Jeu de dupes dans L'origine du mal

Avec L’origine du mal, Sébastien Marnier offre un asphyxiant huis clos familial dans lequel les apparences sont trompeuses. Ouvrière dans une conserverie, Stéphane (Laure Calamy) entre en contact avec Serge (Jacques Weber), le père qu’elle n’a jamais connu, un aristocrate installé sur l’île de Porquerolles. De milieu modeste, la jeune femme va découvrir une famille de la grande bourgeoisie en pleine déliquescence : un patriarche aussi terrifiant dans ses excès de colère que touchant dans son désarroi face à l’affaiblissement dû à son AVC, une épouse fantasque qui noie sa dépression dans l’achat compulsif (Dominique Blanc), une femme pleine d’ambition et dénuée d’empathie (Doria Tillier), une ado rebelle (Céleste Brunnquell) et une inquiétante domestique (Véronique Ruggia)… Au sein d’un palais kitsch et ostentatoire, surchargé d’animaux empaillés et de plantes carnivores, une galerie de personnages sardoniquement ambigus s’entredévore. Entre jeux d’imposture, non-dits et manipulation, le poison familial se répand. Dans ce vaste jeu de dupes où chacun tente de dissimuler ses névroses, ses secrets et ses véritables ambitions, qui ment et qui tire les ficelles ?

Sébastien Marnier et Véronique Ruggia
Sébastien Marnier et Véronique Ruggia, fin septembre, lors de l’avant-première de L'origine du mal, à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.© Grégory Massat

En quoi votre histoire personnelle vous a-t-elle inspirée dans l’écriture de ce scénario ?
Sébastien Marnier :
Vers ses 65 ans, ma mère a retrouvé son père biologique et cet événement a eu pas mal de répercussions dans notre famille. De milieu modeste, mes parents rencontraient soudain cet homme qui était extrêmement fortuné. Moi qui voulait faire un film sur la famille depuis longtemps, cette histoire a été une bonne porte d’accès, d’autant plus intéressante à travers cette opposition de classes sociales. Je voulais interroger ce qu’est la famille, cette injonction à faire famille et y ajouter ce qui m’intéresse de la lutte des classes.
Vos trois films ont en commun de mettre en scène un transfuge de classe, c’est un sujet qui vous parle ?
Sébastien Marnier : Je parle toujours de personnages ambigus qui pénètrent dans un milieu qui n’est pas le leur et qui leur est hostile. La plupart du temps, je choisis de mettre en scène un milieu plutôt bourgeois qui accueille des gens plus simples.
Pourquoi avoir choisi de situer votre film sur une île ?
Sébastien Marnier : La situation du film produit un double huis-clos, il y a à la fois la maison qui est presque un piège pour les protagonistes et cette île qui les isole encore plus. Ça raconte aussi de manière métaphorique qu’il faut traverser la mer pour aller trouver le père. 

Vous avez travaillé sur tous les films de Sébastien Marnier, qu’est-ce qui vous interpelle dans son cinéma ?
Véronique Ruggia : Je crois profondément qu’il n’y a pas de petits personnages et, de la même manière que ce qu’on peut voir dans le travail des séries, Sébastien offre des espèces de plongées dans chacun des personnages. Ils ont tous une importance et participent d’une œuvre, d’une ambiance, d’un univers. Le côté transfuge de classe me parle également. Nous ne sommes pas nombreux dans le cinéma à ne pas venir d’un milieu issu de la bourgeoisie, je pense que c’est ce qui nous a réuni avec Sébastien. Dans L’origine du mal, il y a cette maison complètement aristocratique, ce n’est même plus de la bourgeoisie, c’est un monde parallèle avec des gens qui vivent hors de la réalité. Et en même temps, le film décrit la fin d’un monde qui s’étouffe et s’entredévore. Avec tous ces animaux empaillés entreposés dans la maison, c’est une sorte de jungle. Les maladies mentales dont sont atteints les personnages que décrit Sébastien reflètent la maladie de la société. Cette forme de critique sous apparence de film de genre un peu étrange, qui mélange habilement film social et film d’auteur, me parle beaucoup. 

Véronique Ruggia
"Nous ne sommes pas nombreux dans le cinéma à ne pas venir d'un milieu issu de la bourgeoisie, je pense que c'est ce qui nous a réuni avec Sébastien (Marnier)", souligne Véronique Ruggia. © Grégory Massat

À la fin du film, Agnès, votre personnage, n’apparaît plus dans un rôle de domestique mais semble faire partie intégrante de la famille.
Véronique Ruggia : Dans ces grandes familles, les domestiques assistent à tout, au pire comme au meilleur, ils connaissent tous les secrets, participent à ces non-dits, à la violence qu’il y a pu avoir, qu’on peut imaginer et qu’on voit par moment. Agnès a été témoin de tout ça et en fait partie d’une certaine manière. Il y a cette intimité et à la fois ce rapport de classe, c’est ce qui est hyper intéressant à jouer. Dans le film, lorsque le personnage de Laure Calamy débarque dans cet univers, pour Agnès, il y a une forme de rivalité qui s’installe. Il y a toujours une ambivalence, les personnages de cette famille bourgeoise sont d’une profonde pauvreté au niveau des sentiments, de l’amour, de la chaleur humaine. Le personnage de Laure vient bousculer cet équilibre très malsain. 

Jacques Weber
"Ce film est une parabole très claire de notre monde", estime Jacques Weber. © Gregory Massat

En ce qui vous concerne, c’est une première collaboration avec Sébastien Marnier.
Jacques Weber : Oui et j’espère du fond du cœur que ce ne sera pas la dernière. La première fois que j’ai lu le scénario, j’ai perçu une ambiance extrêmement forte. Ce film est une parabole très claire de notre monde. D’ailleurs, je pense que lorsqu’on met le mot grand avant film c’est parce que généralement, il fusille notre époque, la prend, la capte. Dans leur statut actuel, les femmes ne peuvent qu’être déséquilibrées dans une structure falsifiée de A à Z par le patriarcat. Ce qui est très touchant dans L’origine du mal, c’est que tout est absolument faux, la famille est fausse et fragile, il suffit qu’une personne débarque et tout commence à s’écrouler. Il n’y a pas une personne qui soit solide, ni mon personnage, ni ma femme, ni mes filles, et pourtant tout le monde pense avoir un pouvoir formidable. Lorsqu’un film dénonce à ce point la société, normalement ça doit nous faire mal, mais en même temps ça nous séduit. C’est ce qu’il se passe notamment dans Sans filtre, élu Palme d’or à Cannes cette année. Il y a quelque chose de cet ordre dans L’origine du mal. Le décor est composé d’animaux empaillés et les deux seuls animaux vivants qui vous reçoivent sont d’énormes cerbères. Le problème du cinéma est d’éveiller le désir, ce n’est pas ce qui m’est arrivé le plus souvent dans ma vie. J’ai été classé comme homme de théâtre et puis ça m’est arrivé rarement de faire de vrais films. Quand Sébastien a débarqué, j’avais une envie folle de l’image et il me faisait une vraie proposition avec un grand rôle et une vraie responsabilité. Dans ce sens, j’étais honoré, intimidé mais très  heureux.

Votre film dépasse la question du genre. Les deux filles de Serge portent des prénoms à consonance masculine. Pourquoi ce choix ?
Sébastien Marnier : Le désir de Serge de ne pas avoir de filles était si fort, qu’il les a appelé par des prénoms épicènes. Je trouvais que ça racontait beaucoup de choses. C’est ce qui m’intéresse aussi dans toute cette galerie de femmes, il y a de l’amour, de l’homosexualité, la question du genre et le queer.  

Atteinte de syllogomanie, Louise est une accumulatrice compulsive. Sa névrose est difficile à cacher tant elle prend de place mais on découvre rapidement que chaque personnage possède ses aliénations et que les moins visibles aux premiers abords sont certainement les plus dangereuses.
Sébastien Marnier : D’emblée, la névrose de Louise prend beaucoup de place, comme son personnage. Louise est très extravagante, volubile, elle change de tenue à chaque scène. Sa névrose est très visible et celles des autres sont plus souterraines, elles se révèlent au fur et à mesure. Ce qui est sûr, c’est que c’est la folie qui unit cette famille. La maladie de Louise est à la fois une parabole politique et c’est par le geste visuel de metteur en scène que je raconte la folie de ce personnage mais aussi sa détresse puisqu’on comprend que Serge, son mari, lui a toujours interdit de travailler et qu’elle a trouvé dans l’absurdité de l’accumulation un moyen d’occuper son temps, mais surtout de survivre.
Jacques Weber : La névrose de Louise, c’est la névrose du monde. Il nous en faut toujours plus. Maintenant, on commence à nous dire qu’on doit faire le contraire. C’est hyper symbolique. Ce que Louise a amassé ne va pas bouger, par contre les personnages sont d’une fragilité extrême, ils peuvent être chassés du jour au lendemain. 

Jacques Weber : « En ce moment, on peut dire que le patriarcat se tape un AVC »

Dans votre film, on retrouve de nombreuses références cinématographiques, de Brian de Palma à Hitchcock ou John Carpenter. Un hommage au cinéma ?
Sébastien Marnier : J’ai eu envie de me faire plaisir. La séquence d’ouverture est très clairement calquée sur Carrie de Brian de Palma, mais le reste n’est pas si précis. En tant que réalisateur, notre vie est liée au cinéma, on mange du cinéma, on le digère, on l’analyse, on est traversé par les influences. Donc oui elles sont là, mais elles ne sont pas si explicites.
Les femmes sont représentées en supériorité numérique et mènent dans une forme de sororité, une action collective contre le seul homme de la famille. Est-ce un pied de nez au patriarcat ?
Sébastien Marnier : Une des origines du mal était la figure du patriarche et du patriarcat en général. J’avais envie de faire un film sur la famille à travers des personnages féminins, pour créer toutes ces relations de sœurs, de demies-soeurs, de petite-fille, d’amantes. Dans mon film, la sororité a une grande importance, ce sont les personnages d’une même famille et en même temps de la manière dont j’ai filmé et dirigé, tout le monde pourrait coucher avec tout le monde. Je voulais donner au film un aspect politique à travers la question de genre et la fin de ceci.
Jacques Weber : Dans tout le théâtre classique, ce sont souvent les femmes qui sauvent le coup. Contre le père ou le maître. Regardez Elmire dans Tartuffe, les soubrettes de Molière, ce sont elles qui sauvent la famille, dans Marivaux c’est la même chose. C’est très important de se rendre compte que de très grands auteurs ont senti l’extraordinaire fragilité du pouvoir masculin, que c’était un leurre, qu’il y a quelque chose qui n’allait pas là-dedans. C’est très souvent les femmes qui reprennent en charge le monde, pourquoi ? Parce que c’est elles qui le génèrent, qui l’enfantent. Dans le film, Serge en prend plein la figure, en plus il vient de faire un AVC. En ce moment, on peut dire que le patriarcat se tape un AVC.
Véronique Ruggia : Il y a un côté burlesque. Dans le film, nous sommes sur des fausses pistes, on pense des choses et soudain c’est autre chose, on est sur un sol mouvant. J’aime ce cinéma, celui où, comme dans la vie, on ne sait pas où on va. Ce film décrit la fin d’un monde qui est en train de s’écrouler sans savoir où on va et comment on va le faire.


L’origine du mal, de Sébastien Marnier, sortie le 5 octobre.
Propos recueillis le mercredi 21 septembre dans le cadre de l’avant-première de L’origine du mal, à l’UGC Ciné Cité de Strasbourg.


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat