Fluide : amour et création,
ego et libertés

Fluide, c’est une mini web-série diffusée sur arte.tv et une bande dessinée (Dargaud) écrite par Joseph Safieddine et Thomas Cadène, complétés par Benjamin Adam au dessin. Entre les deux supports, de vraies relations, parfois déroutantes – on ne peut comprendre l’un(e) sans regarder l’autre. Récit dans le récit et spirales d’egos interrogent le couple libre avec, en transparence, le défi que représentent la création et l’écriture. Tout un programme.

On a été happé d’un coup d’un seul. L’amour libre, très peu traité dans les œuvres de fiction – ou alors en surface – plutôt l’apanage des journalistes, philosophes et autres essais est dans Fluide, une question centrale. C’est d’ailleurs ce qui nous a convaincu de courir acheter la bande dessinée, avant de comprendre que celle-ci était accompagnée d’une web-série diffusée sur arte.tv. Courageux lorsqu’on sait que le monde de la bande dessinée reste encore très rétif aux expériences transmédias, qui intéressent particulièrement les deux auteurs, Joseph Safieddine et Thomas Cadène.Le duo s’était déjà essayé aux formats hors cadre avec Été, qui, avant d’être publiée chez Delcourt, s’était racontée sur Instagram se déclinant même en trois saisons. Hors cadre ? Justement.

Dès le début du projet, le binôme de scénaristes pense une bande dessinée « sur le milieu de la bande dessinée » mais s’attèle avant toute chose à un projet télé « pour aller plus loin ». Comme une allégorie, cette sortie des routes bien délimitées de l’édition est auréolée d’un sujet invitant lui-même à des constructions hors normes : le couple libre. Le fond et les formes étant profondément liés, il apparaissait presque naturel de pousser le récit vers des mises en abymes se croisant sans cesse et questionnant en parallèle les modes de création.
Thomas Cadène explique : « La BD n’est pas un produit dérivé de la série, c’est un projet à part entière. On avait là un double défi d’écriture : produire deux objets écrits à notre manière et y adjoindre Benjamin, qui, en plus d’avoir dessiné la BD, a ajouté sa patte dans l’écriture de celle-ci et fourni des carnets de dessin pour le tournage. »

Elle et il sont amoureux, oui mais…

Effet « méta » garanti. L’histoire ? Commençons par la série : Léo et Waël sont, comme Joseph Safieddine et Thomas Cadène, un duo d’auteurs-dessinateurs de BD. Léo et Emma sont en couple et amoureux. Un “beau” jour, elle annonce à Léo son désir de coucher avec une femme, et patatras… L’annonce assomme Léo, qui, profondément touché dans son ego, va tout remettre en question. Esther, compagne de Waël, souhaite, elle, expérimenter une sexualité plus débridée : échangisme, sex toys et une ribambelle de jeux, et patatras… Voilà l’homme perdu. On notera, au passage, que ces désirs de libertés sont ici initiés par des femmes quand la fiction – et l’imaginaire collectif ? – prête trop souvent ces intentions à la gent masculine. Au cœur de la narration : le couple libre, donc. « Ces questions nous entourent, affirme Benjamin Adam. À partir du moment où on trouve deux personnages un peu paumés qui essayent de trouver des solutions pour vivre mieux, c’est assez logique que le couple soit questionné aussi. Sans parler de choix poussés, ces réflexions, on y passe tous. De toute façon, la structure du couple classique avec l’amour romantique qui aboutit à une famille [Joseph Safieddine lance un “boooooring”, ndlr], ça ne convient pas à tant de monde que ça… C’est intéressant en termes de société mais aussi de récit. »

Le début de la bd, Jeanne confie ses désirs à Hector.

Ainsi, comme pour expier leurs incompréhensions, Léo et Waël, amis et collègues, décident de se lancer dans l’écriture d’une bande dessinée, l’auto-fiction qu’ils créent est… Fluide, la BD justement entre vos mains avec des héros jouant leurs propres rôles : Hector, Sasha et… William, personnage de fiction dans la fiction incarnant toutes les libertés que les deux auteurs s’interdisent (ou bien peut-être que ?). Irradiant, ce personnage tout en rondeur va séduire les femmes qu’il rencontre dans un méli-mélo charnel et dévergondé illustré par Benjamin Adam. Allers-retours, récit fractale et « gigogne »… le sentiment de perte de la lectrice et du lecteur est inévitable (moins présent dans la web série). « On n’avait pas forcément envie de perdre les gens mais plutôt de créer une sorte de vertige, un jeu ludique, comme se perdre dans un labyrinthe, raconte Thomas Cadène. Pour avoir envie de dénouer l’histoire, il faut être un perdu dans ce jeu entre créateurs et créatures. »

« Finalement, quand on est en couple, c’est quand même une bataille permanente entre deux egos avec cette idée qui traîne de possession. À l’inverse, quand on est en couple libre, la grande question, c’est l’effacement de l’ego qui est tout aussi problématique. » – Thomas Cadène

D’autant que la construction du récit pose la question de l’implication des véritables auteurs dans ces schémas du couple contemporain, rajoutant encore une nouvelle couche d’interrogations : le miroir est brouillé entre les personnages et les auteurs. « On assume bien sûr, tout en désamorçant, explique Cadène. Il nous semblait que ça avait du sens de parler du jeu autour de la vie privée et de la mise en scène de sa propre vie. Cette question est légitime autant qu’absurde. En fait, le dispositif dit quelque chose sur le fond de cette mise en scène de soi-même et du regard du lecteur. » Dans la série, comme dans la BD, les personnages trouvent dans l’auto-fiction une nouvelle énergie pour dévergonder leur imagination et débloquer la création. Encore une fois, la mise en abyme est évidente : dans les relations, comme dans le travail, pour construire, en passer par la déconstruction semble nécessaire : revenir à l’essentiel, à l’os, pour refaire en mieux. En transparence, les auteurs questionnent donc aussi « la sincérité dans l’écriture ».

L’ego : ciao pantin !

Les deux ouvrages, BD et série, sont traversés par les questions d’ego. Dès le début, Léo (dans la série) et Hector (dans le BD) – deux faces d’un même personnage donc – sont incapables de comprendre les choix de leurs compagnes, voyant une trahison dans les demandes de liberté. Tous les personnages sont à un moment donné du récit amenés à questionner leurs intentions : renoncer à quoi ? Pourquoi et pour qui ? Pourquoi ce choix ? Que va-t-il m’apporter ? Que veux-je vraiment ? Et c’est précisément ici que se trouve tout l’intérêt de la narration : ces facettes souvent dissimulées sont pourtant les plus vertigineuses. « Finalement, quand on est en couple, c’est quand même une bataille permanente entre deux egos avec cette idée qui traîne de possession, analyse Thomas Cadène. À l’inverse, quand on est en couple libre, la grande question, c’est l’effacement de l’ego qui est tout aussi problématique. »

De gauche à droite : Thomas Cadène (© Cécile Gabriel), Joseph Safieddine (© Rita Scaglia / Dargaud), Benjamin Adam (© Cécile Gabriel)

Dans l’histoire, si les équilibres amoureux se retrouvent menacés, celui du duo de créateurs (même de l’amitié) est également touché. Et ça, Joseph Safieddine et Thomas Cadène, habitués au travail en binôme, y sont régulièrement confrontés : « Il y a ce parallèle avec le couple de travail qui nous intéresse beaucoup. Quand on se fait des infidélités en travaillant sur d’autres projets avec d’autres auteurs, on est content pour l’autre, mais ça nous fait un petit pincement au cœur…, confie Joseph Safieddine. Ce sont des choses qui existent. Il faut qu’il y ait de la confiance dans ce genre de rapports. On a aussi voulu écrire une belle histoire d’amitié, parce que ces milieux-là, ça se fighte, ça s’aime, ça se fait la gueule, ça se retrouve, c’est hyper intime en fait. Ce rapport-là dans la création est passionnant. »

L’esthétique comme trait d’union

Alors que les deux scénaristes planchent sur la BD, ils font appel à Benjamin Adam pour le dessin et l’invitent à apporter sa touche au récit. Toujours très précis, autant dans le trait que dans la narration (il suffit de feuilleter UOS sorti aux Éditions 2024 ou son cousin Soon co-écrit avec Thomas Cadène, pour le comprendre), il a pointé les manques et mis l’emphase sur la relation de travail des deux personnages. Elle se matérialise par l’apparition de phases de travail à la table – les fameux carnets – qui permettent de saisir les liens entre la série et la BD. Dans le même temps, Adam a travaillé plusieurs styles de dessins pour accentuer encore l’impression de récit dans le récit. Ainsi, le quotidien de Sasha et Hector est en traits directs, vifs et relativement simples, quand les aventures et délires de William, le séducteur, sont tout en rondeur, en psychédélisme et librement inspirés de l’univers de Guy Peellaert.
Par le dessin, les ruptures se succèdent jusqu’au point de bascule : sur une planche, Benjamin Adam fait intervenir les personnages de la série dans la BD recourant au style réaliste. Ce moment crucial du récit, « clivant » même selon Benjamin Adam, incarne pourtant une passerelle directe vers la série. « J’ai toujours cherché à traduire graphiquement toutes les idées du récit : le côté direct de la vraie vie, la version voluptueuse avec William, qui m’a permis d’aller vers des choses et dessins que je fais de mon côté, d’être plus libre, de jouer avec les proportions et les déformations, de montrer des carnets, d’intercaler des passages d’heroic fantasy [la commande BD sur laquelle travaille les personnages, ndlr] Tout ce jeu était chouette et très intéressant. »
Que ce soit l’aspect transmédia du projet, les choix de narration et de dessins, Fluide fouille ses sujets, les incarne et leur donne du sens mais surtout, brillamment corps. Chapeau.


La BD
La web série


Par Cécile Becker
Les propos ont été recueillis lors du passage des trois auteurs à la librairie Ça va buller le 24 avril 2021 pour présenter Fluide, mais aussi UOS sorti aux Éditions 2024