Motoco vu de l'intérieur

Motoco a changé de statut, Anne-Sophie Tschiegg, peintre qui y a installé son studio, nous fait le récit très personnel de ce lieu habité d’envies, de personnages singuliers et de ce qu’il faut de folie.

Motoco

En décembre dernier, je cherchais un lieu où exposer dans la ville que j’avais quittée 34 ans plus tôt. Tous mes limiers m’envoyaient immanquablement vers Martine Zussy. « Elle connaît tout le monde ! » J’ai rencontré Martine-Zussy-que-tout-le-monde- connaît, je n’ai plus cherché de lieu où exposer, je venais de découvrir Motoco et ma vie a basculé. J’ai rédigé mon dossier de candidature le cœur battant, je ne me suis même pas demandé comment j’allais faire et où j’allais vivre : j’étais ferrée.

Dans mes propres pas, mon adolescence m’a pété à la gueule, j’ai retrouvé la même ardeur, les doigts dans la prise et la châtaigne électrique, le cœur qui bat, l’âge des possibles et le petit pogo dans les jambes. La ville qu’on appelait la Manchester française pour ses cent cheminées, ses miséreux insolents et plus tard ses rockeux fond-de-cave : Mulhouse ! Motoco (MOre TO COme) c’est 8500 m2 de brique chaude et mate, une ruche avec des gens qui y bossent et parfois piquent, sept actionnaires sérieux-mais-pas-que, une directrice ubiquiste, beaucoup d’amour, des torgnoles, de la force brute et surtout une Tetra chiée d’énergies et de talents rassemblés.

Des chiffres qu’on dit vite et pas tous : bâtiment 75 de la friche DMC, 135 artistes de toutes générations et disciplines (premier au Guinness book des lieux français), plus de 10 nationalités, un studio d’enregistrement, un pôle image, bientôt un studio de sérigraphie, un atelier de menuiserie, un autre de céramique, j’en passe (beaucoup) il faudrait un numéro spécial.


— Motoco en 5 dates —

2012 : création de Motoco par Mischa Schaub avec une cinquantaine d’artistes
2015 : gros travaux pour mise aux normes du RDC
2016 : liquidation de l’association Motoco
2017 : gestion transitoire par la ville de Mulhouse et recherche d’une nouvelle structure d’exploitation
2018 : Reprise privée de Motoco par la SAS Motoco&co
Septembre 2018, 133 artistes résidents, 50 événements depuis le début de l’année et plusieurs milliers de visiteurs accueillis.


 

Cette nef, c’est la réponse à tout ce que j’attendais : le besoin premier de qui cherche à la fois un abri sans être enfermé et l’indépendance sans être isolé. En sauvage pathologique, j’ai mis un mois à pouvoir sortir de ma vaste case sise au deuxième étage et six mois plus tard je n’ai pas encore vraiment osé m’aventurer au premier où se trouvent la plupart des ateliers.

Il faut dire que la Muse conspire derrière chaque pilier, la révélation poétique vous saute à la gorge mieux que sur Claudel à Notre-Dame, ça intimide. Le dimanche de Pâques vers midi, j’ai trouvé devant ma porte un boxeur plein gants, torse nu sous un manteau de fourrure, matraquant sa Ursonate sur un punching ball bombé or. Aux beaux jours, il n’est pas rare de croiser un sculpteur géorgien qui surgit en tenue d’apparat sur son ibérique pommelé puis plonge nu dans les nénuphars avant de reprendre tranquillement son travail tandis que son cheval broute le serpolet. En bas la musique sort d’instruments monumentaux qui crachent des flammes dans un tonnerre sublime.

Les habitants de Motoco. Photo : Anne-Sophie Tschiegg

C’est là la pittoresque simplicité du lieu.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, on est très loin d’un folklore de plus pour dilettantes, je n’ai jamais vu autant de gens travailleurs, obstinés à trouver leur Vérité comme on dirait dans le manuel du Savoir-Sublimer. On ne se la pète pas : on cherche. Par fois on trouve. Ou on tombe. Et on recommence. L’inouï, le pompon superlatif, c’est que tout ceci se passe dans un réel confort. Grâce à une seule personne qui joue de la machette pour virer les ronces du chemin ou vous crée cash le tutoriel : Trouve Ton Désir Et Vire Ta Ronce Toi-Même : Martine Zussy.

Faut la voir pour la croire : l’énergie qui irradie et la posture enracinée, élastique la silhouette, sourire aux oreilles – mais fleur de peau, vibratile, fragile aussi comme tous les grands bouleversés. Puis la voix que tant d’auditeurs de radio MNE attendaient le lundi matin pour le Motoco Morning, suave et caliente, du genre qui connait la vie et ne mégote pas.


Martine Zussy en 7 dates 

Martine Zussy. Photo : Anne-Sophie Tschiegg
Martine Zussy. Photo : Anne-Sophie Tschiegg

1970 : naissance le jour de la rentrée des classes à 14h
1979 : première expérience de clown au sein du cirque Achille Zavatta
1999 : première veillée dans le monde de Ponti avec deux bébés dans les bras
2008 : création du club de l’immatériel et trophée de l’observatoire national de l’immatériel de la meilleure initiative avec des TPE et PME
2010 : création du Festival Mulhouse, terre des Nouveaux Possibles ; 10.10 : sortie de la scène du premier TEDxAlsace
2013 : coup de foudre déclencheur de nouveau désir de bien commun, et bien plus encore. Jeremy Rifkin ouvre sa porte à Energies de citoyens qu’elle crée avec cinq entrepreneurs utopistes
2016 : 6 mois pour obtenir le code naf de la Quincaillerie Moderne qui ne vend ni clous ni vis. Premier job sans eau potable et dans une chaleur humaine qui fait oublier la température négative

 


La première fois que je l’ai entendue parler aux résidents je me suis dit qu’elle devait être une artiste de si bien savoir ce dont « ils » avaient besoin, ce qu’on pouvait leur proposer et ce que même-pas-en-rêve. Le lendemain j’ai pensé qu’elle devait venir du social, ou un truc du genre pour comme ça consoler, épauler, encourager, comprendre. Le soir, je l’ai vu sortir des chiffres, des tableaux excel, des rimes business plan, pognon, pas question que les artistes fassent du bénévolat, ah ça jamais, le prévisionnel sur 5 ans est explosé, on est en train de faire ce qui était prévu dans 3 ans. Et puis politique à chaque coin de ses phrases, avec mesure mais inhérents à l’air qu’elle respire : le collectif, le déontologique, l’anti chacun-pour-soi. L’intelligence. Elle touche sa bille dans tant de domaines qu’on se dit qu’elle a été inventée pour Motoco, Motoco qu’elle réinvente chaque jour.

Je me suis dit merde, c’est qui ça ? En fait c’est tout cela rassemblé.
L’écart entre le possible et le souhaitable, elle le connait ô combien mais n’en tient pas compte : ça n’est qu’en faisant qu’on ajuste. Elle vous démontre en acte que la seule énergie du désir peut rendre réel le projet le plus utopique. Elle fait définitivement partie du clan que je considère comme supérieur à tous les autres : celui des audacieux qui ne craignent pas de perdre, pour qui un échec n’est qu’un contretemps, et une réussite un signe des astres sur lequel on ne s’éternise pas, le projet suivant occupant déjà toute la place.

« Toutes les démarches démocratiques m’interrogent et aujourd’hui j’expérimente des choses ici que je ne pourrai expérimenter nulle part ailleurs sur des fonctionnements collectifs et c’est juste incroyable. »

Motoco

Ça n’est pas pour rien que la municipalité la missionne en 2016 pour voir ce qu’il se passe dans cet alambic qui prend l’eau. Elle en avait déjà vu d’autres « à part policière, je crois que j’ai tout fait », avait fait ses preuves, inventé, relevé, transcendé, multiplié.

Je descends lui poser des questions. Rez-de-chaussée. Une table et un cendrier au milieu du hall de 1200 m2, glacé en hiver, brûlant en été, la tête dans son ordinateur, le téléphone qui sonne chaque minute, chaque demi minute plutôt, des appels les plus saugrenus aux plus délicats, les gens qui débarquent, je la vois en joueuse de squash qui répond à chacun avec précision et régularité, avec la même implication attentive, drôle ou émue. Efficace (ce mot la contient toute). Que ce soit un SDF égaré, un actionnaire en tapis volant, un artiste qui sanglote qu’on lui a volé son âme, une célébrité qui vient présenter son livre, Le Prince des Laumes qui veut faire un événement (principale source de revenus pour Motoco, ce qui permet de maintenir les prix des loyers des ateliers au plus bas), des fous d’amour qui veulent s’y marier, le président du Conseil Régional, le pape ou le ministre de l’environnement, elle est là. En face. (Et quand une poubelle brûle à 3 heures du matin, c’est qui qu’on appelle ?)

« J’ai eu la chance d’être payée pendant un an par la collectivité pour tout sentir, tout éprouver, j’ai pu prendre mon temps pour comprendre. J’y ai mis tout ce que je pouvais, j’y passais mes week-end et patiemment j’ai appris. J’ai repris un chantier, je fais un bout de chemin de cette histoire, et tout à coup aujourd’hui j’ai l’impression qu’il y a du sens qui s’impose individuellement et collectivement y compris hors Motoco, j’ai amorcé quelque chose, il faut que je le stabilise, que je l’ancre. Et si c’est ancré quelqu’un d’autre le reprendra et ça s’enrichira d’autres choses. Je suis une travailleuse de l’ombre. Contrairement aux artistes, moi j’ai besoin de cadre, s’il n’existe pas je le crée pour le pousser tout le temps [geste natatoire avec les bras, l’espace s’élargit, on VOIT plus grand], chaque fois c’est ça. Je suis quelqu’un d’hyper analytique, je fonctionne en cases mais j’adore récupérer des chaos. »

Là elle est servie.

« D’abord Motoco réunit des univers qui me sont familiers : le business, l’art et le politique. Dans les deux premiers il y a des fonctionnements que j’abomine et d’autres que j’adore. Quant au politique c’est un monde que je critique beaucoup mais qui m’importe fondamentalement. Là je suis à la connexion de tout ça et c’est merveilleux. Et puis nous sommes une mini société. Ce qu’on est en train de monter, pour moi c’est presque duplicable à l’échelle d’une ville. Toutes les démarches démocratiques m’interrogent et aujourd’hui j’expérimente des choses ici que je ne pourrai expérimenter nulle part ailleurs sur des fonctionnements collectifs et c’est juste incroyable. Dans le fondement même de cette nouvelle donne [le passage à la gestion privée, ndlr], il y a une forme de dictature qui est annoncée, posée, alors qu’une démocratie a été revendiquée, on y a travaillé pendant des mois, on a essayé et à un moment je dis non, ça ne marche pas. Alors à partir du moment où je prends le rôle du décisionnaire, du porteur du portefeuille et du responsable du portefeuille et que je dis voilà : c’est comme ça et pas autrement et bien finalement, on parvient à quelque chose de très contributeur. Dans les faits, c’est hyper démocratique mais d’un point de vue juridique et organisationnel ça ne l’est pas. Et ça pour moi, c’est juste incroyable, c’est la force de l’humain ! Quand tu arrives à toucher l’humain et bien le juridique tout le monde s’en branle, aujourd’hui on a dépassé ça, enfin on tend vers ça et pour moi c’est un truc extraordinaire. Et qui fait modèle. Ça n’est pas encore stable pour l’instant et pourtant magiquement : ça tient. Et avec le sourire. Au final c’est un fonctionnement presque familial. Financièrement je suis dans une transparence totale ce qui a permis de mettre en veilleuse la défiance face à un système d’exploitation comme le nôtre. Le risque c’est que ça s’arrête, ça changera la vie de 130 artistes point barre oui mais si on réussit ce que ça génère c’est co-los-sal ! Tu vois la capacité de l’envol ? L’essentiel pour moi c’est l’engagement et la préoccupation humaine. »

Elle s’enthousiasme des succès de chacun, donne la becquée, gronde, applaudit, elle a un t-shirt « Chuis pas ta mère » et un tablier « C’est kiki commande ? » Capitaine versus Mamma, pragmatique ascendant visionnaire, elle endosse et donne donne donne. Tous, artistes, actionnaires, clients et prestataires compris, quand nous la voyons tracer sans se soucier des beignes, ça a forcément valeur d’exemple et ça oblige. Il faut nous surpasser. Je pense à Anne Dufourmantelle : risquer LA vie plutôt que risquer sa vie, se laisser déborder par la passion, s’ouvrir à l’inouï de l’événement qui s’offre. Son génie à faire advenir les choses a l’impact d’un changement d’altitude : on respire à plein poumons et les ailes s’ouvrent. Alors forcément ça finit par se savoir puisqu’un projet mené à bien est un projet dont on parle et dans le cas particulier, c’est chaque fois hyperbolique.

Motoco

Ça arrive de partout, les files d’attente s’étirent à toutes les portes, chacun veut « en être », peu importe où, juste baigner un instant dans cet incubateur à possibles qui vous oblige à rassembler toute votre intelligence pour renouer avec l’indien que vous vouliez être à 14 ans et en faire votre vie. « Je sais que nous sommes un moteur, même si on est roots et que de temps en temps on a l’air de gitans, quand on a des investisseurs qui viennent en costards douze pièces sur le site et qu’ils se posent la question de quelques millions, quand ils rentrent dans Motoco ils ont les yeux qui papillonnent, c’est presque ça le test d’entrée : t’as pas les papillons dans les yeux, t’as rien compris. »

« Mon premier rêve et c’est pour ça que je me bats avant tout c’est que l’activité artistique puisse continuer à bénéficier de conditions plus que favorables, je voudrais que Motoco soit un incubateur, un passage vertueux d’où les artistes ressortent grandis. »

La suite ? « Pour moi à terme on est sur un écosystème qui propulse des artistes, ils viennent dans cet espace qui permet le partage et la découverte d’autres visions, ils montent trois marches et ils partent. Mon premier rêve et c’est pour ça que je me bats avant tout c’est que l’activité artistique puisse continuer à bénéficier de conditions plus que favorables, je voudrais que Motoco soit un incubateur, un passage vertueux d’où les artistes ressortent grandis. La partie commerciale malgré tout est au-delà de l’équilibre financier de Motoco, elle me semble avoir un intérêt pour certains artistes, pas tous. Il y en a qui flirtent avec la scénographie, l’animation, le petit produit et ces déclinaisons peuvent apporter une valeur financière et une valeur d’expérience à des artistes… mais la gestion doit leur être épargnée sinon ils perdent ce qu’ils sont. Là il y a presque un rôle d’éditeur à jouer, pas financier, au-delà. La richesse des gens qui arrivent fait qu’on se réoriente en permanence, d’autres choses que j’ignore vont se générer, c’est ça la force du projet. J’aimerais que cette créativité, cette presque ambiance familiale que nous avons maintenant à 150, nous puissions l’avoir à 600, 700 personnes à l’échelle du site [l’ensemble de la friche fait plus de 100 000 m2, des projets divers y verront le jour, ndlr]. La chance c’est que ce patrimoine historique conditionne déjà ceux qui sont tentés d’y développer des activités. J’espère que ce quartier DMC vivra le jour, la nuit. J’aime ne pas avoir de vision, j’aime me dire que ce sont les gens qui viendront qui inventeront la suite de l’histoire. Il faut aussi être vigilant à la puissance de ce lieu qui t’absorbe, c’est comme un refuge, il faut toujours s’obliger à garder une ouverture vers l’extérieur, il m’est arrivé de ne pas en sortir pendant plusieurs jours à dormir sur les canapés. Mais il faut ouvrir, l’air doit y circuler. »

Il est tard, quelques résidents descendent, tourbillonnent, on parle technique, sérigraphie, des idées s’échangent, on rit, on débat, on s’apprend, ça vrille sur l’épilation intégrale, le vitalisme chez Bergson et le rêve d’être majorette. Quelqu’un réapparaît en costume improvisé, lancer de bâton impeccable, tu seras majorette mon fils. Et tous s’y mettent. Avec le seul vrai sérieux qui soit : celui des enfants de moins de sept ans. On fait des recherches, l’origine de la plume et de la botte blanche, on se dit qu’on ferait bien une petite formation du type Grumman F14 section d’assaut en majorette-attitude, on connait une ancienne championne majorette, on s’interroge sur la fermeture du body pour les garçons, c’est sûr on va le faire. Et on mènera à bien cinquante autres projets sérieux ou loufoques sans perdre de vue chacun son travail personnel qui occupe tout le terrain.

Ce soir il n’y a pas d’événement, le hall est vide, on est heureux, le rire de collégienne de Martine traverse l’espace.
La vie est belle.


Aidez motoco et ses 140 artistes et artisans d’art à garder de l’allant et à poursuivre la création en participant à la campagne de crowdfunding : www.kisskissbankbank.com/fr/projects/motoco


Par Anne-Sophie Tschiegg
Photos : Anne-Sophie Tschiegg
(Texte initialement paru dans le magazine Novo, n°51)