Se réinventer #2 / Le Maillon

Le théâtre du Maillon pend sa crémaillère les 23 et 24 novembre. C’est un tournant dans son histoire, et pour nous l’occasion de rencontrer sa directrice, Barbara Engelhardt. Autour de notre thématique fétiche de la saison : se réinventer et après le premier épisode dédié à Pole-Sud.

Barbara Engelhardt. Photo Alexandre Schlub

Le Maillon est-il aujourd’hui à un tournant de son parcours ?
Forcément. Après 40 ans d’existence [en 2018, ndlr], que nous n’avons consciemment pas fêté, le grand tournant c’est la prise en main d’un gros bâtiment. Avec un autre potentiel au niveau de l’accueil scénique mais aussi de l’accueil de créations. Avec deux salles, on peut proposer des formes plus performatives, inviter des compagnies à travailler sur des spectacles dans la maison, même si, à budget constant, il y a des limites…

Faut-il se réinventer ?
La réinvention ne vient pas de la direction d’un théâtre, elle vient toujours des artistes, qui se réinventent en réagissant à la politique et à une situation qui change en permanence. Là où le projet du théâtre intervient, c’est dans l’ouverture à cette recherche. Il faut chercher constamment le lien avec le monde qui nous entoure, et créer les conditions de travail pour les artistes.

« C’est important de permettre aux artistes de se tromper. »

À quoi restez-vous attentifs ?
C’est important de ne pas avoir d’obligation de rendu, de permettre aussi aux artistes de se tromper. Il faire attention à ce que cette manière de travailler ne disparaisse pas.
Il faut aussi veiller à l’élargissement constant du champ de vision, pour détecter l’émergence de jeunes talents et de tendances. Pas pour être le premier, mais pour pouvoir témoigner de ces évolutions. L’attente qu’on a envers nous-mêmes, c’est être proche des interrogations du milieu artistique par rapport à une société. Le théâtre engagé n’est pas forcément politique de premier abord mais a une conscience aiguë de ce qui aujourd’hui est en train de se transformer. Pour cela, il faut rester constamment en mouvement, mener un travail de prospection assidu, faire se croiser des réseaux d’échanges et de création-coproduction.

Quelle est votre signature ? votre esprit ?
C’est de proposer des expériences au public, de l’ordre de l’intellectuel et l’émotionnel, qui provoquent un véritable échange avec les artistes. Cette saison les propositions seront plus immersives et participatives, et le public deviendra alors témoin d’un questionnement artistique.

Le nouveau théâtre du Maillon © LAN Architecture.

Vous considérez-vous comme un lieu d’expérimentation ou un repère ?
L’esprit et l’image du Maillon ont été forgés par le biais d’artistes qui allaient au-delà des conventions artistiques. Et ils ont aussi ébranlé certaines certitudes et certains repères.

Quels sont aujourd’hui vos défis ? Vos chantiers ? Pour le secteur et pour votre structure en particulier ?
Je pense que le plus important reste de nourrir le désir d’aller voir des spectacles, de trouver son propre rapport en tant que spectateur, d’initier le public à prendre en main son rapport à la culture. Le Maillon, avec la diversité des propositions, se veut un lieu qui nourrit ces rapports différents qu’on peut avoir à la culture. C’est extrêmement important d’avoir des relations individuelles avec l’artistique, et d’encourager le public dans cette voie.
L’important, c’est aussi de s’assurer que l’équipe a envie de construire le projet. Elle est souvent aux limites, mais tant que l’idéal que l’on poursuit n’est pas remis en question, on peut dégager pas mal d’énergie pour aller jusqu’au bout, et rester au service des artistes.

« Le spectacle vivant reste quand même l’art de se pencher sur la nature humaine. »

Pasionaria, La veronal, danse maillon strasbourg pole-sud
Pasionaria, spectacle de la compagnie La Veronal, au Maillon du 27 au 29 novembre (présenté avec Pole-Sud)

La routine : un mal ou un bien nécessaire ?
Pour ma part, je ne peux pas parler de routine. Certes, il y a des procédures qui structurent un fonctionnement interne et la gestion au quotidien. Mais le travail de prospection et de recherche, d’échanges avec le milieu professionnel et les artistes, l’implication concrète dans des créations, la conception de projets ou de saisons, tout cela ne connaît pas la routine !

Prenez-vous encore des claques ? La dernière fois c’était quand ?
Si ce n’était plus le cas, ça m’inquièterait… Une des dernières fois, ça a été lors d’une performance de Steven Cohen, artiste excentrique sans être narcissique, qui place au centre de son travail sa propre identité d’homme blanc, juif, queer et sud-africain.
Dans Put your heart under your feet… and walk!, il invente un rituel de deuil pour son compagnon décédé, dans une performance à la fois intime et spectaculaire, « baroque », artificielle dans un certain sens. Celle-ci mêle des gestuelles et des souvenirs très personnels aux images d’un abattoir d’une intensité macabre. Il crée une atmosphère contradictoire, aussi féérique que morbide, aussi monstrueuse que profondément humaine. C’est fascinant et inquiétant en même temps.

Qu’est-ce qui vous fait continuer ?
Je suis au début de la mise sur pied d’un projet. C’est très excitant d’emménager dans ce nouveau lieu, de le faire découvrir au public. On sait qu’on pourra y aller plus loin aussi dans les formats qui accompagnent les spectacles et les créations.
Pour moi le spectacle vivant reste quand même l’art de se pencher sur la nature humaine, dans des formats très différents, mais surtout en mettant en question nos convictions. Je passe aussi par des moments d’insatisfaction ; certains sujets sont trop à la mode, certains formats s’épuisent. Mais tant que le spectacle reste en mouvement, tant qu’il se produit des discours ou réagit à des discours, c’est pour moi un interlocuteur sur des sujets de société.

Et vous, comment vous réinventez-vous ?
Il faut parfois faire abstraction de sa mauvaise humeur, rester conscient de ces moments, de ces phases, et exiger de soi-même une vraie ouverture. Beaucoup de spectacles me déplaisent en tant que spectatrice, mais ils me posent beaucoup de questions. Il faut surtout beaucoup lire, aller au musée, avoir la vision la plus large possible, et aller vers des formes qui ne peuvent qu’étranges pour soi. En tant que spectatrice professionnelle, c’est aussi par ce biais là qu’on retrouve la passion. Il faut sortir de ce qu’on connaît.


Week-end d’inauguration du Maillon les 23 et 24 novembre
www.maillon.eu


Propos recueillis par Sylvia Dubost en septembre 2019

> Autour du même thème, voir aussi notre entretien avec Joëlle Smadja de Pole-Sud (qui fête ses 25 ans)