Lukas Dhont, l’adolescence en fusion

Quatre ans après le succès de Girl, portrait d’une adolescente transgenre, Lukas Dhont traite d’une amitié fusionnelle brisée par le poids des injonctions à la masculinité faites aux jeunes garçons. Récompensé du Grand Prix au Festival de Cannes, Close relate l’histoire de Rémi et Léo, deux amis de 13 ans unis par une complicité dont l’intimité évidente va être perçue comme ambiguë par leurs nouveaux camarades de classe. Avec délicatesse et sensibilité, Lukas Dhont filme la pression pesante de notre société hétéronormée et les conséquences tragiques qui peuvent en découler.

Lukas Dhont
Close de Lukas Dhont a été récompensé du Grand Prix au Festival de Cannes. © Grégory Massat

Ce film fait-il écho à votre propre adolescence ?
Elle en est le point de départ. Faire du cinéma est le rêve qui est venu après celui de devenir danseur, mon plan B en quelque sorte. Lorsque j’étais jeune, me rendre dans une salle plongée dans le noir afin de me laisser transporter dans un film était une manière de disparaître, une possibilité de fuir. Comme beaucoup d’entre nous, j’étais un adolescent qui avait le sentiment d’être en conflit constant avec les pressions de l’identité de genre. Le cinéma me permettait de ne pas être confronté à la réalité. Quand j’ai su que je voulais devenir réalisateur, j’ai d’abord écrit des scénarios d’horreur. C’est seulement plus tard, en voyant Brokeback Mountain que j’ai compris que le cinéma pouvait avoir un autre impact, il pouvait être un endroit où on se sent vu, où on se connecte et où on vit quelque chose ensemble qui peut arriver à une sorte de catharsis collective. J’ai alors eu envie de faire des films sur des personnages qui partagent quelque chose avec les spectateurs. Je fais des films sur des thèmes sur lesquels je ne pouvais pas parler en étant adolescent. Donc oui, le cinéma que je fais est très lié à mon adolescence. Dans Close, ce sont deux jeunes personnages qui sont confrontés de manière inédite à la pression d’un groupe. Ils découvrent le sentiment de vouloir appartenir. Quand j’écris, je commence par toutes ces choses personnelles dont je veux parler puis j’essaye de les regarder comme des choses universelles. Par exemple, l’amitié est une relation au centre de nos vies. Beaucoup de gens vont se reconnaître dans cette amitié qui change, qui se transforme.

Les deux rôles principaux masculins sont joués par des acteurs amateurs. Pourquoi ?
Le scénario raconte le passage de l’enfance à l’adolescence, ce moment très spécifique et très court de l’existence. Pour le casting, nous avions besoin de personnes de 12-13 ans qui traversent cette période particulière. Destin ou hasard, j’ai rencontré Eden Dambrine dans un train reliant Anvers à Gand. J’observais ce garçon assis à côté de moi, il était très expressif, il avait des yeux incroyablement grands, quelque chose d’angélique. Je me suis dit qu’il y avait vraiment quelque chose et je lui ai demandé s’il avait envie de faire un casting de cinéma. J’ai immédiatement vu sur son visage qu’il avait envie d’être le nouveau Johnny Depp (rires). Pour le casting, j’étais allé dans toutes les écoles, les classes de théâtre, les lieux où je pouvais trouver des jeunes qui seraient intéressants pour le film. Notre processus de casting a été assez particulier, on a passé des jours complets, avec à chaque fois un groupe de vingt garçons afin de leur laisser le temps d’évoluer, de grandir, de se sentir à l’aise. Dans un des groupes, Gustav et Eden sont arrivés ensemble et c’était très beau car il y a eu une alchimie immédiate. C’est comme dans la vie, il y a certaines personnes qu’il suffit de regarder et une magie se produit. Avec Gustav et Eden ce n’était pas seulement le talent, c’était aussi la possibilité d’une collaboration, d’une amitié. C’était beau et important pour ce film que d’être porté par cette tendresse entre eux. Car Close est aussi un film sur la tendresse, la sensualité et l’intimité dans l’univers masculin, ce dont on manque cruellement dans ce monde.

Close
Close est aussi un film sur la tendresse, la sensualité et l'intimité dans l'univers masculin.

Rémi et Léo partagent une amitié fusionnelle, jusqu’au jour où une question d’apparence anodine, va venir tout chambouler. Pourquoi l’intimité en amitié est-elle plus difficile pour les garçons que pour les filles ?
Le vrai point de départ de ce film est le livre intitulé Deep Secrets, dans lequel la psychologue Niobe Way suit 100 garçons sur une période de 5 ans de leur vie. Lorsqu’à 13 ans, on leur demande de parler de leurs amis masculins, ils en parlent comme on parle d’histoires d’amour, avec beaucoup de tendresse et de vulnérabilité. Ils utilisent d’ailleurs très ouvertement le mot amour. Ils considèrent leurs amis comme les personnes qu’ils aiment le plus au monde, avec lesquels ils peuvent partager leurs émotions et se confier. Puis lorsqu’ils ont 15-16 ans, on pose à nouveau les mêmes questions à ces mêmes garçons et on peut remarquer qu’ils n’osent plus parler avec le même langage d’émotion. Ça nous raconte qu’on vit dans une société où la masculinité est liée à certaines valeurs d’indépendance : moins d’émotion, moins de tendresse, moins de vulnérabilité, plus de compétitivité. Ces choses font que ces garçons n’osent plus exprimer leur monde intérieur et c’est pour moi la raison pour laquelle on arrive à des hommes adultes qui ne savent pas s’exprimer. La manière dont notre société est organisée et les attentes qui sont mises dès le plus jeune âge sur les garçons amènent à tout ce qu’on lit dans les journaux : des hommes qui combattent, des hommes qui font preuve d’abus de pouvoir.  

Lukas Dhont
"Nous avons essayé de créer un film dans lequel la brutalité arrive et corrompt la fragilité". © Grégory Massat

Lorsqu’un groupe de camarades de classe interroge Rémi et Léo sur la nature de leur relation, la réaction des deux garçons est très différente. Pourquoi cette question concernant leur potentielle homosexualité ne les impacte pas de la même manière ?
Il était important que le personnage principal du film change de regard à cause du regard des autres. Qu’il commence à regarder cette amitié et cette intimité par les yeux des autres.
Et que ce personnage commence à prendre ses distances avec son ami, même s’il ne le veut pas. Nous voulions suivre le parcours de cette personne qui prend ses distances contre sa volonté propre. 

Dans votre film, on ne voit pas réellement de scènes de brutalité physique, vous mettez en scène une violence plus insidieuse à savoir une succession de bouleversements engendrés par une question à priori sans malveillance et qui mènera jusqu’au drame.
Malgré une société en mouvement, les stigmates de l’hétéronormativité sont toujours bien présents ?
Oui clairement. Je suis encore confronté à un monde où il y a des endroits avec de l’homophobie, la peur de la féminité, la peur de tout ce qui est doux, tendre et vulnérable. Avec Close, nous avons essayé de créer un film dans lequel la brutalité arrive et corrompt la fragilité.
Nous vivons dans un monde où nous sommes bombardés d’images de combat, de violence, on n’avait pas nécessairement envie de la montrer crûment mais nous voulions en parler. C’est important de ne pas éviter le thème de la violence, parce qu’on vit dedans, mais je ne voulais pas nécessairement faire un film violent, je pense que Close reste assez doux.

En arrière-plan de votre film, les champs de fleurs évoluant au fil des saisons ne sont-ils pas une manière métaphorique de représenter le processus de deuil de Léo ?
La première image qui m’est venue était l’image de deux garçons qui couraient entre les fleurs. Peut-être inconsciemment car j’ai grandi dans la campagne flamande. Je me disais aussi que c’était beau parce que c’est l’image iconique de l’enfance, ces garçons dans le livre de coloriage, cette idée de l’innocence, de la beauté, de la nostalgie. Puis la fleur est le symbole idéal de la fragilité.

Aujourd’hui, qu’aimeriez-vous dire à l’adolescent que vous avez été ?
Be gentle to yourself. 


Close, de Lukas Dhont, sortie le 1er novembre.
Propos recueillis le 18 octobre lors de l’avant-première de Close, au cinéma Star St-Exupéry de Strasbourg.


Par Emma Schneider
Photos Grégory Massat