Blutch, en trois temps

Cette année, trois musées de Strasbourg, ont laissé carte blanche au dessinateur Blutch. En exposant dans sa ville, il nous a donné l’occasion de suivre l’accrochage des trois expositions; au MAMCS, au musée Tomi Ungerer et à l’Aubette 1928.

Blutch, Bertrand Mandico, Garçons sauvages
Projet d'affiche non retenu pour le film "Les Garçons sauvages" de Bertrand Mandico, par Blutch.

Blutch aux musées, voir et revoir

Lorsqu’il choisissait les oeuvres qui allaient constituer sa carte blanche au MAMCS – quelle merveilleuse idée ! –, j’ai eu la chance de me retrouver à ses côtés ; je constatais l’extrême vivacité de son regard : les choses faisaient sens immédiatement, aussi bien dans l’acceptation que le refus ; la sélection mentale était ferme, précise et quasi définitive. Il regarde, tout, et y compris son propre travail, d’un œil nouveau.

En cela, les expositions strasbourgeoises offrent la meilleure des occasions. Rarement – peut-être jamais ? –, un artiste, strasbourgeois qui plus est, aura-t-il été l’occasion d’un tel coup de projecteur sur une pratique ouverte, avec une riche exposition rétrospective au Musée Tomi Ungerer, cette carte blanche au MAMCS qui permet à Blutch de faire converser ses propres dessins avec un choix d’œuvres au Cabinet des Estampes, au Cabinet d’art graphique et à la Bibliothèque des Musées – les filiations deviennent une évidence –, la présentation des planches de Pour en finir avec le cinéma à l’Aubette, une exposition plus centrée sur la jeunesse avec des planches issues du Petit Christian et de Mais où est Kiki ? – un album à paraître en septembre 2019. Il y eût aussi, dans le cadre des Rencontres de l’illustration et du festival Central Vapeur, un dialogue de dessins avec Anne-Margot Ramstein au Shadok – une série de dessins réalisés en réponse les uns aux autres sur une période toute récente, une merveille à elle seule ! L’exposition a d’ailleurs donné lieu à une édition spéciale réalisée par les éditions 2024.

La circonstance est belle, elle est rare de pouvoir découvrir la vitalité d’un trait qui matérialise une idée ultime. Celle en capacité de se passer des mots, et de toucher ainsi à l’informulable. À l’informulé.

Blutch, l’accrochage

L’accrochage donne une forme au tout, il concrétise ce qui n’était jusqu’alors que de belles intuitions. Cette opération complexe, montre que chaque détail compte. La difficulté que les musées ont rencontré, a été d’inscrire chacun de ces accrochages dans la cohérence d’un parcours multi-sites à travers la ville. En assistant à chacun de ces montages d’exposition, nous avons pu en tirer un enseignement riche. On a pu également constater que malgré l’effervescence, les choses se passent de manière extrêmement méthodique dans un calme étonnant. Mais qu’une négligence, un choix erroné et c’est la salle toute entière qui en pâtit. Qu’il soit connaisseur ou néophyte, le spectateur exprime sa propre exigence, et il s’agit de se situer à la hauteur de son regard.

Montage exposition Blutch à l'Aubette à Strasbourg © Benoît Linder
La disposition des œuvres dans leur vitrine nécessite une précision absolue, la gestuelle des mains crée une chorégraphie subtile. Ici, l'exposition de l'Aubette 1928. Photo : Benoît Linder.

Au MAMCS, les confrontations des œuvres du célèbre dessinateur strasbourgeois donnent naissance à d’étonnantes mises en résonance, sans hiérarchie ni de qualité ni temporelle ; au Musée Tomi Ungerer, on y révèle un Blutch moins connu, celui du dessin libre, du dessin de presse et de l’affiche de cinéma ; et enfin, à l’Aubette, on découvre l’amoureux du 7e art qui cherche pourtant à En finir avec le cinéma, avec la quasi intégrale des planches de la bande dessinée en question, en relation avec la documentation qui a servi à son élaboration et quelques extraits de films emblématiques mentionnés dans l’ouvrage, dont Le Mépris de Jean-Luc Godard, La Femme infidèle de Claude Chabrol ou Dillinger est mort de Marco Ferreri, projetés dans la salle mythique du Ciné-Bal.

Mais au fait qui est Blutch ?

Portrait de l'illustrateur Blutch © Benoît Linder
Photo : Benoît Linder

L’image de Christian Hincker, tout petit à Illkirch-Graffenstaden, rejoignant son père à la cave, assis sous les néons à proximité de la grande table à dessins, « intimidante », peut nous renseigner. Le soin apporté par son père à son matériel dans cet espace protecteur conduit le petit Christian à un acte libérateur : le dessin. Il dessine à l’envi ce qu’il voit, et non ce qu’il imagine : des voitures, des camions, bon nombre de véhicules aperçus sur le chemin de l’école.

La bande dessinée ne vient que dans un deuxième temps. Comme pour tous les mômes de ce début des années 70, elle prend la forme de ces Lucky Luke, puis il y a Picsou Magazine. Contrairement aux autres mômes qui s’attachent aux historiettes, lui s’attache au trait. Il distingue les auteurs, fait du troc avec ses camarades pour obtenir les histoires dessinées par Carl Barks. Il se crée ainsi sa propre grammaire visuelle, aiguise son regard.

Des années plus tard, il fascine ses amis à l’école par sa capacité à retranscrire, tout en les détournant, les situations qu’il rencontre. Il devient Blutch. Il dit les choses par le dessin, observe ce qui l’environne, se l’approprie non sans difficulté et le pose sur le papier. Avant tout, Blutch est un regard. Comme pour certains cinéastes ou photographe, la réalité passe par le filtre de ce regard-là. Tout passe du cerveau à la feuille de papier, de manière directe et presque immédiate. Y compris ce qui est de l’ordre de l’écoute : une conversation, et le voilà qui fait apparaître les mots sous une forme comme une autre, parfois avec dérision d’autres fois de manière plus sérieuse. C’est saisissant de constater cette manière de condenser un tout – une situation, une discussion, des allusions – sur une feuille, muni d’un simple crayon. Sous la forme d’un dessin qui contient tout. Ou presque.


— Art mineur de fonds au MAMCS
— Un autre paysage au Musée Tomi Ungerer
— Pour en finir avec le cinéma à L’Aubette 1928
Le tout jusqu’au 30 juin 2019


Par Emmanuel Abela
Photos Benoît Linder