécialistes, que ce soit pour la schizophrénie, l’alcoolisme ou la bipolarité, ne cessent de dire aujourd’hui qu’on détecte ces maladies encore beaucoup trop tard. Il y a des drames qu’on pourrait éviter et qu’on n’évite pas faute d’accompagnement et de moyens. 

Joachim Lafosse
Joachim Lafosse a eu un père bipolaire durant son enfance. © Grégory Massat

L’interprétation de Damien Bonnard est magistrale, comment a-t-il préparé ce rôle ?
Le duo est incroyable. Autant pour Leïla, j’ai su que j’avais fait le bon choix par la lecture qu’elle avait eu du scénario, autant pour Damien, j’ai été rassuré par son investissement, sa préparation. D’une part, il a fait des études de peinture, donc c’est quelqu’un qui est au contact de l’art plastique et d’autre part il a été en séance, car c’est éprouvant de jouer ce genre de rôle.
Il a vu une analyste pendant trois mois afin d’ évoquer avec elle toutes les difficultés vers lesquelles l’amenaient le rôle et il a préparé le personnage avec un psychiatre spécialiste de la maniaco-dépression. À côté, il a repris la peinture avec Piet Raemdonck, le peintre des œuvres que l’on voit dans le film. Ça a été un boulot énorme, il y a eu au moins cinq mois de préparation.

Pourquoi avoir choisi le métier de peintre pour le personnage de Damien ?
À la base, c’était l’histoire d’un photographe et pas d’un peintre, puis Damien m’a encouragé à transformer son personnage. J’avais peur que l’on pense que j’ai plagié le livre de Gérard Garouste, le peintre français qui a raconté sa bipolarité dans un témoignage intitulé L’Intranquille.
Finalement, on a quand même créé ce personnage de peintre et Damien Bonnard, sans me le dire, à appeler Gérard qui est venu voir le film avec sa femme. Ils en sont sortis très émus et m’ont demandé de le montrer à leurs enfants car, pour eux, il dit quelque chose de la place des enfants dans ces situations compliqués. 

Vous avez choisi de donner à vos deux personnages le prénom des acteurs qui les incarnent. Pourquoi ?
Ce n’est pas moi qui l’ai choisi, c’est eux qui l’ont proposé. Aujourd’hui quand on m’en parle, je me rends compte que ça a été très important pour moi. Parce que le film était très intime et le fait de savoir que je pouvais les appeler par leurs prénoms m’éloignait de moi. J’interprète le fait qu’ils m’aient proposé cela comme un mouvement de soutien, une manière de me dire : « On est avec toi ». Ça m’a beaucoup touché. Sur le plateau de tournage, j’avais de nouveau à faire à des affects que j’avais un peu enfoui. Grâce à Damien et Leïla j’ai pu y avoir accès mais de manière beaucoup plus vivable qu’enfant ou adolescent.

La victime collatérale de cette maladie c’est aussi Amine. Vous filmez différentes scènes dans lesquelles on le voit assis à l’arrière de la voiture. Au fil de l’histoire, son visage se ferme, il parle de moins en moins.
Oui, Amine est témoin. Et quand sa mère finit par lui poser des questions, il ne répond plus. Ces deux personnages me touchent beaucoup, ils luttent pour ne pas être figés dans une identité. J’espère que le film laisse voir quelque chose d’un apprentissage de tout ça. Car mon père m’a aussi appris des choses, déjà il m’a amené à une interrogation sur le sens de la nuance et l’importance de l’éloignement de la passion. Pour créer en tant qu’artiste, il y a parfois une nécessité de s’approcher d’états extrêmes mais on ne peut pas y rester, sans quoi on fait un mauvais film. Il y a 30 ans quand je suis entré en psychanalyse, je me suis effondré. J’ai pleuré parce que tout d’un coup, j’ai admis avoir peur de découvrir que j’étais bipolaire. Il y a ça aussi dans la bipolarité, on dit que c’est génétique, qu’il y a une transmission. J’étais très effrayé. Je n’ai jamais eu d’épisodes maniaques, je ne pense pas que je sois bipolaire, sinon je n’aurais pas réussi à faire des films.

L’amour peut-il résister à la maladie ?
Si l’amour pouvait résister à la maladie, ça se saurait et on s’en sortirait tous. Les films peuvent nous faire réfléchir à ce qui fait que ça dérape ou pas. Ils nous permettent sans devoir vivre quelque chose de trop âpre de nous interroger sur la question des limites.


Propos recueillis le 9 septembre dans le cadre de l’avant-première des Intranquilles au cinéma Star St-Exupéry
Les Intranquilles de Joachim Lafosse, sortie le 29 septembre 2021.


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat