Musiques actuelles : quels lendemains ?

Dans le Grand Est comme ailleurs, pour les musiques actuelles comme les autres secteurs, c’est le brouillard. Si comme l’a précisé le Premier ministre le 28 mai dernier, les salles peuvent effectivement rouvrir à condition de respecter les gestes barrières et la distanciation physique, difficile d’appliquer ces contraintes sans mettre en danger les structures déjà fragiles. Le point sur les conséquences du Covid-19 qui force tout le sérail à se réinventer.

Illustration : Pierre-Baptiste Harivelle

En raison de la pandémie du Covid-19, la diffusion de la culture a momentanément été mise sous cloche. Avec des perspectives assez hasardeuses malgré l’optimisme diffusé au compte-gouttes par le ministre de la Culture, Franck Riester. Le 15 mai, il avait ainsi annoncé le maintien de la Fête de la musique pour le premier jour de l’été. « On essaie de proposer quelque chose qui ait de la gueule, qui permette aux Français de chanter, de jouer de la musique, sans prendre de risques. […] On essaie de préparer quelque chose, y compris à l’extérieur. La limite est de ne pas prendre de risques avec des regroupements, un brassage de population trop important », avait-t-il indiqué à l’antenne de RTL.

Fin mai, Édouard Philippe, Premier ministre avait lui annoncé la réouverture possible des musées et salles de spectacles dès le 2 juin, en précisant que les gestes barrières et la distanciation physique se devaient d’être respectés. Des contraintes fortes (les concerts debout restent proscrits, 1 siège sur deux laissés vides, le port du masque est obligatoire et les jauges considérablement réduites rendant économiquement impossible la tenue de certains spectacles…) pour un milieu déjà économiquement fragile qui attend des directives claires afin d’imaginer une rentrée sous de meilleures auspices. Dans les musiques actuelles (comme dans le théâtre ou l’art d’ailleurs), on avance à tâtons, d’autant que chaque modèle de financement impose ses subtilités. Il sera toujours plus aisé de prendre des risques pour une structure majoritairement financée par des fonds publics que pour une autre qui compte exclusivement sur sa billetterie.

Quoiqu’il advienne, il est déjà trop tard pour les milliers de festivals qui rythmaient habituellement la période estivale en France, certains ayant rapidement pris la décision de reporter ou d’annuler leur édition. S’ils prolifèrent à l’apparition des beaux jours et des senteurs de foins coupés, la plupart d’entre eux étaient déjà sur la corde raide, financièrement parlant, en raison d’une expansion des coûts. Aussi bien au niveau des cachets d’artistes que des frais de sécurité.
Durant le confinement, les organisateurs ont jeté l’éponge à tour de rôle. Se projetant vers des horizons plus lointains. Un choix effectué par Décibulles qui, début mai, donnait rendez-vous à ses festivaliers les 9, 10 et 11 juillet… 2021 avec un maximum d’artistes initialement prévus cet été. « Nous n’avons pas souhaité mettre un voile sur cette édition à laquelle nous avons déjà consacré beaucoup de temps, d’énergie et d’envie. Nous voulons que tous les projets prévus voient le jour, que les artistes que nous étions fiers d’accueillir puissent fouler la scène de Décibulles. Comme un pied de nez au destin », indiquent les organisateurs de l’évènement du centre-Alsace qui avait connu un record de fréquentation, l’an dernier, avec plus de 28 000 spectateurs.

Imaginer l’après

De leur côté, les salles de concert de musiques actuelles essayent de combler le vide et les reports en pagaille. Certains reports demandés par les producteurs – et non par les salles elles-mêmes – ne pouvant être honorés, difficile de construire une programmation dans les mois qui viennent, sans compter que les conditions sanitaires restent entièrement floues.

À L’Autre Canal à Nancy, l’équipe a notamment décidé d’éviter l’écueil des reports qui s’amoncellent et table plutôt sur une reprise en douceur qui s’appuiera sur les talents locaux, avec, pourquoi pas, des propositions culinaires comme un clin d’œil à la convivialité et la proximité, valeurs chères au festival Un Bon Moment dont on ignore encore s’il pourra se tenir cette année. Ces projections leur permettent d’envisager des dépenses moins importantes que celles dégagées pour la venue d’artistes nationaux ou internationaux, et donc de limiter la casse.
Même son de cloche côté Espace Django à Strasbourg qui a opté pour les circuits courts dans le but de « réactiver le lien aux habitants du Neuhof et aux artistes strasbourgeois, si essentiel à [leurs] yeux ». Concerts aux fenêtres, déambulations musicales et ateliers de pratique sont les axes privilégiés allant dans le sens d’un renforcement des actions culturelles et pédagogiques qui semblent être favorisées par l’ensemble des acteurs.

L'Ososphère à Strasbourg, photo par Philippe Groslier
Le festival Ososphère 2015. Photo : Philippe Groslier

Pour la rentrée, Thierry Danet, directeur de La Laiterie à Strasbourg imagine deux scénarios : « Soit nous reprenons la programmation en septembre dans des conditions classiques d’accueil, sachant que nous avons déjà dû décaler 60 concerts et en annuler 10, cela impactera forcément la rentrée avec des phénomènes d’embouteillage, soit – et ce scénario peut tout à fait exister – nous devrons prévoir 4 m2 autour de chaque spectateur et réduire la jauge de la grande salle à 60 personnes. Pour l’instant, nous ne savons rien et nous faisons à partir d’informations qui sont susceptibles de changer deux jours plus tard… »
Si toutes les équipes parlent de difficultés économiques inhérentes à un tel scénario, elles sont très concernées par l’effet de telles mesures sur l’artistique. « Jouer avec un masque, voir face à soi un public disséminé, ce n’est pas la même expérience, les artistes n’auront pas envie », continue Thierry Danet. Alors en attendant, La Laiterie a mis en place une scène de concerts dématérialisée par le biais de sa page Facebook. L’artiste Medi avait ouvert le bal, le 5 mai, en mode télé-travail, le groupe local Lyre Le Temps (qui avait proposé des lives depuis un dressing pendant le confinement) poursuit l’expérience les 5 et 6 juin en jouant trois fois en 24h sur la scène de La Laiterie. Le concert sera enregistré, streamé sur Internet, 60 personnes pourront se tenir face à la scène en respectant, évidemment, les conditions sanitaires. Pour Thierry Danet, il s’agissait aussi de retrouver une certaine énergie : « Une salle inerte comme ça, c’est violent… Les gens attendaient que la maison ouvre, on n’en pouvait plus ! Nous sommes heureux de rebrancher La Laiterie, ce qui nous donnera aussi l’occasion de discuter avec les spectateurs sur place, c’est important. » La suite devrait émerger dans une poignée de jours, avec la possibilité d’engager un travail de résidence au long cours avec l’artiste du cru Rodolphe Burger. Mais pour le directeur de la crèmerie strasbourgeoise, « cette situation repose la question du projet, de la place de la culture, de la persistance, des formats, de la place des artistes… »

Dépourvu de lieu propre, l’association Hiéro Colmar, elle, innovait, dès la mi-avril, en déplaçant son festival Périphérique à la maison, selon ses propres termes. Via sa chaîne YouTube, l’association proposait divers rendez-vous avec les artistes programmés : des shows acoustiques, des playlists délirantes comme celle concoctée par Sunflowers autour de 70 obscurs groupes portugais, des dj-sets et des interviews fleuves à la cool avec les artistes. « On voulait quand même essayer de partager quelque chose », explique Franck. « Plus on avance dans le déconfinement, plus on commence à se dire que c’est foutu pour 2020 », poursuit l’administrateur de Hiéro Colmar. La structure multiplie les réunions (à distance) avec ses bénévoles pour tenter d’imaginer le pendant tout en devinant l’après. « On sent que notre métier se transforme radicalement alors qu’on œuvre à la base pour le rapprochement des gens. Mais on va continuer de proposer des choses », souligne-t-il. Quitte à se tourner davantage vers la scène locale, des formes pluridisciplinaires et, tout simplement, la création. Le Covid-19 comme accélérateur d’envies… Pourquoi pas ?


Par Cécile Becker et Fabrice Voné