L’image de Christian Hincker, tout petit à Illkirch-Graffenstaden, rejoignant son père à la cave, assis sous les néons à proximité de la grande table à dessins, « intimidante », peut nous renseigner. Le soin apporté par son père à son matériel dans cet espace protecteur conduit le petit Christian à un acte libérateur : le dessin. Il dessine à l’envi ce qu’il voit, et non ce qu’il imagine : des voitures, des camions, bon nombre de véhicules aperçus sur le chemin de l’école.
La bande dessinée ne vient que dans un deuxième temps. Comme pour tous les mômes de ce début des années 70, elle prend la forme de ces Lucky Luke, puis il y a Picsou Magazine. Contrairement aux autres mômes qui s’attachent aux historiettes, lui s’attache au trait. Il distingue les auteurs, fait du troc avec ses camarades pour obtenir les histoires dessinées par Carl Barks. Il se crée ainsi sa propre grammaire visuelle, aiguise son regard.
Des années plus tard, il fascine ses amis à l’école par sa capacité à retranscrire, tout en les détournant, les situations qu’il rencontre. Il devient Blutch. Il dit les choses par le dessin, observe ce qui l’environne, se l’approprie non sans difficulté et le pose sur le papier. Avant tout, Blutch est un regard. Comme pour certains cinéastes ou photographe, la réalité passe par le filtre de ce regard-là. Tout passe du cerveau à la feuille de papier, de manière directe et presque immédiate. Y compris ce qui est de l’ordre de l’écoute : une conversation, et le voilà qui fait apparaître les mots sous une forme comme une autre, parfois avec dérision d’autres fois de manière plus sérieuse. C’est saisissant de constater cette manière de condenser un tout – une situation, une discussion, des allusions – sur une feuille, muni d’un simple crayon. Sous la forme d’un dessin qui contient tout. Ou presque.