Stanislas Nordey & Édouard Louis,
en confrontations

Directeur du TNS, metteur en scène et comédien, Stanislas Nordey a commandé un texte à Édouard Louis. Paru en mai 2018, Qui a tué mon père, pamphlet autobiographique, est maintenant porté sur la scène du TNS. À voir du 2 au 15 mai.

Stanislas Nordey, comédien, metteur en scène français. directeur du Théâtre national de Strasbourg et Édouard Louis, écrivain, portrait à Strasbourg, 16 juin 2018 © Pascal Bastien
Stanislas Nordey, directeur du TNS, metteur en scène et comédien et Édouard Louis, écrivain, au TNS à Strasbourg, en juin 2018. Photo : Pascal Bastien

Édouard Louis, après vos deux premiers romans et Qui a tué mon père, on connaît plus que jamais votre enfance et ce qui s’y est joué. Quels sentiments gardez-vous de cette enfance-là ?
Édouard Louis : Je ne sais pas pourquoi : j’ai détesté mon enfance et, à la fois, j’en suis immensément nostalgique. Ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est ça : comment on peut être nostalgique d’une enfance détruite et détestée ? La nostalgie vient sans doute du fait que l’enfance, c’est la conscience d’un monde qui grandit. Alors que devenir adulte, c’est se rendre compte que le monde est plus petit que ce qu’on pensait ; que les mentalités, les possibilités, les êtres sont un peu plus restreints. Peut-être qu’il y a quelque chose de cet ordre-là qui me fascine ? Beaucoup de gens disent que la violence est le fil conducteur de mes trois livres, mais en fait, comme vous le dites, c’est aussi l’enfance. Peut-être qu’écrire sur cette enfance c’est une manière de la vivre a posteriori, de rattraper ce que je n’ai pas vécu. Et puis j’ai grandi avec des corps détruits par l’humiliation sociale, par l’exclusion, par la persécution sociale. On parle un peu des classes ouvrières – il y a des films, des livres –, mais le milieu que je décris dans Qui a tué mon père n’est pas un milieu totalement ouvrier. Mon père a perdu son travail à 35 ans après un accident à l’usine, donc très vite, on a changé de classe sociale, on est tombé dans ce monde que Marx appelle le Lumpenprolétariat : en-dessous du prolétariat. Un monde avec des mécanismes, manières de penser, modes de vie très différents. Il y a aussi un “classicisme”, un racisme de classe, qui consiste à aplanir les classes populaires en faisant comme si tout était la même chose. En parlant de mon enfance, j’essaye de me venger de cette invisibilisation subie par les gens que je décris dans mes livres.

Et vous, Stanislas Nordey, votre enfance ?
Stanislas Nordey : Ma capillarité avec un certain nombre de questions ou d’histoires vient aussi de mon enfance. Mais c’était une enfance différente : je suis issu d’un divorce et d’un déclassement social [Jean-Pierre Mocky et Véronique Nordey se séparent au début des années 70, ndlr]. À partir de 5 ans, ma mère faisait des ménages, enchaînait les petits boulots ; pour qu’on bouffe il fallait aller voler des patates dans les champs… C’est une chance extraordinaire pour moi d’avoir pu appartenir à deux classes sociales à l’intérieur même de mon enfance. Je n’en ai pas souffert mais j’en ai une compréhension profonde. Tout ça se double d’une autre chose qui est particulière, mais qui n’est pas rien dans mon histoire : je descends d’esclaves. Mon arrière arrière-grand-père est parti de Pointe-Noire comme esclave dans les bateaux. Cette histoire-là, je la porte ; elle m’a donné un oeil supplémentaire pour pouvoir regarder le monde. J’ai l’impression que la difficulté aujourd’hui vient du fait que les gens connaissent très peu de choses autour d’eux. On vit dans des sortes de ghettos : on parle toujours des ghettos de pauvres mais il y a aussi des ghettos de riches… Un détail biographique qui est assez marrant, c’est vraiment une coïncidence totale – ou pas, parce que les livres vous transforment aussi : Édouard m’a envoyé son bouquin le 4 ou le 5 décembre 2017 et le 24 décembre, je revoyais mon père que je n’avais pas vu depuis 33 ans et rentamais un dialogue avec lui. Il semblerait que ce soit le bon moment de monter Qui a tué mon père… il n’y a pas de hasard.

« Aujourd’hui, il y a beaucoup de manière de penser les classes populaires qui sont des manières de ne jamais penser les femmes, les genres, les sexualités et les racismes. »
Édouard Louis

Cette amitié qui est la vôtre et qui vous a poussé, Édouard, à répondre à cette proposition d’écriture de Stanislas, sur quoi est-elle fondée ?
E.L. : Quand j’ai écrit ce livre, j’ai beaucoup parlé d’une littérature de confrontation. À partir du moment où tu publies quelque chose c’est un acte public, donc tu es engagé dans le monde. Les livres ne sont plus censurés comme ont pu l’être ceux de Violette Leduc ou de Jean Genet. On est à un moment civilisationnel, où les gens qui ont le plus souvent accès à la culture ont réussi à inventer des stratégies de diversion face à ce qu’il se dit… C’est exactement ce que Geoffroy de Lagasnerie [philosophe et sociologue, grand ami d’Édouard Louis, ndlr] décrit lorsqu’on passe devant un SDF et qu’on l’ignore : à partir du moment où vous inventez cette technique de fuite, il n’y a même plus besoin de censurer… Il y a quelque temps, j’étais à une adaptation au théâtre d’Histoire de la violence [son précédent roman où Édouard Louis raconte son viol et cherche à le comprendre en le replaçant dans le contexte de domination actuel, ndlr] et quelqu’un, qui était très bourgeois me dit : “Ah mais moi ce que je trouve formidable c’est que ce n’est pas un texte sur le viol, ce n’est pas un texte sur le racisme, ce n’est pas un texte sur la violence, c’est un texte sur la possibilité d’être.” C’est quand même un texte sur le viol, sur le racisme, sur la violence sociale ! Là on voit très bien que la bourgeoisie met en place des mécanismes pour ne pas être confrontée à ce qui est en train de se passer. La littérature de confrontation empêche justement de tourner la tête, elle confronte la personne à ce qui est en train de se dire sur la violence. Et le théâtre de Stanislas est tout autant confrontationnel. Je l’admirais déjà pour ça. Il est dans la réalité du monde, de la société, des gens, des corps, des vies, des expériences. Aujourd’hui, il y a beaucoup de manière de penser les classes populaires qui sont des manières de ne jamais penser les femmes, les genres, les sexualités et les racismes. Beaucoup de gens disent encore que le discours d’un Trump ou du Front National fonctionne parce qu’on a parlé plus de l’homosexualité et du racisme que de problèmes de classes… Stanislas échappe à ça, il est plus proche de la vérité, parce que la vérité fonctionne avec cette complexité-là. Il ne pense pas une chose au prix de l’exclusion d’une autre. Dans Qui a tué mon père, quand je dis que mon père s’est exclu du système scolaire à cause de l’obligation de la masculinité ; d’être un vrai homme c’était s’exclure du système scolaire. Écouter à l’école et être bon à l’école, c’était un truc “de PD ou de filles”, alors qu’il aurait pu étudier, avoir des diplômes, un métier mieux payé et une vie plus facile. Le problème de la domination masculine devient un problème de classe.

Et cette amitié-là, comment s’est-elle traduite dans le travail de mise en scène ?
S.N. : Je suis devenu ami virtuel avec Édouard en le lisant. Histoire de la violence m’avait à ce point ravagé que j’en avais proposé une lecture, ici au TNS. C’est à ce moment-là que je l’ai rencontré.
Il y a certains livres qui font que vous reconnaissez tout et que vous ne reconnaissez rien à la fois. C’est vous et ce n’est pas vous en même temps. J’ai toujours fonctionné comme ça, avec Pasolini, Peter Handke, Falk Richter, Pascal Rambert… C’est tout d’un coup des gens qui me constituent. En tant qu’acteur, j’ai envie d’investir le corps : je rentre à l’intérieur et je deviens. C’est peut-être une particularité de l’acteur que je suis. Quand j’ai commencé à travailler dramaturgiquement le texte de Qui a tué mon père, c’est apparu naturellement : le mec qui parle, c’est Édouard Louis, donc il faut que je sois Édouard Louis. Ça ne veut pas dire que je vais me teindre les cheveux, mais ça veut dire en tout cas plonger à l’intérieur de lui et en même temps créer un hybride de ce que pourrait être un Édouard et un Stanislas. Quand j’ai demandé à Édouard d’écrire, je ne lui ai pas demandé : “Écris sur Macron, écris sur ton père” et ce texte est tombé juste. Il faut que ce qu’on dit sur les scènes de théâtre soit percussif, que ça ait du sens ; face à la situation politique, ce n’est pas possible de faire autrement.

Stanislas Nordey, comédien, metteur en scène français. directeur du Théâtre national de Strasbourg et Édouard Louis, écrivain, discussion autour du texte "Qui a tué mon père". Strasbourg, 16 juin 2018 © Pascal Bastien
Stanislas Nordey et Édouard Louis sur la terrasse du TNS en juin 2018. Photo : Pascal Bastien

Édouard Louis parle d’agresser la littérature, et dans cette vision de théâtre citoyen que vous portez, est-ce que vous avez au même titre envie d’agresser le théâtre ?
S.N. : Je pense qu’il y a beaucoup de choses épouvantables qui se font au théâtre. Le théâtre public aussi est un grand marché, malheureusement… Alors, comment lutter ? On se met en danger, constamment. Le grand truc de mes amis, alors que je mets en scène le texte d’Édouard, c’est d’avoir peur pour moi. Ils ont peur que je ne sois pas renommé à la direction du TNS [le Ministère devrait donner sa réponse quant à son renouvèlement ce printemps, ndlr]. Il ne faut pas agresser Macron… Si on commence par là, on n’a pas fini… Le théâtre à sa naissance, la tragédie, le théâtre grec c’était un théâtre qui était brûlant. Il y a eu un tournant à la fin du XIXe siècle où il devient un théâtre de chambre. Tout à l’heure Édouard parlait de la forme de théâtre qui l’intéressait chez moi, cette adresse, c’est une manière pour moi de revenir à l’essence du théâtre, qui est le saisissement. Je travaille quand même avec de l’argent public, il y a une question éthique. Alors comment est-ce qu’on peut saisir le public ? Comment on violente le spectateur pour qu’il ne soit pas dans un confort ?

« Pour moi, le théâtre doit poser du désaccord, de la discorde… Ça me fait toujours peur quand tout le monde trouve ça bien. »
Stanislas Nordey

Le saisir et le forcer à voir ce qui est ? L’emprisonner ?
S.N. : Non, je voudrais que ce geste lui permettre d’être libre. Le théâtre que je fais est un théâtre que je veux sensuel et pas consensuel. Ce qui me plaît c’est quand les gens s’engueulent à la sortie, quand ils ne sont pas d’accord avec ce qu’ils ont vu esthétiquement ou politiquement. Pour moi, le théâtre doit poser du désaccord, de la discorde… Ça me fait toujours peur quand tout le monde trouve ça bien. Dans son Manifeste pour un nouveau théâtre, Pasolini disait qu’idéalement, il n’y avait pas de décor, pas de lumière, pas de mise en scène, juste les acteurs qui disaient au public, sans applaudissement mais qu’on parle de ce qu’on vient de voir. C’est assez beau.
E.L. : C’est drôle ce que Stanislas dit sur le côté brûlant de la tragédie antique. Le prochain manuscrit que je dois rendre au Seuil pour un roman et que je suis en train d’écrire est intitulé provisoirement Retour de la tragédie. Je pensais exactement à ça : comment essayer de retrouver ce geste-là, ce geste de confrontation par la forme littéraire, théâtrale, artistique. Je crois aussi beaucoup qu’on mesure la qualité d’un écrivain ou d’un artiste par le nombre d’insultes qu’il ou qu’elle reçoit et par le nombre de discorde qu’il ou qu’elle crée. Moi je suis très content quand les gens m’insultent, quand la droite m’insulte – la droite au sens le plus large, au sens où Marguerite Duras disait “la droite, la mort” ; c’est-à-dire ce qui s’oppose à la nouveauté, à la possibilité, à la liberté et à la vérité. La lutte politique s’exprime partout et y compris à travers l’art… Il y a cette idée très belle de Pascal, le philosophe, qui dit qu’on sait la vérité sur nos vies, sur le monde et l’histoire de nos vies, et on essaye de lutter contre la vérité qu’on connaît. Il y a des gens qui ne veulent pas la voir. Pascal dit que c’est là qu’on construit le divertissement au sens large. Mais il y a des lieux de vérités pures : un corps violé, un corps détruit par l’usine, un corps humilié au moment où il se fait traiter de sale noir ou de sale arabe. Je suis dans cette recherche-là, de ces lieux de vérités pures et notamment dans Qui a tué mon père.

Parlez-vous avec Stanislas de cette honte que vous avez pu ressentir en tant que transfuge de classe ? Ce sentiment qui fait qu’on ne se sent jamais à sa place et qui peut nous faire renier une partie de notre histoire, voire notre famille ?
E.L. : On a beaucoup parlé de mon père avec Stanislas et aussi d’une autre honte. Moi, je n’ai plus vraiment honte d’être un transfuge, je ne me sens pas illégitime. Si je suis face à la bourgeoisie qui dit quelque chose de vulgaire ou de méprisant socialement, ce sont d’eux que j’ai honte ; ce sont eux que je sens plouc. Quand je suis arrivé à Paris, il y a des moments où je ne disais pas ce que mes parents faisaient, je mentais. Je disais que mes parents étaient universitaires, écrivains ou journalistes, mais ça n’a pas duré longtemps. Avec Stanislas, nous avons parlé de la honte de souffrir ressentie par quelqu’un comme mon père. Mais ce sentiment, évidemment, mon père n’en parlerait pas. Un des grands principes de la violence sociale, c’est de faire croire aux gens – comme le fait Macron – que, s’ils souffrent, c’est de leur faute. Les gens ont honte de souffrir, ont honte d’être pauvre. Quand j’ai publié Eddy Bellegueule, ma mère m’a demandé : “Pourquoi tu dis qu’on est pauvre ?”, la même phrase qui a été formulée à Didier Eribon [sociologue et philosophe, auteur de l’excellent Retour à Reims et autre grand ami d’Édouard Louis, ndlr], les mêmes mots, la même syntaxe, la même chose ; alors que nos mères avaient 40 ans d’écart… On voit que c’est une structure sociale qui s’empare d’un corps et qui fait dire quelque chose. La honte qui m’importe dans ce texte, elle est là ! C’est pour ça que c’est important que le texte soit dit par quelqu’un qui n’est pas mon père, ça aurait été artificiel… faux tout simplement. Mon père a l’impression que c’est comme une forme d’aveu de faiblesse, lui qui est si préoccupé, obsédé par sa masculinité. Il faudrait que les classes populaires n’aient plus honte. Comme il y a une raréfaction des discours en politique sur les classes populaires et même dans les discours artistiques, les gens sont enfermés dans cette honte-là…
S.N. : [Un temps] La honte, ce n’est pas central chez moi. Ma mère m’en a beaucoup protégé, elle me disait tout le temps ça : “oui bah oui on vivait dans les beaux quartiers et puis maintenant non, ce n’est pas grave, l’essentiel c’est d’être heureux”, et puis on était heureux. Je connais la petite honte, tu fais pipi dans ta culotte et t’as une tâche. L’autre honte ne m’est pas familière. Je la reconnais chez d’autres gens, je peux la voir, mais je ne la connais pas.

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Qui a tué mon père,
théâtre du 2 au 15 mai au TNS,
à Strasbourg


Par Cécile Becker 
Photos Pascal Bastien